La curieuse fantaisie scientifique que nous vous proposons aujourd’hui est parue en 1894 dans le journal Le Procope. Son intérêt réside surtout dans le fait qu’elle présente une mise en application pratique des théories développées par Charles Cros dans son Mémoire sur les principes de mécanique cérébrale, soumis le 20 mai 1872 au jugement de l’Académie des Sciences.

L’intégralité du manuscrit, aujourd’hui perdu, n’a malheureusement jamais été publiée ; seuls les premiers chapitres de ses Principes de mécanique cérébrale ont fait l’objet d’une parution dans la revue de son frère Antoine Cros, La Synthèse médicale (4 livraisons d’août à novembre 1879, n° 4 à 7).
 

« À quand les « posthumes » de Charles Cros ? J’annonçais, de son frère, il y a huit jours, un volume curieux sur les Nouvelles formules du matérialisme. Un ami de ce dernier m’affirme qu’il existe dans les papiers de Charles Cros un manuscrit de grand prix : un volume de psycho-physiologie, la Mécanique cérébrale.

Ce n’est pas tout. L’auteur du Coffret de Santal avait laissé des vers. Une partie seulement en fut publiée à l’Écho de Paris, par les soins d’un ami du mort. La famille s’opposa à ce que la suite en fût donnée. Les mêmes scrupules retiennent-ils toujours les héritiers de Cros ? »
 
 

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(Émile Berr, « La Vie littéraire : Petite Chronique des Lettres, » in Le Figaro, quarante-troisième année, troisième série, n° 110, mardi 20 avril 1897)

 
 

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Ce qu’on sait moins, c’est qu’après la mort de Charles, le docteur Antoine Cros a poursuivi les recherches de son frère pour concevoir une machine inspirée des principes de la mécanique cérébrale : le téléplaste. Le projet était suffisamment avancé pour qu’Antoine Cros en dépose le brevet d’invention le 9 juin 1891 et en soumette le mémoire à l’Académie des sciences :
 

213994. Brevet de quinze ans, 9 juin 1891 ; Cros, représenté par la société Sautter et de Mestrall à Paris, rue Baillif, n° 11. – Appareil dit le téléplaste.
 
 

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(Bulletin des lois de la République française, XIIe série, n° 1500, « Décrets qui proclament des Brevets d’invention et des Certificats d’addition, 8 décembre 1891 – Brevets d’invention »)

 
 

M. Antoine Cros soumet au jugement de l’Académie un Mémoire ayant pour titre : « Le Téléplaste. Exemple de transformation de la forme en rythme et réciproquement. Transmission d’une forme au loin sans transport de matière. » (Commissaires MM. Marcel Deprez, Lippmann.)
  
 

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(in Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des Sciences, séance du lundi 29 juin 1891, présidence de M. Duchartre, Paris : Bachelier/Gauthier-Villars, 1891)

 
 

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Dans l’article qu’Antoine Cros consacra à son frère dans les pages de La Chronique médicale, il précise le fonctionnement de son appareil, basé sur la traduction de la forme en rythme et réciproquement, qui permettrait ainsi la projection d’une forme à distance. Le résultat serait somme toute assez semblable à celui d’un hologramme.
 

« Je n’ai cessé d’avoir sous les yeux toute ma vie cette corrélation précieuse du rythme et de la forme. Elle m’a autant servi que la première des pensées de Pascal sur l’infiniment grand et l’infiniment petit, que son opuscule sur l’esprit géométrique, que cette idée de la série des sciences, quelle que soit son origine.

On aurait grand-peine à citer des notions aussi fécondes, aussi tutélaires pour les recherches scientifiques que ces deux-là, dans les écrits si volumineux des prétendues « grandes écoles » d’outre-Rhin ou d’outre-Manche.

