(in Transition, n° 16-17, juin 1929)
(in Transition, n° 16-17, juin 1929)
ORIGINE DE QUELQUES LÉGENDES
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LE PONT SCODET
Il y a quelques années, le vénérable et spirituel archevêque de Rennes faisait un mandement sur ce texte : « Les Bretons seraient le premier peuple du monde, s’ils pouvaient passer devant un cabaret sans s’y arrêter. »
Quelques hommes très graves prétendent qu’il y a plus de rapports qu’on ne croit entre ce défaut national et l’une des plus éminentes qualités de notre race : l’imagination.
Si le paysan breton boit beaucoup, dit-on, et s’enivre souvent, nul plus que lui aussi n’est enclin aux visions, aux apparitions, aux manifestations de l’ordre surnaturel. S’il y a de la poésie dans son esprit, de la crédulité dans son caractère, les vapeurs alcooliques facilitent singulièrement le développement de ces tendances. Les légendes encombrent notre histoire, au point de voiler souvent la réalité sous les plus gracieuses, mais aussi les plus mensongères fictions ; aujourd’hui, cette disposition à mêler le merveilleux aux plus habituels incidents de la vie persiste en Bretagne plus que partout ailleurs.
Et les hommes graves dont je parle citent quantités de faits à l’appui de cette thèse, paradoxale peut-être. Ils prétendent qu’en allant au fond des visions dont les paysans bretons se croient si souvent gratifiés, on trouve toujours que le voyant s’y était préalablement préparé par des libations ultra-copieuses.
Sans prétendre apporter un argument concluant en faveur d’une opinion que d’aucuns appellent révolutionnaire, j’ai pensé qu’il ne serait pas sans intérêt de noter un fait dont on faisait récemment, devant moi, le récit à l’un de mes amis. Mais, avant de le reproduire tel que je l’ai recueilli, quelques mots sur le théâtre de l’aventure et sur la légende qu’elle explique, seront utiles sans doute ; les jugeât-on hors de propos, on ne pourrait au moins leur reprocher leur prolixité.
Le pont Scodet est une longue et large pierre plate assise sur les bords très rapprochés d’un infime affluent de l’Oust. Le ruisselet coule au fond d’une vallée sinueuse et déserte ; les hauteurs escarpées qui le dominent, incultes en partie, couronnées de landes, d’ajoncs et de genêts, ne laissent pas que de donner, à l’ensemble de ce paysage très restreint, un aspect fort pittoresque.
L’eau du ruisseau, mal contenue par des rives toutes basses, s’épanche dans le chemin et court entre les cailloux. Pour franchir le défilé à pied sec, il faut enjamber les flaques toujours pleines à l’aide d’une série de grosses pierres vertes et branlantes.
Voilà le paysage. Quant à la légende, elle est très simple : sous la forme d’un cheval blanc, le diable, – ou les sorciers ses amis, – vient attendre là, chaque soir, les rares passants attardés. Si, par terreur ou par fatigue, ils ont le malheur de le monter, le Garou les emmène on ne sait où.
Tout le monde le dit, au moins ; qui l’a jamais vu ? personne. Personne, je me trompe ; j’ai rencontré un témoin de ces phénomènes. C’est le récit de ce témoin qu’on va lire, et l’on pourra juger ensuite du poids qu’il ajoute à la légende du pont Scodet. Le narrateur adressait ce récit au petit-fils de son maître ; si l’histoire pèche par quelque point, ce ne serait point justice de m’en rendre responsable.
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« Tenez, monsieur Louis, je n’aime point à vous voir passer des bouts de jour à lire ou à pêcher au pont Scodet. Vous trouvez l’endroit joli, et je n’en disconviens pas : je sens cela tout comme un autre ; j’ai beau être un vieux paysan ignorant et sans esprit, je ne suis pas jardinier depuis trente-neuf ans pour rien. À force d’entendre madame votre grand-mère me dire, quand j’allais la conduire à Uzel ou au Quillio : « Regardez donc, Mathurin, regardez donc la belle vue qu’on a d’ici ! » ou bien : « Comme les bords de la rivière sont frais et verdoyants ! » ou encore : « Comme ce petit chemin, creux et plein de mousse, est charmant ! » À force de l’entendre, et de remarquer ce que je n’aurais bien sûr pas vu tout seul, j’ai fini par me faire une idée de ce que vous appelez les beautés de la nature.
Donc, je ne vous dis pas que le petit chemin encombré d’herbes et rempli d’eau, où l’on passe, en enjambant, sur de grosses pierres moisies, tout au fond du val, n’est pas un bon endroit, bien tranquille et bien frais ; mais, depuis l’aventure que j’y ai eue, je n’y passe plus sans trembler. Dieu sait pourtant que je ne le hante désormais qu’en plein jour, et par force, encore !
