À Pine-Ridge, centre indien dans le Dakota méridional, aux États-Unis, j’ai été le témoin, quelques années avant la guerre, d’une affaire assez singulière. Elle semble la contre-partie de l’aventure de cet Anglais du Canada, éleveur de castors, devenu auteur célèbre et qui, ayant passé jusqu’à sa mort pour un métis de Peau-Rouge, a récemment défrayé la chronique en Angleterre, en Amérique, et même en France. Mais mon héros était, lui, de bonne foi.
Un soir de pluie après dîner, le professeur K…, un anthropologue de l’université de Bonn, en mission dans l’Ouest, s’était attardé à converser dans la chambre que j’occupais chez le « postmaster » de la réserve des Sioux, car Pine-Ridge – localité devenue depuis une superintendance – avait déjà cependant son bureau de poste.
Vers le milieu de la soirée survint mon logeur qui lui remit une lettre datée de Clay-Creek, à plusieurs milles au nord.
« Connaissez-vous celui qui a signé cela ? demanda le savant au fonctionnaire, aussitôt qu’il eut pris connaissance de la missive.
– Je le connais. M. Laurens, peintre et dessinateur, est dans le pays depuis quelque temps. Il est venu ici muni de recommandations d’hommes politiques. Il s’intéresse d’une façon particulière aux Indiens. Il prétend qu’il a dû vivre comme Peau-Rouge dans une existence antérieure. Au fait, il en a un peu le physique. Je n’ai pas encore pu démêler s’il s’agit d’un humoriste ou d’un loufoque.
– Il me demande un rendez-vous, dit le professeur. Je ne serais pas fâché du tout de le voir, car son cas paraît curieux. »
Il traça quelques lignes sur son block-notes, mit le feuillet sous enveloppe et confia le tout au « postmaster. »
M. K… me proposa d’assister à son entrevue avec cet original. La curiosité me poussa à accepter et, le lendemain après-midi, je me dirigeai vers les bâtiments de l’agence. Dans une dépendance, l’administrateur de la réserve avait réservé à l’anthropologue une sorte de laboratoire où, plusieurs fois, j’avais été le témoin de ses manipulations, notamment lorsqu’il enduisait de plâtre les visages de métis et, plus rarement, d’Indiens bénévoles dont les masques tourmentés figurent peut-être encore aujourd’hui sous les vitrines du musée ethnologique de Bonn.
Je trouvai M. K… déjà en compagnie du visiteur auquel il me présenta comme son assistant. M. W. Julius Laurens était un homme d’une quarantaine d’années environ et de belle stature. Je fus frappé par son regard noir, pénétrant et vif, qui me rappelait celui de beaucoup d’Indiens. Son hôte le priant de poursuivre ses explications, M. Laurens reprit la parole.
« Je disais à M. le professeur que je suis fort anxieux en ce qui concerne mon origine. J’ai longtemps cru que j’étais né à Winona, dans l’Iowa. Du moins, c’est ce qu’affirmaient ceux qui m’ont élevé. Car, en somme, je les ai peu connus, ayant été mis de très bonne heure dans un collège. Puis mes parents – car, jusqu’à nouvel ordre, je les appelle ainsi – ont péri dans une catastrophe de chemin de fer. J’ai dû quitter le collège à seize ans et gagner ma vie. Ayant une forte propension pour les arts, et en particulier le dessin, j’ai commencé par faire des « cartoons » pour vivre. J’en plaçais dans des journaux et publications de New York. En même temps, je suivais des cours afin de me perfectionner. Dès le collège, il m’était arrivé d’avoir des visions bizarres : il me semblait que j’assistais à de brefs combats dans lesquels les Indiens tenaient un grand rôle ; je me trouvais moi-même parmi eux ; parfois, j’avais comme le souvenir d’une loge en peau intérieurement ornée de peintures, d’un homme au visage coloré, d’une femme qui me peignait les cheveux et de beaucoup de chiens avec lesquels je jouais. Ces visions revêtirent une grande précision durant mon adolescence, quand j’eus vu des Peaux-Rouges dans des exhibitions. Ils me furent tout de suite aussi familiers que si j’avais réellement vécu avec eux dans une vie antérieure. »
M. Laurens, soudain songeur, fit une légère pause. Il allait reprendre le fil de son discours, quand le professeur K… l’interrompit :
« Voulez-vous me permettre ? » fit-il, en lui prenant une main.
En même temps, il lui repoussait la manche jusqu’au tiers de l’avant-bras.
