Ouvrons l’œil…

et le grand !

 
 

Chaque soir, à Paris, des êtres bizarres, appartenant à tous les milieux, mais unis par une même obsession, une même manie ou une même folie douce, se retrouvent avec mystère par petits groupes, dans des endroits insoupçonnables. Notre collaborateur a réussi à pénétrer dans quelques-uns de ces cénacles fermés, auxquels appartiennent parfois des gens dont on pourrait croire l’esprit fort éloigné de ces préoccupations mystiques.

Le premier article de cette enquête est consacré aux omphalopsiques qui nous offrent un exemple typique de refoulement érotique.
 

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« Je connais un comptable, me dit dernièrement un ami, dont la vie secrète t’intéresserait. C’est un anxieux. Il appartient à une secte religieuse presque inconnue où l’on se livre, paraît-il, à des pratiques étranges. Veux-tu que je te présente ? »

J’acceptai avec enthousiasme. Il ajouta :

« Comme il est très méfiant, je te ferai passer pour un adepte éventuel. »

Quelques jours plus tard, je me trouvai en présence d’un petit monsieur d’une cinquantaine d’années, portant des binocles, un béret basque, un pardessus noir, et décoré des palmes académiques.

Mon ami me présenta en ces termes :

« Mon camarade s’intéresse à l’évolution morale de l’homme. »

Je baissai les yeux avec un air humble, qui me sembla convenir parfaitement à la situation.

Le comptable me regarda en silence, puis murmura gravement :

« Il faut retrouver l’innocence, monsieur. »

Je réussis à rougir un peu.

Alors, il me serra la main. Je compris que je lui étais sympathique.

« Hélas ! que d’impureté dans le monde ! » soupirai-je.

Cela aussi produisit un très bon effet.

« Nous devons rejoindre la pureté des premiers âges, me dit le comptable, avec emphase. Il faut pour cela se servir du lien qui nous rattache à notre mère Ève. Ce lien, c’est le cordon ombilical. »

Je dus paraître stupéfait, car il me dit avec douceur :

« Cela vous ennuie ?

– Au contraire, dis-je poliment.

– Savez-vous combien d’hommes nous séparent d’Adam ? »

Je n’avais jamais fait le calcul. Alors, il inscrivit un chiffre dans la marge de son journal. Et je lus :
 

18.014.583.333.333.333

 

« C’est vertigineux, dis-je.

– Voilà le mot. Et seul ce vertige peut vous rendre la pureté. Il faut plonger dans le passé. Le temps agit comme un philtre et vous sortez du fond des âges avec une âme limpide. »

Comme il me vit intéressé, il se confia.

« J’appartiens à la secte des omphalopsiques. Pourquoi ne viendriez-vous pas à nos réunions ? Nous nous retrouvons tous les samedis soirs chez un coiffeur qui met son arrière-boutique à notre disposition. Notre secte compte déjà près de soixante membres. »

Il ajouta avec fierté :

« Nous sommes tous tarés. »

Je pris un air admiratif.

Mon camarade s’étant éloigné, le comptable en profita pour me dire :

« Pour moi, c’est bien simple : les uniformes me troublent. Je suis attiré par les femmes-soldats. Et vous ? Avez-vous des pensées avilissantes ? »

Je dus avouer, sous peine de perdre sa confiance.

Il me demanda aussitôt des détails avec une sorte de gourmandise.

Je lui expliquai que dans le métro, aux heures d’affluence, je devais parfois me retenir pour ne pas mordre le nez de la personne qui se trouvait devant moi.

Il eut l’air radieux.

« Vous êtes des nôtres, » me dit-il.

Je promis donc de le retrouver le samedi suivant devant la boutique du coiffeur omphalopsique.

À l’heure dite, j’étais au rendez-vous. Mon comptable arriva peu après, accompagné d’une jeune personne. Il était légèrement essoufflé. Après m’avoir présenté à Mlle Florence, étudiante en médecine et ravissante omphalopsique, il me dit à voix basse :

« Je m’excuse d’être en retard… J’ai suivi une A. F. A. T. »

La porte était fermée. Il sortit de sa poche un bec-de-cane et ouvrit. Je m’aperçus que Mlle Florence avait également un bec-de-cane.

« Nous avons tous le nôtre, dit-elle ; c’est plus pratique. »

Puis elle me sourit. Ai-je dit qu’elle avait de longs cheveux noirs, des yeux bleu turquoise, des lèvres humides ? Son sourire me troubla. Et je me trouvai dans de curieuses dispositions pour pénétrer dans le fief de la pureté.

Il fallut traverser le magasin, puis une sorte de cuisine.

« C’est là, » me dit le comptable.

Nous pénétrâmes dans une pièce où tout d’abord je ne distinguai pas grand-chose. La chaleur, l’encens, rendaient l’air irrespirable. Les murs, le plancher et le plafond étaient couverts de tapis. De petits cierges brûlaient auprès d’une icône. Par terre, autour d’un poêle, quinze personnes étaient assises et se regardaient le nombril. Il y avait des femmes entièrement nues, d’autres qui avaient simplement relevé leur jupe et des hommes dont le pantalon était déboutonné. Malgré les poses modestes et le débraillé des personnes présentes, il régnait dans cette pièce une atmosphère quasi religieuse. Pourtant, il émanait de ces corps chauds diverses senteurs dont le mélange ne constituait pas ce qu’on peut appeler une odeur de sainteté.

