La maison que je louai, Glenevor Street, dans un lointain quartier de Londres, n’avait rien de particulier, sinon que, tournant le dos à la rue, elle s’ouvrait sur la ruelle par une grille rouillée et que ses fenêtres, sans autre vue que des murs et des jours morts de lucarnes grillées, plongeaient sur un jardinet fiévreux, plein d’herbes folles et d’épines, et creusé au centre d’un puits noir.
Non, c’était un de ces cottages de poupée, uniformes avec leur antichambre minuscule, leur escalier protégé de linoléum, leur drawing-room orné de photographies de famille, une salle à manger quelconque, deux chambres au premier et une salle de bains ; le garni de troisième classe, banal et suffisamment propre. Le confort anglais y disposait l’eau et le gaz, des cheminées où le coke brûlait rouge, des assiettes larges comme des plats.
La propriétaire, aidée de sa nièce, faisait le service. C’étaient des créatures jaunes à longues dents, tout à fait amorphes. À dix heures du soir, elles éteignaient le gaz de la cuisine ; j’entendais derrière elles se refermer la porte dans un grincement de clef, puis crier la grille qui claquait. J’étais seul.
Seul, non absolument. William, mon chien, un colley à palatine fauve, avec son long museau, ses beaux yeux pensifs, le rire confiant de sa mâchoire ouverte, Will, mon ami, était là. Bien que les motifs de ma présence à Londres ne dussent se lier en rien aux circonstances qui vont suivre, je conviens que de graves soucis, des pertes à la Bourse jointes à des trahisons d’amitiés, me prédisposaient à la solitude et à la méditation. Une obscure analogie entre ce logis silencieux et la retraite que je jugeais favorable à mon esprit avait, sans doute à mon insu, déterminé mon choix pour cette demeure murée à l’extérieur, sans découvert sur la vie, n’ayant pour jardin triste qu’un fouillis de ronces et de chardons bleus, cerclant ce puits funéraire.
Sujet à des insomnies, je ne me couchais point que je n’eusse promené ma lassitude nerveuse d’une pièce à l’autre, vérifiant par habitude si les issues étaient closes, commençant ma ronde par le sous-sol pour la finir au grenier, avant de me retirer dans ma chambre et, étendu dans mon lit, d’écouter sonner les heures et d’attendre l’aube. Je ne fermais les yeux que lorsqu’une lueur grise traversait le store de mes vitres sans volets. Que de fois ai-je envié Will qui, couché à mes pieds, le museau sur les pattes, dormait d’un sommeil sans rêves !
Être seul, être délivré de l’obsession du visage humain, ne plus souffrir de l’hostilité des êtres et des choses, fuir tout contact, ne plus entendre un son de voix déplaisant, un bruit de pas antipathique, était devenu pour moi un besoin impérieux, angoissant, à raison même des circonstances pénibles auxquelles j’ai fait allusion. Le jour, qui me forçait à voir mes pareils, me pesait. J’appelais la nuit comme une délivrance ; elle me rendait à moi-même.
Si seulement j’avais pu dormir…
Dès l’enfance, mon impressionnabilité, peut-être excessive, me rendait douloureuses non seulement certaines présences, mais la vue d’objet inertes. Je prenais en grippe une couleur, une forme ; des regards m’étaient odieux, certaines intonations me crispaient comme la sensation d’un ongle retourné. Dans les rondes quotidiennes et nocturnes que je faisais dans la petite maison de Glenevor entrait pour beaucoup, je ne le cache pas, la nécessité de me mettre en harmonie avec tout ce qui m’entourait, d’établir une communion pacifique entre l’intimité particulière à ce « home » et moi. Je voulais, à force de l’explorer, d’en sonder tous les recoins, haussant ma lampe pour éclairer tel vieux bibelot venu des Indes, tel portrait de famille, tel miroir, connaître si bien chaque chose qu’elle me devînt familière, qu’elle fît partie de mon atmosphère de songerie, que rien d’insolite ne pût surprendre et froisser la fragilité maladive de mes nerfs.