« La proéminence accentuée de la tête du cubitus, l’extrême délicatesse de l’attache et d’une partie de votre avant-bras sont choses peu communes chez les Blancs, prononça-t-il après un court examen. Je n’insisterai pas sur votre teint d’un brun assez chaud, car cela ne prouve pas grand-chose à mon avis : les nourrissons indiens sont presque aussi clairs de peau que les nôtres et le hâle est pour beaucoup dans la couleur des adultes. En ce qui concerne vos cheveux qui sont noirs, en effet, et dénués de toute tendance à la frisure, il me faudrait en examiner la section au microscope. Nous verrons cela. Pour l’instant, je note aussi que l’os de vos pommettes, sans être très accentué, est sensible ; votre arête nasale ne présente pas de courbature aquiline comme chez un bon nombre d’indigènes nord-américains, mais est en prolongation de l’inclinaison frontale, ce qui n’est pas rare non plus chez eux. Serait-il indiscret de vous demander de vous examiner le torse ? Les anthropologues sont terriblement curieux, » s’excusa en riant le professeur.
C’était, du point de vue scientifique et même artistique, un torse intéressant que celui de M. W. J. Laurens ; un torse brun d’homme solide aux muscles longs, où les épaules droites comme celles que l’on voit aux statues égyptiennes attirèrent d’abord l’attention du savant. Mais, quand il passa à l’examen du dos, il eut un cri :
« Ah ! la voilà, la signature de votre race. »
Du doigt, il désignait juste au-dessus de la ceinture du pantalon, entre la colonne vertébrale et les dernières côtes, une sorte de meurtrissure brune et diluée.
« Le signe mongolique ! Il s’en faut que tous les Indiens le portent, mais ceux chez qui il existe ne peuvent contester leur origine. Maintenant, cher monsieur, vous pouvez vous rhabiller. L’affaire est jugée. »
Dans les jours qui suivirent, nous reparlâmes beaucoup, M. K… et moi, de cette découverte. Cependant, le principal intéressé demeurait perplexe. Il regagna Winona, où il était censé avoir vu le jour, pour se livrer à une enquête dont je connus le résultat juste avant mon départ. Il rapporta au savant allemand qu’il avait très probablement été recueilli vers l’âge de trois ans par quelque officier américain, après un combat entre les troupes et les Indiens. Par la suite, dans des circonstances mal établies, il était devenu le fils adoptif des Laurens. Peut-être, par une sorte de pudibonderie assez anglo-saxonne, le couple jugeait-il préférable de dissimuler l’origine de l’enfant, si même il la connaissait exactement. Aujourd’hui, étant marié, M. Laurens avait cru devoir mener avec discrétion son enquête personnelle. Il craignait que sa femme, américaine cent pour cent, s’offusquât qu’il fût de sang indien. D’autant plus que le ménage avait une fille de seize ans, ce qui était de nature à compliquer les choses.
« Je garde donc mon secret, nous confia M. Laurent, et je me contenterai de passer aux yeux de mon épouse pour un original en raison de l’intérêt, pour elle incompréhensible, que je porte aux Peaux-Rouges. Sur ce point, ma fille semble – et pour cause, quoique inconsciemment – partager mon goût. Si elle savait la vérité, sans doute estimerait-elle, comme moi, préférable d’avoir dans les veines du sang du premier et du véritable Américain que celui de quelque pauvre hère émigré, il y a soixante ans peut-être, de l’Europe centrale. »
Quatre années plus tard, dans une salle parisienne où l’on donnait un « Western, » un nom me frappa sur le tableau de distribution des rôles : Judith Laurens. À travers le film mouvementé et tragique, je suivis, avec un intérêt passionné, la sincérité et la fougue de l’héroïne indienne. Par instants, l’espace d’un éclair, je croyais saisir, sublimée dans la lumière noire de ses prunelles, une expression qui m’avait frappé, jadis, chez le visiteur du professeur K… Me fût-il resté un doute à cet égard, le seul jeu de cette interprète m’aurait averti : si remarquables que parussent ses moyens d’artiste, ils étaient dominés de haut par le pathétique de son appel à l’orgueil de la race qu’elle rendait authentiquement vivante sur l’écran.
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(Joseph-Émile Poirier, « Les Contes d’Excelsior, » in Excelsior, vingt-neuvième année, n° 10007, mardi 10 mai 1938 ; illustration de Newell Convers Wyeth pour The Deerslayer [Le Tueur de Daims] de James Fenimore Cooper, New York and London : Charles Scribner’s Sons, 1927)
J’aime beaucoup cette nouvelle, tout en espérant en savoir plus sur Judith Laurens.