On nous écrit de Pontoise :
 

« Notre arrondissement n’est plus habitable. Les satyres l’infestent.

Aucune personne appartenant au beau sexe n’ose se hasarder dans la campagne. Les femmes de quarante ans elles-mêmes sont exposées aux plus grands dangers.

Des personnages velus se glissent derrière les branches et les poursuivent de leurs gaudrioles. Quelques-uns de ces mauvais sujets poussent l’audace, lorsque la femme est jolie, jusqu’à vouloir l’embrasser.

La gendarmerie a fait une battue et elle a ramené une vingtaine d’individus aux pieds de chèvre, à la barbe de bouc et au front cornu. On leur a demandé quelle était leur profession ; ils ont répondu : « Satyres. »

On les a déposés provisoirement au violon en attendant que la justice se prononce sur leur sort. »

Voilà où nous a conduits l’éducation païenne. Si on n’écoute pas les conseils de l’abbé Gaume, nous tomberons bientôt dans l’abîme de la mythologie.
 

Villers-le-Bel, 26 mai.

 

Hier, pendant l’orage, des oiseaux de la plus horrible espèce sont venus s’abattre sur les ormes de la grand-place en poussant des cris épouvantables.

Le garde-champêtre a réussi à abattre un de ces oiseaux d’un coup de fusil.

Ce monstre avait un visage de femme, un corps de vautour et des oreilles d’ours. Ses ailes ressemblaient à celles d’une chauve-souris, et ses pieds et ses mains étaient armés de griffes.

Un membre de l’Académie des sciences, dont la propriété est aux portes de Villers-le-Bel, a reconnu dans cet oiseau une harpie adulte. Comme elle n’était que blessée, le savant voulait l’apprivoiser, mais il a été obligé de l’empailler. Elle infectait tout ce qu’elle touchait, selon l’habitude des harpies.

Ce symptôme du retour au paganisme, prédit par l’abbé Gaume, fera-t-il enfin ouvrir les yeux aux incrédules ?
 

On nous écrit de Marseille :
 

« Un pêcheur qui vient de débarquer sur les quais a pris dans un filet trois poissons qui ont le buste d’une femme et le corps d’un thon.

Ces poissons, logés dans le fond du bateau, faisaient entendre un trio d’une harmonie enchanteresse. Au premier abord, on a reconnu que ces poissons étaient des sirènes. On prétend que le golfe de Marseille en est plein.

Je me hâte de vous transmettre cette nouvelle qui prouve combien il faut que Neptune compte sur le paganisme des générations modernes, puisqu’il ose de nouveau donner la clé des mers aux sirènes.

On a signalé une bande de tritons du côté du château d’If. Les uns jouaient de la conque marine, tandis que d’autres chantaient des couplets contre l’abbé Gaume. »
 

Nantua, 24 mai.

 

« Une femme de notre ville vient d’accoucher d’un enfant moitié homme et moitié cheval.

À peine venu au monde, cet enfant s’est mis à caracoler dans la chambre, puis il est parti pour les montagnes où il passe son temps à herboriser.

Il n’est pas douteux que cet enfant soit un centaure. Le père passait pour aimer passionnément la tragédie, et la mère, ancienne danseuse, avait joué les déesses en province sous la Restauration. Voilà à quoi peut conduire la fréquentation des auteurs païens. Quel argument ce jeune centaure ne fournit-il pas à l’opinion de l’abbé Gaume ! »
 

On mande du Gévaudan :
 

« La province est désolée par un monstre qui dévore les hommes, les femmes, les gendarmes, les vieillards, les enfants, les officiers de louveterie, les gardes-champêtres et les troupeaux.

Quelques personnes prétendaient que c’était l’ancienne bête du Gévaudan qui revenait, mais d’autres personnes dignes de foi ont vu le nouveau monstre et prétendent qu’il est composé de la tête du lion, du corps d’une chèvre, de la queue d’un dragon. Ces personnes ajoutent qu’il vomit feu et flamme.

Ce signalement, on ne saurait le nier, est celui d’une chimère. Dans une époque où, comme dit l’abbé Gaume, le paganisme coule à pleins bords, quoi d’étonnant de voir reparaître les chimères ! On me signalerait la présence d’une hydre dans la forêt de Sénart que cela ne m’étonnerait nullement. Il faut s’attendre à tout. »
 

Les nouvelles que nous recevons des autres localités ne sont guère moins alarmantes.

Dans le Gard, une chienne a mis bas un chien à trois têtes qui ne veut manger absolument que des gâteaux de miel.

Dans le Limousin, les nymphes poussent l’effronterie jusqu’à venir danser le soir au clair de lune sur les pelouses municipales.

Un promeneur inoffensif s’étant égaré dans les bois de Meudon, est rentré chez lui changé en cerf. Son épagneul a voulu le dévorer.

Nous n’en finirions pas si nous voulions enregistrer les preuves qui nous arrivent chaque jour à l’appui des conséquences désastreuses d’une éducation qui nous ramène aux satyres, aux harpies, aux centaures, aux sirènes et aux hommes changés en cerf.
 
 

 

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(Taxile Delord, in Le Charivari, vingt-et-unième année, n° 181, mardi 29 juin 1852)

 
 
 

 

Cet article du Charivari est une charge contre l’abbé Jean-Joseph Gaume, vicaire général de Nevers, qui, dans son essai Le Ver rongeur des sociétés modernes, ou le Paganisme dans l’éducation (Paris : Gaume frères, 1851), imputait les maux de la société moderne à la réintroduction des auteurs païens dans les collèges catholiques à la Renaissance :
 

« Rendre l’enseignement chrétien, voilà le dernier mot de la lutte ; voilà ce qu’il faut entreprendre, ce qu’il faut réaliser à tout prix. Cela veut dire avant tout :

Il faut substituer le christianisme au paganisme dans l’éducation.

Il faut renouer la chaîne de l’enseignement catholique, manifestement, sacrilègement, malheureusement rompue dans toute l’Europe, il y a quatre siècles.

Il faut replacer auprès du berceau des générations naissantes la source pure de la vérité, au lieu des citernes impures de l’erreur ; le spiritualisme, au lieu du sensualisme ; l’ordre, au lieu du désordre ; la vie, au lieu de la mort.

Il faut informer de nouveau du principe catholique les sciences, les lettres, les arts, les mœurs, les institutions, afin de les guérir des maladies honteuses qui les dévorent, et de les soustraire au dur esclavage sous lequel ils gémissent.

Il faut ainsi sauver la société, si elle peut encore être sauvée, ou du moins empêcher que toute chair ne périsse dans le cataclysme effroyable qui nous menace. » (Avant-propos du Ver rongeur)