Nous donnons sous ce titre une fantaisie d’une originalité piquante, due à la plume du jeune collaborateur dont nous avons déjà publié avec succès une petite nouvelle intitulée : Le Propriétaire de l’Obélisque.
–––––
« Quels beaux blés !
– De fait, mister Hardinge, la récolte promet d’être magnifique… L’humanité n’est pas près de manquer de pain… Quelle terre nourricière que la terre américaine !… »
Ces trois phrases furent prononcées à intervalles égaux et d’un ton froidement sentencieux par un sévère personnage ressemblant beaucoup à un ministre méthodiste.
« C’est que ses nourrissons la tètent bien ! dit en riant un Kentuckyen de six pieds de haut.
– Et non seulement elle nourrit ses propres enfants, reprit le premier interlocuteur interpellé sous le nom de mister Hardinge ; mais elle répand encore ses produits dans toutes les parties du monde. Justement, cette année-ci, l’exportation sera plus abondante et plus fructueuse que les autres années.
– Bah ! pourquoi ?
– Parce que l’année a été pluvieuse et la récolte mauvaise dans presque toute l’Europe. Grâce au libre-échange, nos blés vont approvisionner tous les marchés du vieux monde, et surtout la France.
– Oui, c’est le libre-échange qui fait vivre l’Amérique.
– Et qui empêche les autres pays de mourir de faim.
– Pourtant, on prétend que le libre-échange a beaucoup d’adversaires en France, remarqua un gros industriel de Boston.
– Peuh ! fit mister Hardinge en avançant dédaigneusement les lèvres ; le ministre est libre-échangiste de profession, et les membres du Conseil supérieur de l’agriculture, du commerce et de l’industrie tous libres-échangistes.
– Oh ! alors, nous allons leur en exporter, des bestiaux et du blé, sans préjudice de nos autres produits.
– All right ! »
Cette conversation avait lieu entre Yankees commodément installés dans le confortable wagon spécial d’un train lancé à toute vitesse sur les interminables rubans de fer du Pacific railroad de New York à San-Francisco. Par les portières, dont la chaude température de l’été obligeait de laisser les vitres baissées, on apercevait, des deux côtés de la voie, les immenses plaines ondulées et blondes de froment de l’État d’Iowa. La rare bise, qui soufflait par intervalles, y soulevait des vagues d’épis qui venaient mourir jusque sur les rails et se briser contre les marchepieds des wagons. Le grand Kentuckyen disait à ce propos, en accompagnant de gros rires ses grosses plaisanteries, que ce voyage lui faisait l’effet d’une véritable navigation en terre ferme, qu’il redoutait une tempête, et ressentait les premières atteinte du mal de… terre.
Un seul voyageur n’avait pas pris part à la conversation. Sa tête était aussi « américaine » que celles de ses compagnons, mais l’ensemble de ses manières contrastait tellement avec les habitudes de la vie réelle, que tous autres que des Yankees en eussent été frappés, et l’eussent pris pour un « vivant de contrebande, » échappé d’un conte fantastique d’Edgard Poë. [sic]
Ses petits yeux ronds, profondément enfoncés sous l’arcade sourcilière, brillaient comme des charbons ardents, derrière des lunettes bleues. Le visage était d’une maigreur extrême, et le front, dépouillé de cheveux, avait des teintes d’un blanc si mat qu’il ne différait du crâne desséché d’un squelette que par les contractions nerveuses qui le plissaient constamment. Les membres, ainsi que le reste du corps, participaient à cette agitation fébrile, et des habits d’une coupe bizarre contribuaient à rendre encore plus extraordinaire celui qui en était vêtu. Impossible d’assigner un âge quelconque à ce singulier citoyen des États-Unis ou de deviner à quelle classe de la société il appartenait. Assis, ou plutôt « recoquillé » dans un coin du wagon, il semblait prêter une grande attention aux propos qui s’échangeaient autour de lui, et de temps en temps un ricanement silencieux convulsait ses lèvres et secouait sa poitrine. Pourtant, aucun des voyageurs ne paraissait s’être aperçu de sa présence.
Mais soudain, la conversation s’interrompit et les regards étonnés de ceux qui y prenaient part, après avoir erré autour du wagon, se fixèrent sur le muet personnage, qui venait enfin de rompre le silence. Quelle voix ! Elle retentissait dans le wagon avec des résonances étranges, qui se détachaient nettement au milieu des grondements des roues sur les rails. Passant brusquement d’une octave à l’autre, elle vibrait parfois avec des sonorités métalliques qui donnaient le frisson, ou se creusait et devenait caverneuse comme celle d’un ventriloque. Alors, elle paraissait venir de tous les côtés à la fois, et même de l’extérieur du compartiment. Aussi ce ne fut qu’au bout d’un instant que les voyageurs eurent la certitude que leur silencieux compagnon venait de prendre la parole.
Il ne paraissait d’ailleurs s’adresser à personne, mais exprimait seulement tout haut ses réflexions, toujours entrecoupées par le même rire convulsif.
