L’homme entra dans l’estaminet en titubant, et le vent s’engouffra à sa suite, comme un de ces chiens mouillés qu’on chasse, à coups de bottes, sous la table.

À la vue de ce nouveau client, la vieille Naïk fronça les sourcils sous sa coiffe de travers, tandis que l’homme se rapprochait du comptoir dont il serra le rebord entre ses doigts tatoués de bagues bleues.

« Une bolée ! »

La voix était pâteuse ; le débit, hésitant. Et la vieille secoua la tête :

« Je ne peux pas vous servir.

– Pourquoi ?

– Vous avez assez bu. Allez-vous-en ! »

L’homme protesta avec indignation :

« Où c’est-y que vous avez vu ça ?… Tenez ! Visez un peu si un homme qu’aurait trop bu pourrait faire ce que je fais ! »

Lâchant son point d’appui, il avait levé et replié sa jambe droite, et il s’efforçait à s’accouder sur sa cuisse, la joue contre sa main à plat.

« Et alors ? Qu’est-ce que ça prouve ? » demanda la vieille.

L’indignation déséquilibra son interlocuteur, qui n’eut que le temps de se raccrocher au comptoir pour ne pas tomber.

« Ça prouve que je peux encore tenir la boisson, tout comme un autre ! Allez ! Servez-moi une bolée. Et qu’on n’en parle plus ! »

Le visage de cet homme m’intéressait, avec les longues rides verticales et ses yeux comme deux gouttes d’eau verte dans son cuir jaune.

Je fis un signe à la patronne.

« Apportez-nous du rhum. C’est ma tournée. »

Nous parlâmes. L’inconnu appartenait à l’équipage d’un chalutier qui faisait la pêche sur les côtes de Mauritanie. Il rentrait de sa campagne avec de gros billets dans sa ceinture et une nostalgie étrange au fond de ses prunelles.

« Vous devez être content de vous retrouver à terre ? Quand le vent souffle comme ce soir, le plancher des vaches a du bon. »

Mais il secoua la tête.

« Ne croyez pas cela, monsieur. Vent ou pas vent, pour moi, c’est du pareil au même. Tout m’est indifférent, depuis que… »

Il s’interrompit, les narines pincées, les paupières ardentes.

« Depuis que… quoi ? »

Il hésita durant quelques secondes. Puis, brusquement :

« Oh ! Après tout, je puis bien vous raconter cette histoire. Une fois le dos tourné, nous ne nous reverrons jamais… Cela s’est passé au mois de janvier dernier, sur un haut fond, à vingt milles du cap Juby. Nous avions turbiné comme des forçats, et nous en avions tous notre claque, aussi bien ceux qui veillaient au chalut que ceux qui ouvraient le poisson et l’empilaient dans la glacière… Moi, j’avais mon service au treuil. Un dur boulot, je vous prie de le croire ! Et comme la pêche n’avait guère rendu, cette semaine-là, on n’avait même pas l’espoir du gain pour vous redonner du cœur au ventre… N’empêche qu’au coup de sifflet du patron, tout le monde s’est mis à la manœuvre et, quand le filet ruisselant est ressorti de l’eau, nous avons vu… Non ! Je ne veux pas vous raconter ce que nous avons vu ! Vous vous ficheriez de moi et, comme je n’aime pas qu’on me charrie, on finirait par se bagarrer, ce qui serait dommage !

– Allez-y ! conseillai-je au pêcheur… Je vous promets de ne rien dire.

– Eh bien, voilà !… continua l’homme. Le premier qui a aperçu la grosse pièce que le chalut avait ramassé s’est écrié : « Un béluga ! » et tous les autres ont poussé un juron, parce que le béluga, ça détruit les filets, mais ça n’est pas une nourriture pour des chrétiens, tiens donc !… Et il en menait un train, ce damné marsouin ! Il donnait des coups de queue terribles pour essayer de se dégager. Il se démenait à faire craquer tout le bastringue. On l’entendait plus encore qu’on ne le voyait, car la nuit était à peu près tombée pendant qu’on relevait le chalut, et c’était une nuit de vent, mais sans lune et sans étoiles… Moi, ça ne me gênait guère. Je suis comme les chats : j’y vois la nuit aussi bien que le jour… Je ne sais pas quelle curiosité m’a poussé. J’ai tourné la tête et, à l’instant que le filet émergeait, j’ai vu… »

L’homme s’interrompit à nouveau et je poussai la bouteille de rhum dans sa direction.

« Vous avez vu ?

– Ce n’était pas un béluga qui se débattait dans la poche…

– Qu’était-ce donc ?

– Un monstre qui avait une queue verdâtre de poisson et le haut du corps d’une femme… Non ! Ne rigolez pas ! Je ne suis pas saoul et je sais ce que je dis. Je vivrais cent ans que j’aurais toujours devant les yeux ce visage convulsé, avec le trou de la bouche muette et les yeux – des yeux verts, comme les miens – qui se tournaient vers moi et qui me suppliaient.

– Qu’avez-vous fait ?

– Ce que vous auriez fait à ma place : j’ai lâché le levier ; les filins se sont déroulés et le monstre s’est dégagé, d’un formidable coup de queue, parmi les jurons des camarades… Vous pensez si le patron m’a aubadé ! J’ai été privé de vin pour toute la semaine. Mais le pis, voyez-vous, monsieur, c’est que, depuis ce moment-là, je ne pense plus qu’à cette créature ; il me semble toujours que j’ai son visage devant les yeux et je donnerais tout ce que je possède pour la revoir, ne fût-ce qu’une minute ! »

L’homme se tut et je jetai un billet sur le comptoir souillé d’éclaboussures.

Mon compagnon se dirigea alors vers la porte en trébuchant et nous ressortîmes de l’estaminet, à la suite l’un de l’autre.
 

*

 

Toutes les artères de cette ville convergeaient vers le port. Nous nous laissâmes entraîner par la pente de la ruelle et nous atteignîmes le premier bassin, où les bateaux de plaisance se balançaient parmi des paillons de lune.

Nous marchions sans un mot, en traînant les pieds, avec le goût du rhum sur la langue. Un temps inappréciable s’écoula. Et, soudain, mon compagnon poussa un hurlement :

« Je la vois ! Je la vois ! »

Un yacht noir, rehaussé d’or, se profilait dans le bassin et la lune éclairait la figure dressée à sa proue.

« C’est elle ! »

La clarté indécise caressait le visage de bois aux yeux glauques, la double saillie de la poitrine dessous la retombée des tresses parallèles, l’enroulement écailleux de la queue.

« Je savais bien qu’un jour je la retrouverais ! »

Et, sans qu’il me fût possible de le retenir, mon compagnon plongea et disparut parmi les vagues courtes qui berçaient la sirène à la proue du yacht noir.
 
 

 

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(Albert-Jean, « Un Conte de l’Aurore, » in L’Aurore, quatrième année, n° 168, samedi 3 mars 1945. C. R. Jones, « The Passing of the Oddysseus and the Fate of the Sirens, » huile sur toile, 2015 ; James Clarke Hook, « Catching a Mermaid, » huile sur toile, 1883)