Dans cet ordre d’idée, j’ai imaginé, vers 1891, un appareil appelé téléplaste, pour envoyer au loin par un fil télégraphique une forme (celle de la Vénus de Milo, par exemple) sans aucun transport de matière. Un tel instrument – je ne compte pas le faire construire – n’a aucune utile application industrielle. Il est destiné à certaines démonstrations métaphysiques ; car nous sommes en pleine métaphysique quand nous traitons de la forme et du rythme en général.

On peut voir, dans le jeu du téléplaste, ce que le phonographe et même le télégraphe autographique montraient déjà partiellement : une forme se traduire en rythme, ce rythme reproduire la forme donnée, et d’autres choses pour moi d’un vif intérêt scientifique. Avec cet appareil un peu modifié, on pourrait envoyer une forme d’ici-bas aux astronomes de Mars (s’il y en a), et il faut que je rappelle encore ici que Charles Cros a, le premier, démontré la possibilité de communication par signaux entre cette planète et la nôtre. »
 
 

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(Antoine Cros, in La Chronique médicale, n° 16, 15 août 1900)

 
 

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La fantaisie que nous publions aujourd’hui est parue anonymement. Cependant, à en juger par son ton scientifico-humoristique assez semblable à celui des « Contes sens dessus-dessous » du Gil Blas, parus sous le pseudonyme de Carlemyll, et fruits de la collaboration entre Charles Cros et Émile Goudeau, ou au style de certaines chroniques de Goudeau déjà reproduites sur ce site, nous serions assez enclins à en attribuer la paternité à Émile Goudeau, sans aucune certitude néanmoins.
 

MONSIEUR N

 
 

 

MÉCANIQUE CÉRÉBRALE

 

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Ne pouvant me rendre intéressant par des voies de fait, (mon propriétaire me retient toutes mes bombes sous prétexte que je lui dois un terme), je vais, tout au moins, vous raconter une catastrophe. – On se plaint que les bienfaits d’une demi-science se traduisent par de funèbres et sanglantes chorégraphies.

La science la plus complète peut aussi, hélas ! conduire son homme à la mort. Mon ami, Coalread, de Boston, était un des hommes les plus universellement savants que j’aie connu. À l’âge où les autres jeunes gens s’amusent encore à des jeux enfantins tels que : Militaire, Ingénieur, Médecin, etc., il avait scruté les choses les moins scibili et les plus aliis. Mais son amour des sciences obstruées ne l’empêchait pas de descendre aux amourettes. Ses cocottes s’appelaient l’électricité, la mécanique, la cosmographie et autres physiques. Souvent, chez lui, tandis que je fumais force cigarettes après une conversation transcendante, il s’accoudait à sa fenêtre et regardait filer les étoiles. Il adorait la musique, qui est au nombre ce que la rose est au champignon.

Un jour, nous entendîmes ensemble la Patti. Il goûtait pleinement la musique de cette voix incomparable, quand tout à coup il me serra le bras vivement :

« Aoh, me dit-il avec son accent transatlantique, Monsieur Jacques, j’ai trouvé !

– Quoi ? » lui dis-je.

Il ne répondit pas et continua à écouter la diva Rossignol.

À la fin du concert il m’entraîna :

« Ce gosier est vraiment un merveilleux appareil, mais le poumon est un moteur insuffisant. Je veux appliquer la pensée à ce larynx. »

Je le crus fou.

« Comment l’entendez-vous ? » lui dis-je.

Il me demanda : « Qu’est-ce que la pensée, à votre sens ?

– La pensée, lui dis-je, est pour les spiritualistes la manifestation, à l’aide de l’organe cérébral, de l’âme humaine.

– Ils ont raison, me dit-il.

– Pour les matérialistes, continuai-je, elle est le résultat du fonctionnement des cellules cérébrales. C’est une sécrétion du cerveau. De même que les cellules hépatiques…

– Ils ont raison, me dit-il encore. Et pour vous ?

– Je n’en sais rien.

