I

 

« Ah ! les cochons ! » s’écria l’homme.

Il rentrait chez soi, très vite, sous la neige qui tombait, et, à sa porte même, une mendiante s’abritait qui tenait en ses bras, dans un fouillis malpropre de guenilles, un enfant très petit. Elle était si hâve, flétrie et vieillote, les membres grêles, et si pitoyable en toute l’habitude de son corps ployant sous le faix, qu’il restait arrêté, stupide, avec la navrante tristesse que donnent les choses que l’on ne peut comprendre.

Il avait trente ans ; il était riche ; il ne savait de l’amour que les couches parfumées, les chairs servies dans des dentelles ; et cette mendiante devenue mère lui jetait l’instinctive révolte d’un sacrilège, d’une profanation ; la profanation de l’amour, du sacrifice sublime accompli en un temple vil, sur un autel indigne.

Mais l’enfant surtout l’empoignait ; et, regardant la mendiante furieusement :

« Cela devrait être défendu, s’écria-t-il, de sortir des enfants par des temps pareils ! Vous allez le faire crever !

– Oh ! non, dit-elle timidement ; il est bien couvert. »

Machinalement, pour expliquer, de ses doigts maigres elle entrouvrit les guenilles, et le petit apparut. Il semblait dormir, paisible et poignant en sa pose abandonnée ; puis il ouvrit les yeux, des yeux pâles très doux qui gardaient d’inapaisables effarements, avaient du regard de certaines bêtes le particulier navrement des êtres qui ne comprennent pas pourquoi ils souffrent. Mais, tout à coup, sa petite figure se congestionna, et une toux sèche éclata, secouant tout son petit corps affreusement.

Alors, ému, torturé d’une pitié poignante, l’homme ouvrit sa porte.

« Entrez ! dit-il à la mendiante ; vous le réchaufferez. »

Elle hésitait, levant sur lui des yeux de chien battu ; mais il répéta violemment :

« Entrez donc ! »

Et elle entra.
 

II

 

La mendiante avait posé le petit près du feu, sur des coussins avancés. Tout de suite, il fixa ses yeux sur la flamme ; et il ne bougea plus, le regard seulement allumé d’un éclair, en son visage morne où flottait l’indéniable tristesse de quelque nostalgie lointaine et insaisissable. Mais bientôt, il s’agita, commença à crier, renversé parmi les coussins, les mains chercheuses. Et l’homme comprit : dans l’air glacé du dehors, sous la neige qui tombait, depuis des heures peut-être, la mère n’avait pu lui donner le sein.

« Faites-le téter, » dit-il en haussant les épaules.

Elle prit l’enfant qui se tut, collé au sein, immobile, avec seulement un appel goulu et continu des lèvres.

Dans la pièce très riche, la mendiante mettait, parmi les meubles, la tache de ses haillons fumants, et l’homme, continuant à remuer des colères, la couvait de son regard noir. Il essayait de comprendre, imaginant les rages exaspérées des humbles, les appétits farouches de la vie moderne, le « panem et circences » de la plèbe romaine tourné au « panem et feminas » des foules contemporaines. Mais sa pensée toujours se cabrait devant l’enfant.

Cet enfant lui apparaissait comme un crime. Il évoquait le souvenir des lointaines misères, des temps de la messe noire, sur la lande, par la nuit lugubre des campagnes. Là, du moins, pour que la misère pût finir, faute, un jour, de misérables, de rituelles et brutales aspersions, glaçant les flancs, rendaient infécondes les serves du sabbat. Mais ceux-là ! les mendiants d’aujourd’hui, semblables à des brutes, ils faisaient des petits, comme exprès, par plaisir, à pleine ventrée. Ils s’en fichaient pas mal, les cochons !

Sa colère montait, lui jetait un mépris furieux de la femme, elle surtout, qui, dépourvue de l’instinct même des bêtes, allait au mâle, femelle aux flancs voraces, inconsciente et sans souci des maternités.

« Salope ! salope ! »
 

III

 

La mendiante baissait la tête. Il se tut, honteux tout à coup de sa violence, regrettant sa brutalité.

Dans la tiédeur, dans le bien-être de la chambre close où son corps aussi se réchauffait, son esprit s’apaisait, s’ouvrait à des philosophies. De quel droit, en somme, retirer à ces malheureux la seule joie qui les rendît pour un moment les égaux des autres hommes ? exiger d’eux, les dépourvus de tout, l’héroïque sacrifice de l’abstinence ou les malpropretés des tricheries bourgeoises ? Qui savait si les spectacles mêmes de la rue, les femmes très belles passant, impudentes et dédaigneuses, parmi les ruts envieux des foules ; les femmes aussi, dont les mains jettent des sous aux mendiants accroupis, ne les poussaient pas, – faisant éclore peut-être, en leurs vagues cerveaux, des rêves de viols de vierges blanches, – plus ardemment encore que l’instinct de nature, à la fureur bestiale qui ne choisit pas sa proie et qui prend, et dans laquelle tout disparaît, le passé, l’avenir, et s’abîme le souci confus, lointain, improbable, des maternités ?

Et encore, qui savait si la hideur de leurs accouplements existait pour eux ?

