Le récit qu’on va lire est extrait du carnet de route d’un des premiers voyageurs qui se soient risqués au centre de l’Australie.

— Belle journée, quoique journée aussi brûlante que les précédentes. Il ne faut décidément pas chercher dans ce pays curieux autre chose que des arbres à feuilles qui ne sont pas des feuilles, mais plutôt des lames de fer-blanc. Tout est mystère et piège dans cette région. Témoin, l’aventure qui nous est arrivée cet après-midi, et à laquelle ne croiront peut-être pas tous ceux sous les yeux de qui la relation tombera. Nous chevauchions, Helbow, Jack, notre fidèle nègre et moi, quand de jolis petits écureuils apparurent au-dessus de nos têtes. Ils gambadaient ni plus ni moins que les écureuils que j’avais pu voir bien des fois dans les pignadas de la Gironde. Mais ceux-ci, au lieu d’être fauves ou gris cendré, étaient bleuâtres avec des raies rouges ou jaunes sur le dos. Rayée également leur queue en panache.

« Il faut en descendre au moins un pour le faire figurer dans notre collection, » dit Helbow.

Et, tandis que nous arrêtions nos chevaux, il ajustait un superbe et gracieux écureuil qui se balançait à l’extrémité d’une maîtresse branche.

« Pourquoi master choisit plus difficile touchir ? » demanda Jack.

Helbow ne répondit pas. Il venait de presser la détente de son arme. Le coup partit, faisant fuir dans toutes les directions les écureuils qui, l’instant d’auparavant, se livraient à leurs gambades aériennes. Celui qui avait été pris pour cible, cependant, ne fila point comme les autres. Il avait été atteint mortellement, si l’on en jugeait par la façon dont il abandonna la branche pour se laisser tomber ainsi qu’une pierre.

C’est ici que se place un incident qui sort du banal. Deux incidents, devrais-je dire.

L’écureuil n’atteignit pas le sol. À mi-hauteur de ce dernier et de l’endroit où le tronc de l’arbre sous lequel nous étions se séparait en plusieurs branches, la victime d’Helbow rencontra une large feuille assez semblable à celle d’une chicorée, mais cent fois plus grande. Cette feuille s’enroula autour du corps de l’écureuil, et le fit disparaître ! C’était tellement inattendu que nous éclatâmes de rire. Je poussai mon cheval jusqu’au pied de l’arbre et étendis la main pour ployer la feuille carnivore. Dans le mouvement que je fis, je frôlai une seconde feuille qui me happa aussitôt la main et l’immobilisa malgré les efforts que je faisais pour me dégager.

Mes compagnons redoublaient de gaieté. Cependant, l’étreinte de cette feuille diabolique devenait de seconde en seconde plus forte. J’éprouvai bientôt des picotements qui rappelaient ceux qu’on ressent lorsqu’on vous a posé un sinapisme. Ces picotements devinrent brûlure, puis douleur intolérable.

« Coupez la feuille, je vous en prie ! » dis-je.

Jack tira son grand couteau de chasse et s’exécuta, non sans peine, car la feuille était d’une belle épaisseur.

Tandis qu’il s’employait à cette besogne et que la feuille, desserrant ses mâchoires, si je puis ainsi m’exprimer, me laissait voir ma main tuméfiée, meurtrie, quelque chose de lourd tomba sur la croupe du cheval d’Helbow. Je n’y pris pas trop garde, occupé que j’étais de ma main, mais Jack s’écria :

« Une plaque d’écorce !… »

Au même moment, la monture qui venait de subir ce choc, en apparence inoffensif, se cabra en hennissant comme elle ne le faisait jamais ; puis elle partit au galop, manquant de désarçonner Helbow qui poussa un cri de surprise.

Du coup, j’oubliai ma blessure, qui d’ailleurs n’était pas très grave, et je m’étonnai de la peur soudaine du cheval de notre compagnon. Jusqu’à présent, il avait été d’humeur égale et sûre. Il s’effrayait peu.

Le cheval donnait des signes de violentes douleurs.