Des semaines se passèrent ainsi, sans heurt, sans bruit, où je m’identifiai si bien à la silencieuse demeure que je cessai d’y être étranger ; le rythme du balancier de l’horloge, dans l’antichambre, répondait aux battements de mon cœur ; j’eusse habité depuis cinquante ans ces pièces, que les meubles, les ustensiles, les encoignures sombres et la poussière massée sur les tables et les glaces n’eussent pas lié avec moi une plus complète et plus mystérieuse entente.
Ma sécurité était donc entière lorsqu’une nuit, ma lampe en main et suivi de Will qui, de son museau, me caressait les jambes, en poussant la porte de ma chambre, j’éprouvai la résistance molle et élastique qu’eût opposée quelqu’un, derrière le battant. J’en reçus une impression si vive et si inattendue que ma chair s’horripila ; je savais trop que personne n’avait pu pénétrer ici, et effectivement une recherche sommaire, pouls battant, pupilles dilatées, derrière l’armoire, les rideaux et sous le lit, me convainquit qu’il n’existait ni voleur ni intrus.
Mais alors, pourquoi, dans l’air stagnant, la flamme de la lampe vacilla-t-elle comme au passage furtif et léger d’un souffle ou d’une présence ? Je ne rêvais point, je n’étais pas dupe d’une hallucination. Quelqu’un était là. Un frôlement m’effleura l’épaule. Puis je subis l’attraction, à l’autre bout de la chambre, d’un regard invisible. Je ne le voyais pas, mais je le ressentais irrésistiblement. L’obsession cessa ; j’eus tout à coup conscience qu’il n’y avait plus personne dans la pièce.
Je regardai Will ; étendu au pied du lit, à sa place accoutumée, il me regardait d’un air de sérénité, surpris de ne pas me voir, avec des gestes habituels et immuables, procéder à ma toilette et de ce que je restais ainsi debout, immobile. Son calme me rassura. Puisque son flair subtil, cet instinct merveilleux qui fait des bêtes les voyants des choses inconnues, ne l’avertissait pas, c’est qu’il ne se produisait rien d’anormal. La présence, d’ailleurs, avait disparu.
Mais sa révélation, quoique inoffensive, avait été si brusque, j’en gardais une secousse si vibrante dans tout l’être que, résolu à en avoir le cœur net, je rouvris la porte de ma chambre, un peu brusquement peut-être. Nulle main d’ombre ne la retint, mais il y avait là, oui, un choc intérieur et le prolongement de ma surprise m’en assurèrent, une présence aux aguets, celle d’un être surpris en flagrant délit de curiosité et qui disparaît au plus vite.
Je m’élançai dans l’escalier, Will à mes talons. Ma lampe éclaira les marches, l’antichambre où battait le balancier de l’horloge. Une ou deux fois, ma main, lancée en avant, saisit le vent d’une fuite, le sillage d’air troublé par un être : était-ce un être ? ou un esprit : était-ce un esprit ? qui m’échappait. La porte qui donnait sur le jardin m’arrêta. Le temps de tourner la clef, de tirer le verrou, et de l’attirer à moi. Elle résista. Un effort impalpable, un fluide et souverain effort la maintenait de toute la longueur d’un bras qui cède, pouce à pouce. Will, si averti d’habitude, Will qui ne pouvait entendre un bruit insolite sans aboyer, se taisait, inquiet pourtant, dressé contre la porte entrebâillée.
Tout à coup, il poussa un aboiement strident, un aboiement que je ne lui avais jamais entendu proférer jusqu’à cette heure. La porte, libre maintenant, découvrait le seuil et le jardin de ténèbres. Nous bondîmes vers le puits : là, c’était là… Au fond, l’eau eut un frémissement ; la bouche d’ombre nous souffla au visage une haleine de vase. Les chardons de la margelle égratignaient mes mains. Le silence était extraordinaire, le ciel noir comme un four. Le poil dressé, Will haletait. Et, penché sur le puits décevant où la présence invisible s’était anéantie, je me demandai si j’aurais le courage de rentrer, avant le jour, dans la maison.
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(Paul et Victor Margueritte, in L’Écho de Paris, journal littéraire et politique du matin, dix-septième année, n° 5731, samedi 3 février 1900 ; illustration de Virgil Finlay, 1953)