Lui-même n’avait-il pas vu, aux carrefours des quartiers pauvres, de loqueteuses prostituées quêter des soldats ivres, plus hâves, plus flétries que n’était cette mendiante, et si vieilles, parfois, qu’il n’y avait pas, sans doute, entre le moment où elles cessaient de tendre leurs lèvres et le moment où elles commençaient de tendre la main, l’intervalle d’une journée ?

Peu à peu, l’esprit de l’homme, s’efforçant, allait à l’évocation des luxures basses, des accouplements sordides en les taudis, puis tandis que, lentement, il s’abaissait à la compréhension de la femelle, à l’intuition du mal fatal, irrémédiable, ses yeux se reportèrent sur la mendiante étique dont les jupes, pissant l’eau de toutes leurs franges, mettaient leur salissure par les tapis. Il concentra son regard, l’étudiant, la voulant pénétrer, cherchant en elle une féminité explicative des choses. Et tout à coup sa physionomie se modifia, s’adoucit, sous l’envahissement d’une surprise, une surprise lente, graduelle, qui persista.

Maintenant, en effet, la chaleur épandant un bien-être sur le visage terne de la mendiante, avait animé ses yeux. Les traits, contractés et bleuis par le froid, s’étaient détendus, et, dans les clartés roses du foyer, il semblait que, comme d’un masque de misère collé à sa face, une figure nouvelle, la figure vraie, tout à l’heure invisible, de la mendiante, transparût ; une figure jeune, très jeune, non laide même, dans l’estompement du jour qui baissait, effaçait la précoce vieillissure des hâles.

« Quel âge avez-vous donc ? demanda-t-il enfin.

– Vingt ans ! » répondit la mendiante.

Il eut un haut-le-corps. Le silence retomba.

Machinalement, avec un vague sourire triste, la mendiante s’était prise à lisser ses cheveux dans ses doigts maigres ; par un geste qu’aidait une ondulation souple du col, elle ramenait derrière l’oreille une mèche égarée.

Il resta béant : de ce geste, de ce sourire triste, une femme se dégageait, surgissait, imprévue, lui jetant une gêne subite, aiguë, indéfinissable. Par moment, du sein, montait un bruit de lèvres.
 

IV

 

Le jour baissait. De plus en plus, le visage de la mendiante s’éclairait de lueurs roses qui doraient des cheveux en haut de ses tempes. L’homme se leva, inquiet, marcha par la pièce. Il regrettait son mouvement irréfléchi de pitié. Sans bien savoir pourquoi, cette femme le gênait tout à coup : il eût voulu qu’elle fût partie, qu’elle fût très loin déjà, sans qu’on l’ait vue. Il avait une honte, une peur vague d’être surpris, comme en une action mauvaise.

Alors, peu à peu, cette action mauvaise se précisa. Invinciblement, ses yeux se portèrent vers le bruit qui montait de la bouche de l’enfant ; et une sensation d’angoisse lui sécha le gosier brusquement. Émergé du fouillis malpropre, le sein éclatait, avait des blancheurs imprévues ; à demi découverte, sa rondeur élastique éveillait en ce coup de surprise une curiosité des choses cachées. Sous toute la guenille, maintenant, parmi le mal tentant des dessous, c’était une vision de blancheurs nouvelles, prolongeant le sein, et, de cela, la femme achevait d’émerger, presque attirante, insolente presque d’inconsciente provocation.

Il détourna la tête ; il essaya de ressaisir ses pensées de tout à l’heure, évoqua l’horreur, l’ignominie des choses. Mais il se sentit plus angoissé encore. Au contraire, maintenant, le masque de misère de la femme, sous lequel flambait sa jeunesse, prenait l’apparence de la flétrissure des vieilles noces incrustées en la chair, quelque chose de l’étiolement des précoces débauches ; et, en l’homme, une appétence indécise, poignante, presque douloureuse, grandissait. Son regard oblique, qui s’aiguisait, revenait toujours vers le sein nu, s’égarait, fouillait les plis de la jupe, déshabillait la femme. Et une passion de la souillure même lui venait, lui coupant le souffle, mettant un tremblement à ses lèvres sèches. C’était un appassionnement croissant de choses inavouables, où il se débattait, sous la morsure aiguë des tentations. Et, éveillée maintenant, de plus en plus montait en lui la fureur de connaître cette femme, de savoir, parmi ses guenilles, la maigreur de ses flancs.

Il se révolta, ouvrit la bouche pour chasser cette femme. Mais l’enfant cessait de téter. Afin de se rajuster, la mère le reposait parmi les coussins. Alors, comme le sein blanc, laissant un radieux éclair, disparaissait, l’homme renversa la mendiante qui s’effara. Et, dans la boue de ses haillons, il la viola.
 
 

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(Jean Reibrach, « La Vie brutale, XIII, » in L’Écho de Paris, journal littéraire et politique du matin, sixième année, n° 1849, samedi 1er juin 1889 ; repris dans La Lanterne, supplément littéraire, n° 351, jeudi 23 janvier 1890 ; puis dans Fin de Siècle, journal littéraire illustré, onzième année, n° 1130, dimanche 29 décembre 1901. Hugues Merle, « Une Mendiante » et « L’Abandonnée, » huiles sur toile, 1861 et 1872)