« Oui, de beaux blés !… Non, l’humanité ne mourra pas encore de faim !… Est-ce un bien ? Est-ce un mal ?… Avant de conclure, j’attends les résultats définitifs de ma première expérience… Quelle plaie que l’ivrognerie ! et que n’a-t-on pas inventé pour la détruire : lois répressives, société de tempérance, etc… Tristes remèdes ! mais aussi, résultats nuls ! Moi, j’ai attaqué le mal par sa racine… c’est le mot, hé ! hé ! hé !… J’ai inventé le phylloxéra, et à mesure que les vignes périssent, le prix des boissons alcooliques augmente, et l’ivresse diminue !…
– Un fou !… » murmurèrent les voyageurs, les uns avec mépris, les autres d’un air de profonde commisération.
Le rire du bizarre personnage éclata comme l’appel d’un clairon.
« Oui, le docteur John Leyhuxius est un fou ! reprit-il avec une exaltation croissante. C’est le nom que les aveugles ont de tout temps donné aux voyants… C’est un fou qui a réalisé ce que Darwin avait rêvé : la transformation des espèces animales !… Un fou qui a surpris le secret de la création, et qui, dans son laboratoire, a fait de toutes pièces, avec de la matière morte, ce petit être dévastateur dont s’occupent les gouvernements et les Académies des deux mondes !… Un fou qui, à l’heure présente, tient entre ses mains les destinées de la race humaine et pourrait d’un geste la ramener à la sauvagerie, et même l’anéantir !… »
Ce disant, le docteur tira d’une de ses poches un petit tube de verre, dans lequel s’agitaient des créatures étranges, sortes de pucerons ailés, dont la taille minuscule n’empêchait pas d’apercevoir l’énorme tarière. Les voyageurs, dans un état d’esprit voisin du cauchemar, dévoraient du regard les gestes de leur compagnon de voyage. Ce dernier, dont la surexcitation augmentait à mesure qu’il parlait, poursuivait ses réflexions, sans paraître remarquer l’effet qu’il produisait sur son auditoire.
« Voilà le véritable Fléau de Dieu ! s’écria-t-il en agitant le tube de verre. Partout où il passera, les maisons disparaîtront. C’est le phylloxéra des céréales ! Bien plus terrible que celui des vignes, il se reproduit avec une rapidité qui effraie l’imagination. Si je brise leur prison, ces petits Attila prendront leur vol vers ces plaines jaunissantes, et le train qui passera dans huit jours ne traversera plus qu’un désert affreux. Dans un an, les cinq parties du monde auront pris le même aspect, et la planète morte, passée à l’état de nécropole, poursuivra dans son orbite sa course séculaire, comme si la blonde Cérès ne l’avait jamais comblée de ses dons… Le ferai-je ? »
La démence du docteur était évidemment arrivée à son paroxysme. Il s’était levé et serrait convulsivement entre ses doigts, au risque de la faire éclater, la fragile prison des pucerons dévastateurs. Les voyageurs n’osaient faire le moindre geste qui eût pu amener la rupture du tube.
En ce moment, la vitesse du train se ralentit : il approchait de la station d’Omaha. Cela parut calmer la folie du savant. Il s’assit.
« Non, murmura-t-il. Le temps n’est pas encore venu. Après tout, je ne suis pas bien sûr que ce serait une punition. Et dans le cas contraire, si c’était un bonheur pour l’humanité… Elle ne le mérite pas ! »
Et il remit le flacon dans sa poche.
« D’ailleurs, l’humanité se défendrait, remarqua le Kentuckyen, qui venait de retrouver la parole.
– Oui, fit le docteur en riant ; comme elle se défend contre le phylloxéra… Croyez-moi, les insectes qui sortent de mon officine ont la vie dure. Voyez plutôt : quel ravageur a été plus combattu que le phylloxéra ? Prix des académies, primes offertes par les gouvernements, commissions d’entomologistes, intérêt personnel des cultivateurs, tout encourageait à chercher tous les moyens possibles pour le détruire. Aussi les moyens proposés n’ont-ils pas manqué : mais qu’en est-il advenu ? Par leurs résultats, ces moyens destructifs peuvent se rattacher à trois classes. Ceux de la première, par lesquels on a tenu à ne pas détériorer la vigne, sont aussi très inoffensifs pour le phylloxéra. Ceux de la seconde classe tuent le phylloxéra, mais ils font en même temps périr la vigne… Ah ! pardon !… me voici arrivé ! »
Le train venait de s’arrêter devant la station d’Omaha. Le docteur ouvrit la portière. Le Kentuckyen l’arrêta par cette question :
« Et les moyens de la troisième classe ?
– Ah ! vous tenez à les connaître. Eh bien ! ceux-là font aussi périr la vigne, mais ils ne tuent pas le phylloxéra… Au contraire, il ne s’en porte que mieux !… »
Et le fantastique personnage disparut dans la foule qui encombrait la gare, jetant pour adieu à ses compagnons de route un éclat de rire cuivré.
L’ahurissement de ces derniers ne cessa que lorsque le convoi se remit en marche.
–––––
(Jean d’Éliria, in La Revue du dimanche, journal hebdomadaire, première année, n° 44, dimanche 14 décembre 1879 ; Edward Linley Sambourne, « The Phylloxera, a true Gourmet, finds out the best Vineyards and attaches itself to the best Wines, » caricature extraite de Punch, or the London Charivari, 6 septembre 1890)