Depuis plus de trente ans, le docteur Melle passait les trois quarts de sa vie dans son laboratoire, au milieu des cornues, des éprouvettes, et là, il se livrait à une étrange cuisine dont il ne se montrait jamais satisfait. Son esprit était tellement occupé par ce mystérieux travail, qu’il en avait oublié de se marier. Sa vieille bonne, Anna, insistait en vain pour qu’il prît un peu de repos. Dès l’aube levée, il courait à son laboratoire, et n’en sortait que l’estomac criant de faim.

Le docteur Melle épuisait peu à peu sa fortune. Il se réduisait sur tout, mangeait chichement, portait des vêtements élimés, pisseux, reprisés, ce dont il n’avait cure. Car le docteur Melle ne se souciait pas d’élégance ; avec sa tête de faune, ses yeux malins, ses joues mal rasées, ses ongles douteux, on eût dit un petit brocanteur juif enfoui dans la poussière de sa boutique…

Un jour, la porte du laboratoire s’ouvrit brusquement. Le docteur Melle se précipita dans la cuisine, saisit Anna dans ses bras et l’embrassa violemment. Elle le repoussa, convaincue que son maître était devenu fou. Les mains du docteur Melle tremblaient convulsivement, et sa bouche se tordait en tic nerveux, horrible à voir. Au comble de l’émotion, il bégayait :

« Ça y est… ça y est, Anna… elle est trouvée… la fameuse découverte du docteur Melle… elle est trouvée enfin… À moi la gloire !… la gloire pour la découverte du docteur Melle… »

Et, après avoir longuement écrit, raturé, ajouté, effacé, le docteur Melle fit une communication à l’Académie des sciences sur sa fameuse découverte. Voici de quoi il s’agissait : le docteur Melle avait remarqué l’extrême embarras, le chagrin, les tracas que causait une mort imprévue et, pour parer à cet état de choses, il avait imaginé de trouver le moyen de connaître la longévité de chaque individu. Pendant trente ans, il s’était acharné à cette besogne effrayante, surhumaine, irréalisable, semblait-il. Il ne voulut en parler à personne, devinant qu’on l’enfermerait dans un asile d’aliénés si on l’entendait tenir de tels propos… et, maintenant, il tenait la solution du problème ; il avait composé un liquide qui, mêlé à une faible quantité de sang, se solidifiait en petits caillots. Autant il y avait de caillots, autant l’individu avait d’années à vivre. Depuis des années, la formule en était trouvée, et le docteur Melle avait expérimenté sa découverte sur des animaux ; chaque fois, l’expérience avait réussi pleinement. La dernière, éblouissante d’exactitude, ne laissait plus aucun doute sur la valeur de la découverte du docteur Melle. Il était vraiment trop légitime que le brave homme se livrât à une joie délirante.

La communication à l’Académie stupéfia les assistants. Ils furent tout d’abord incrédules, traitèrent le docteur Melle d’imposteur, de mauvais plaisant, de dément. Mais celui-ci riposta si bien, montra de telles preuves que sa conviction lui gagna beaucoup de partisans…

Dans les journaux, l’extraordinaire nouvelle se répandit. Ce fut la question du jour, celle dont on parle n’importe où, à n’importe quelle heure. Les tirages supplémentaires des gazettes montèrent à des chiffres fabuleux. En première page, s’étalait le portrait du docteur Melle, celui qui avait su violer le secret de la vie. Des groupes fiévreux se formaient dans les rues, lisant les dernières nouvelles, donnant gravement leur avis.

La population se partagea en deux : les mellistes et les mellophobes. Il y eut des discussions, des batailles même. La politique, la littérature, le théâtre, tout fut dédaigné au profit de l’élixir du docteur Melle. On doutait encore beaucoup, les croyants étaient en forte minorité, lorsque survint l’événement extraordinaire, ahurissant, qui ne pouvait laisser aucun doute subsister plus longtemps.

Un ministre, célèbre de par le monde, sceptique lui-même, offrit, pour confondre le docteur Melle, de se prêter à l’expérience. On lui fit une saignée, et, devant une foule recueillie, le docteur Melle en personne, très pâle dans sa redingote verdie, effectua le mélange ; il y eut un cri formidable d’ironie, de colère, fait de mille voix ; des huées couvrirent le savant de honte ; des exaltés lui montrèrent le poing. Aucun caillot n’était résulté du mélange.

Le docteur Melle, les larmes aux yeux, la tête entre ses mains, à demi tué par ce coup inattendu, assistait, effondré, à la ruine de ses plus chères espérances. De loin, le ministre, fier d’avoir démasqué l’imposture de ce charlatan, lui souriait ironiquement. Il n’y eut pas une voix qui manquât, le soir même, de flétrir la mauvaise plaisanterie de cet ignorant, qui se prétendait maître de la nature…

Et, le lendemain matin, ce fut, soudain, la nouvelle affolante, qui épouvanta les esprits les plus forts. Dans la nuit, le ministre était mort d’une rupture d’anévrisme… Ainsi, cette découverte dont on avait tant ri, que l’on avait bafouée, ridiculisée dans les music-halls, dans les cabarets, cette découverte était réelle ; un homme avait vraiment trouvé le secret de la vie…

Des affiches multicolores et gigantesques couvrirent les murs de la ville, annonçant que le docteur Melle recevait tous les jours, et acceptait de vendre à ses pratiques le secret de leur destinée. On vit des gens courir vers la demeure du docteur, où ils se joignirent à l’immensité de la foule qui attendait déjà.