– Vous n’avez pas tort non plus. Mais ne pensez-vous pas cependant que c’est une forme de mouvement ?

– Sans aucun doute.

– Donc le cerveau est un moteur, comme le larynx est un appareil.

– Cela est évident.

– J’avais depuis longtemps, poursuivit-il, conçu l’idée d’appliquer ce moteur encéphalique à un appareil convenable. Croyez-vous aux apparitions ?

– Non, lui dis-je.

– Vous avez tort. Avez-vous été dans l’Inde ?

– Oui, répondis-je, mais en pensée seulement ; l’état lamentable de ma fortune…

– Voyez-vous, vous vous transportez dans l’Inde par la pensée, mais non physiquement. Voulez-vous des banknotes ?… Vous avez le moteur, mais non l’appareil. Eh bien ! les apparitions sont réelles, objectives. Ce phénomène du transport des corps par la pensée a existé chez les mages et les hiérophantes de l’antiquité, particulièrement dans l’Inde et en Égypte où l’homme, plus absorbé dans la concentration de son moi, aiguisait, pour ainsi dire, le fonctionnement de son cerveau. Perdu, aujourd’hui, par l’éparpillement de notre pensée (c’est comme si la vapeur d’une chaudière s’en allait à ciel ouvert), ce pouvoir ne se retrouve plus que dans un rêve… et chez les morts… peut-être parce que n’étant plus sujets aux lois de la pesanteur… »

Il s’arrêta, rêveur, perdu dans son problème, puis reprit :

« Il est affreux de constater que nous en sommes encore réduits à nous faire traîner par ces spondées rampants et poussifs qu’on appelle des express. Je veux construire un appareil que la pensée mettra en mouvement. Plus la pensée sera intense, plus les vibrations seront rapides.

– Mais alors, lui dis-je, avec Victor Hugo, votre instrument ferait un bruit de cinq cents diables !

– Pardon, dit-il, avec un penseur de force très médiocre…

– Comme moi, dis-je.

– Parfaitement, comme vous, l’appareil sera déjà silencieux. Ne savez-vous donc pas, physicien de quatre sous, que lorsque les vibrations sont suffisamment multipliées, l’oreille ne les perçoit plus ?

– Alors, pour Victor Hugo ?

– Elles seront au-dessous du silence ! appuya-t-il.

– Et pour ma concierge ?

– Cessé de plaisanté sur cette seudjète. Je pâlé sériously ! »

Quand il s’emportait, mon ami Coalread reprenait l’accent américain, comme pour mieux accentuer la différence qui existe entre le grave esprit de sa nation et notre atavique frivolité.

« Excusez-moi, lui dis-je.

– Je vous pardonne, reprit-il. Mais, je vous préviens que si vous recommencez, vous ferez dans mon appareil le bruit d’une corne d’omnibus. Allez vous coucher. »

Je le revis plusieurs fois.

« Je suis enchanté, me disait-il. J’ai eu bien du tracas. Je ne trouvais pas le métal suffisamment rigide, tenace et élastique. Mais avec les nouveaux aciers… Vous verrez dans deux ans. »

Patti ! Patti ! ô grande artiste, oiseau charmeur et léger ! gracieuse incarnation sur la Terre des harpes du ciel ! Vous avez éveillé dans l’âme de mon ami une idée de génie, mais vous avez causé sa mort ! Que Dieu vous le pardonne !

Coalread fut obligé de partir pour l’Amérique, et moi pour Londres ; mais je restai en correspondance avec lui. Deux ans après, je recevais cette lettre : « Victoire, mon ami, victoire ! Je suis enfin arrivé à la capter, cette pensée insaisissable ! Les lames vibrent. J’ai d’abord essayé sur des êtres n’appartenant pas à l’espèce humaine. Sur les plus inférieurs, l’appareil est sonore, étant donné le faible développement de leur cerveau, mais quand j’arrive aux espèces supérieures, j’obtiens le silence et la progression. Mais que diriez-vous, si je vous apprenais que j’ai pu faire des expériences sur l’homme et calculer sur chaque individu, au moyen d’un compteur ingénieux, la rapidité du mouvement qui l’emporterait si je lui appliquais mon instrument. Pour n’en citer que deux exemples choisis parmi vos compatriotes, le Sâr Peladan, si tant est que cet Assyrien soit Français, le Sâr Peladan, je l’enverrais facilement jusqu’à notre satellite. En reviendrait-il ? That is the question.