« C’est la chaleur qui a fini par lui tendre les nerfs, dis-je à Jack ; mais Helbow va le calmer.

– No, moussi ! fit le nègre. Voyir li couri toujours plus vite ! »

Le domestique avait raison. Le cheval, loin de ralentir son allure, redoublait plutôt de vitesse. Et, bien qu’il se trouvât déjà à plus de cent mètres de nous et que la brise ne portât point favorablement, nous entendions les hennissements de la bête, auxquels se mêlaient les « doucement ! doucement donc ! » de notre ami.

« Li touché ! li blessé ! li avoi mal ! dit Jack. Nous galopir aussi. »

Ce fut la curiosité, autant que le devoir de porter secours à Helbow, qui nous poussa en avant. Nos chevaux, dès qu’ils sentirent l’éperon, partirent sur les traces du cavalier et de sa monture, qui filaient très loin maintenant devant nous et n’avaient pas l’air de vouloir s’arrêter.

« Li avoir bien mal, pour sûr ! Moi tirer sur li ! fit Jack en se tournant vers moi à demi, comme pour me demander conseil.

– Garde-t’en bien ! dis-je. Même si ta balle atteignait le cheval d’Helbow, tu ne rendrais pas service à ce dernier ; à la vitesse à laquelle il va, il serait violemment désarçonné et pourrait se casser les reins. »

Pendant près d’un quart d’heure, ce fut, dans la plaine que nous avions rencontrée au sortir du bois, une course haletante. Enfin, le cheval d’Helbow, à bout de souffle, commença d’aller moins vite. Son maître en profita pour exécuter une voltige savante et retomber sur ses pieds. Comme il n’avait pas lâché la bride de sa bête, celle-ci ne put que ruer sur place et tirer sur la longe. Elle donnait des signes de violente douleur, ce qui nous paraissait toujours inexplicable.

Nous arrivâmes bientôt auprès du groupe. Jack n’eut pas plus tôt enveloppé le cheval d’Helbow d’un regard qu’il s’exclama :

« L’écorce ! Voyez donc l’écorce qui est encore sur la croupe du pauvre animal !

– Mais ce n’est pas de l’écorce, m’écriai-je à mon tour. Du sang coule !… Non ! ce n’est pas de l’écorce ! c’est un animal !… »

Jack, à ces mots, reprit le couteau qui lui avait servi à me délivrer. Il s’approcha du cheval et, d’un coup vigoureux, il planta la lame d’acier en pleine « écorce, » comme il disait. Cela fit un bruit mat. La chose inconnue qui s’était attachée au cheval, et qui l’avait tant fait souffrir, tomba à terre. Nous éprouvâmes un insurmontable dégoût en constatant que nous avions affaire à un être vivant d’une espèce inconnue, une sorte de pieuvre terrestre qui n’avait ni tête, ni queue, ni tentacules, ni yeux. Elle se présentait sous la forme d’une masse de quatre-vingts centimètres de long, de trente de large, de dix d’épaisseur. Le dos, s’il est permis de donner ce nom à la partie supérieure de cet animal hideux, était rugueux et brunâtre, ce qui expliquait notre erreur première. Quant au ventre, c’est-à-dire la partie opposée au dos, il était pourvu d’une trentaine de suçoirs encore gorgés de sang. En examinant de plus près ce monstre redoutable, nous vîmes qu’il avait deux longs cheveux (je ne puis désigner autrement les antennes très fines qui traînaient à terre). Et nous devinâmes que c’était au moyen de ces organes que la pieuvre terrestre sentait et palpait sa proie avant de se laisser tomber dessus.

Maintenant, lorsque nous verrons des écureuils rayés sur un arbre, nous ne les tirerons qu’après nous être assurés qu’il n’y a dans le voisinage ni plante carnivore, ni animal à suçoirs, ni mystère, ni piège, comme l’Australie du centre paraît en contenir à foison.
 
 

 

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(Anonyme, « Les Grandes Aventures, » in L’Intrépide, aventures, sports, voyages, onzième année, n° 503, dimanche 11 avril 1920)