La maison du docteur Melle n’étant pas assez grande, on reçut les clients dans tous les hôpitaux, sans arrêt, le jour et la nuit. La police organisa des services spéciaux pour maintenir l’ordre. En quelques heures, le docteur Melle devint millionnaire ; il n’en continua pas moins à porter sa redingote moisie. On le porta en triomphe, on l’acclama. Il fut assailli de journalistes, de correspondants de journaux étrangers. Par la télégraphie, la nouvelle se sut dans le monde entier.

Et, de partout, de l’Amérique et des Indes, de la Terre de Feu et de la Suède, du Japon et de l’Espagne, les hommes vinrent en foule, grappes humaines suspendues aux trains, entassés sur les paquebots, avides de connaître leur destinée, trop pressés pour attendre que la formule se sût dans leur pays.

Comme il y avait trop de monde, les gens couchèrent dans les rues où ils se trouvaient, et la foule fut si dense que les voitures ne purent plus circuler ; on dut réduire la consommation, les denrées devenant trop rares par suite de l’affluence extraordinaire de monde.

Et, de tous les coins du monde, les hommes continuaient d’arriver. Ceux qui sortaient des hôpitaux, et qui « savaient, » bafouaient ceux qui attendaient encore, criant de toutes leurs forces : « J’ai encore quarante ans à vivre ! Vive la joie ! Vive le docteur Melle ! »

Mais, d’autres, entrés jeunes et droits, sortaient courbés comme des vieillards. Dans leurs yeux épouvantés se lisait l’horreur de la mort, qui devait les abattre dans quelques années ou quelques mois. Et ceux-là, avec des sanglots, se jetaient au cou des êtres aimés, et se plaignaient de leur sort avec des bégaiements d’enfant. Il y en eut d’autres qui, frappés d’abord de voir le peu d’années qui leur restait à vivre, se précipitèrent avec furie sur les lieux de plaisir. Là, ils se livrèrent à des excès innombrables, assoiffés de vie, voulant tout connaître, tout voir avant de mourir.

Il y eut des mères en larmes, qui serrèrent désespérément leurs enfants, qu’une mort précoce devait leur ravir. Des ennemis se reprochèrent l’un l’autre leur trop grande longévité, et se battirent pour s’entretuer.

Puis tout ce monde souffrit atrocement de privations. La nourriture manquait pour une population centuplée… Des scènes atroces se passèrent dans les familles : « J’ai de longues années à vivre encore, moi… donne-moi ta part de pain… Qu’est-ce que ça peut te faire de mourir un an plus tôt ? »

La population se divisa en clans : ceux qui se roulaient dans le plaisir, dans les débauches ; ceux qui pouvaient encore espérer, et ceux qui ne pensaient qu’à leur mort. Ceux-là étaient les plus nombreux. Il y en avait qui pleuraient sans cesse, criant à travers leurs sanglots : « Je ne veux pas mourir !… Je ne veux pas mourir ! » puis, désespérés de tant souffrir, ils se suicidèrent. En pleine rue, on vit des exaltés sortir un revolver de leur poche et se faire sauter la tête ; d’autres coururent se jeter à l’eau pour ne plus vivre sous cette hantise.

C’est alors que tous ces malheureux, mourant de faim, d’effroi, comprirent quelle calamité avait été pour eux la triste découverte du docteur Melle. En foule, ils se rendirent chez lui. Il y vivait tranquille, heureux et retiré, n’ayant point expérimenté sur lui sa propre découverte. Il fut soudain entouré de forcenés qui le fêtaient encore la veille, et qui, la face hâve, les yeux démesurés, le saisirent et le massacrèrent à coups de poing, de bâton, à coups de couteau. Puis ils brisèrent tout chez lui, et, soudain, d’un même élan, chacun s’arrêta ; quelqu’un avait trouvé la formule du fameux élixir. Celui qui la tenait entre ses doigts était un grand jeune homme, aux tics atroces, et qui vivait ses dernières heures dans un cauchemar d’épouvante. Il éleva le papier, du bout des doigts, comme quelque répugnant objet, puis, sans hésiter, le jeta dans la cheminée. Avec des rires atroces, des cous tendus, des regards sinistres et satisfaits, tous regardèrent flamber ce qui avait causé leur malheur…

Il y eut une terrible famine, suivie d’une épidémie qui enleva même ceux auxquels on avait prédit une immense longévité…

Lorsque, après des mois, tout fut rentré dans l’ordre, que les étrangers eurent regagné leur patrie, les survivants du cataclysme se sentirent comme délivrés de l’obsession qui pesait sur eux ; ils oublièrent peu à peu le drame qui s’était passé et reprirent goût à la vie…

Et ils enseignèrent à leurs enfants que le secret du bonheur est de ne point connaître la destinée.

Ceci est la morale de l’histoire…
 
 

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(O. Pannetier, « Les Contes de l’Ère nouvelle, » in L’Ère nouvelle, organe de l’entente des gauches, cinquième année, n° 2128, lundi 1er octobre 1923 ; illustration de Jacques-Armand Cardon)