Votre bon poète Signoret a des soubresauts formidables. Si je profitais des envolées de ce fougueux esprit, je m’exposerais, je crois, à l’envoyer dans les étoiles. Il faut absolument, avant de livrer mon appareil à la publicité, que je m’occupe d’y adapter un régulateur. Je vous quitte, mon ami. Croyez-moi, les poètes sont de grands savants quand ils disent que la pensée est le plus rapide des coursiers. »

J’arrive, hélas, à la catastrophe :

L’an dernier, à onze heures du matin, environ, – oh ! cette heure ne sortira jamais de ma mémoire, – cet horrible suaire de brouillard et de fumée dont les Anglais sont si fiers, le fog, en un mot, qui ébrécherait toutes les lames de Sheffield, enveloppait la ville muette. J’étais plongé dans la lecture d’Éliphas Lévy, et j’épelais les soixante-douze noms de Dieu que les Kabbalistes ont appelé les Clavicules de Salomon.

Un sifflement, léger d’abord, puis strident, puis déchirant… une grande lueur instantanée !… Ce fut tout !

Ma fenêtre vola en Hécla. (J’écris toujours ce mot ainsi, étant de nature volcanique). Ma lampe fut renversée.

Un corps brûlant s’abattit sur le plancher, répandant dans la chambre une odeur de gigot.

Quand je revins de mon émoi, je rallumai ma lampe et je regardai.

C’était lui, Coalread, qui arrivait sans me prévenir.

Il était cuit !

J’ai toujours aimé le gigot, mais moins que mes amis. Je crus donc devoir lui donner les soins que son état nécessitait peut-être.

Je le relevai et, me brûlant les mains, je l’étendis sur mon lit. C’était bien lui, mais très mort. Il n’y avait rien à faire.

Une bizarre armature d’acier, partant du crâne, courait tout le long de la colonne vertébrale, et à l’extrémité coccygienne vibraient encore, à demi-tordues et soudées par l’épouvantable température, les lames d’acier de l’appareil.

Comme j’en étais là de mon examen, on frappa à la porte.

« Monsieur, me dit un employé de télégraphe, c’est une dépêche pour vous. J’ai pu trouver votre adresse, malgré le fog, grâce au météore.

– Le voici ! le météore ! » lui dis-je, en montrant Coalread.

L’employé s’enfuit épouvanté.

Le télégramme contenait ces mots :

« M. Jacques – Esq. Somerset-Street 154. I have found. I will be at London today at eleven o’clock in your room. Coalread. »

Il avait dépassé le télégramme !

Mais, pareil à ces bolides dans la contemplation desquels il se complaisait, il s’était brûlé au frottement des couches atmosphériques. Son régulateur avait été trop faible pour maîtriser l’action de sa puissante pensée.

Des quelques restes de l’appareil que j’ai entre les mains, un homme de science pourra-t-il se servir pour reconstruire le mécanisme découvert par le génie de Coalread ? Je ne sais.

Mais le champ géographique ne suffisait pas à cet homme ; c’est le champ cosmique qu’il s’apprêtait à parcourir. Ne serait-il pas juste d’ouvrir dans les colonnes du Procope une souscription afin d’élever une statue à ce hardi aventurier des sphères, à ce bolide humain ?
 
 

 

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(Anonyme, in Le Procope, journal parlé, n° 4 et 5, 1er mars 1894)