« Ne les troublez pas, me chuchota le comptable. Mes amis sont en extase. »

Notre entrée fut donc discrète. Aucun omphalopsique ne parut même remarquer notre présence. Les yeux écarquillés, parfois révulsés, ils semblaient en proie à une étrange torpeur.

Mon compagnon s’assit dans un coin, retroussa son chandail et sa chemise, ouvrit son pantalon et sortit son ventre à la façon d’un bouddha. Je dus l’imiter, sans toutefois réussir à faire jouer aussi parfaitement mes muscles abdominaux. Une grande gêne m’envahit. D’autant plus que près de moi, Mlle Florence commençait à se dévêtir. Ayant retiré sa gaine, elle mit à nu son nombril. C’était le plus joli de l’assemblée.

Elle s’assit près de moi. À quelle pratique allais-je assister ? Mlle Florence m’expliqua à voix basse, qu’à la façon de certains moines du XVIIe siècle, elle et ses amis recherchaient la pureté perdue dans la contemplation du nombril. Nous restâmes ainsi sans mot dire pendant une demi-heure. Chaque omphalopsique était penché sur son ombilical.

Y trouvait-il matière à réflexions purificatrices ? Je l’espère. Pour moi, c’était différent, car je contemplais le nombril de Mlle Florence.

Puis, l’un des assistants récita d’une voix uniforme :

« Plongez dans le passé. Descendez dans le gouffre des siècles. Laissez-vous aspirer par le vide que vous creusez en vous. Adam est là, au fond ; Adam nous attend… La pureté de l’Éden sera donnée à ceux qui sauront descendre.

– Mais Adam n’avait pas de nombril, » murmurai-je au comptable.

Il me fit taire. L’autre continuait :

« Les hommes avaient un œil pur pour voir la pureté. L’œil de pureté s’est fermé après le péché de l’homme. La pureté est enclose dans l’œil fermé… »

Je compris qu’il s’agissait du nombril.

« … les cyclones avaient cet œil ; il faut retrouver la ventropie. Il faut ouvrir le grand œil. »

Les assistants reprirent en chœur (moi y compris) :

« Il faut ouvrir le grand œil ! »

Alors, j’eus l’impression que le nombril me démangeait.

La chose était extrêmement désagréable. Comment se gratter le nombril, en effet, dans un endroit où cette cicatrice est considérée comme le siège de la pureté ? Je craignis de commettre un sacrilège et ne me grattai point.

Les omphalopsiques reprirent leur pose extatique.

« Quelquefois, l’un de nous voit s’ouvrir le grand œil, me dit mon comptable. Alors, il danse, ayant retrouvé la pureté primitive. »

Hélas ! ce soir-là, personne ne vit une prunelle au fond de son nombril.
 
 

 

Pendant cette seconde période d’extase, j’observai mes voisins. Toutes les femmes n’étaient pas aussi jolies que Mlle Florence. Adossée au mur, une grosse dame avait bien du mal à se plier au rite de la secte. Elle devait faire effort pour retrouver son nombril caché dans les replis de son abdomen. Sa méditation était entrecoupée de gros soupirs. Les hommes avaient presque tous passé la cinquantaine. À quels milieux appartenaient ces quinze déséquilibrés ? Il était difficile de le savoir. Sans doute y avait-il là des employés de bureau ponctuels, d’honorables pères de famille, des gens réputés pour leur vie rangée. Quelle mine d’observations pour un Balzac que tous ces refoulés !

Soudain, une voix s’éleva, horrible.

« Je suis un monstre. Je désirais la guerre, elle est venue, » criait un omphalopsique en se tordant les mains.

Un autre lui répondit :

« Moi, j’ai mis le feu au Bazar de la Charité… »

Chacun s’accusa de crimes monstrueux. Mon voisin parla des A. F. A. T. dans des termes que je ne peux reproduire ici. La grosse dame nous dit son goût pour certaines statues et j’appris avec un mélange de gêne et d’espoir que Mlle Florence avait sur l’amour des vues particulièrement audacieuses. Elle nous détailla des scènes que je préfère croire sorties de son imagination.

À chaque confession étalée avec sadisme, les assistants hurlaient avec un plaisir évident. Je me crus transporté en Enfer. Puis ce concert de damnés se transforma en plaintes et en sanglots. Mlle Florence pleurait. De grosses larmes lui coulaient sur le ventre… J’entrepris de la consoler…

Lorsqu’au petit matin nous quittâmes l’arrière-boutique du coiffeur, le comptable me demanda si j’avais retrouvé la pureté. Je lui répondis affirmativement, jugeant inutile d’ajouter que j’avais rendez-vous avec Mlle Florence.
 
 

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(Guy Breton, illustrations de Roger Dameron, in Gavroche, hebdomadaire littéraire, artistique, politique et social, n° 93, jeudi 6 juin 1946)