Je vois bien, à votre mine curieuse, monsieur Louis, qu’il me faudra vous conter cela ; – mais n’allez pas le dire à Monsieur : il s’est trop moqué de moi quand j’ai voulu lui faire part de ce qui m’était arrivé ; et puis il dirait que je passe mon temps à bavarder avec vous, au lieu de soigner mon jardin.
Eh bien ! un soir…. il y a longtemps de cela…. quinze ans au moins. Attendez ! c’était l’année où Monsieur vendit Follette, la jument grise…. Il y a dix-huit ans, juste. J’étais allé à l’assemblée de Sainte-Émerance, le deuxième dimanche d’octobre. Il y avait énormément de cidre, cette année-là ; du cidre excellent, et dame ! vous pensez bien qu’on ne se faisait pas faute d’en boire.
Chez Marc, vous savez bien ? l’aubergiste au haut du bourg, – j’avais trouvé mon compère Latimier ; il m’avait fait des politesses, je les lui avais rendues… Enfin, nous étions là tous deux, au bout de la table, depuis un bon moment.
Vers neuf heures, à peu près, voyant qu’il ne restait plus grand-monde dans l’auberge, je songeai à m’en aller. Dehors, sur le Martray, on entendait encore danser ; il était venu un joueur de biniou de Quimper, et jamais on n’avait rien entendu de pareil. Depuis la tombée de la nuit, on avait allumé de grandes torches de résine, pour que les plus enragés danseurs puissent continuer jusqu’au moment où ils n’en pourraient plus. Il me semble entendre encore les gars houper, les jeunes filles rire, les marchandes de châtaignes faire sauter leurs poêles ; c’était un beau jeu, allez ! monsieur Louis ; le bourg était plein de bruit et de lumière.
La flamme rouge des fouées éclairait l’intérieur de l’auberge, à travers les fenêtres et la porte ouverte, presque autant que le feu qui dansait dans la cheminée et les chandelles qui languissaient sur les tables.
Mon compère et moi, nous ne disions rien depuis quelque temps. Latimier me semblait comme assoupi ; moi, j’étais tracassé d’une singulière façon : je ne sais pourquoi, je ne pouvais détacher les yeux de la boucle brillante que mon compagnon avait au ruban de velours qui entourait son chapeau.
Pour brillante, oui, elle était brillante ; ce fut même ce qui m’occupa tout d’abord. En quoi était-elle ? Je n’en ai jamais rien su. Je l’avais pourtant vue souvent, sans doute, mais sans jamais la remarquer. Ce soir-là, elle me tirait les yeux. À la lumière, elle miroitait, comme si elle eût été de feu elle-même ; mais bientôt, il me sembla qu’elle avait quelque chose de bien plus extraordinaire. À force de regarder cette boucle…
Tenez, monsieur Louis, écoutez bien ceci : vous me croirez si vous voulez, mais, voyez-vous, je sais ce que j’ai vu ; et, tout cela, c’était un présage de ce qui devait m’arriver cette nuit-là. J’aurais dû m’en douter, et laisser là mon compère, avec sa boucle, mais quand on a un malheur à supporter… – Bref, en considérant la boucle du chapeau, je remarquai qu’elle changeait de forme !…
Oui, elle changeait de forme !… D’abord, je la voyais comme une boucle ordinaire ; puis, il me sembla qu’elle devenait ronde, de carrée qu’elle était ; après, elle se mit à grandir, à grandir, et couvrit bientôt presque tout le fond du chapeau de Latimier… Avec cela, elle devenait si brillante, si lumineuse, que j’en fermai malgré moi les yeux. En les ouvrant, je revis encore la boucle, mais, cette fois, toute petite, comme un point…
Cela recommença tant et tant de fois, la boucle grandissant quand je la regardais, diminuant quand je cessais de la regarder, que je n’y pus tenir.
« Compère, dis-je en frappant sur le bras de Latimier, quelle boucle avec-vous donc au ruban de votre chapeau ? »
Il sortit comme d’un somme.
« Quelle boucle j’ai à mon chapeau ? Eh ! quelle boucle voulez-vous que j’aie ?
– Mais, une boucle qui grossit, qui diminue, qui devient ronde, qui redevient carrée ensuite, et surtout qui brille, mais qui brille !… presque comme les yeux de notre chat…
– Comme les yeux de votre chat ? La boucle de mon chapeau ?… Compère, vous avez trop bu… Que voulez-vous que je fasse des yeux de votre chat ? »
Monsieur Louis, tenez ! je me rappelle tout cela comme si j’y étais… Je vis bien, tout de suite, que Latimier déraisonnait, et que je n’en pourrais rien tirer. Je me dis : « Il faut l’emmener. Voilà la soirée bien avancée ; il pourrait lui arriver quelque accident, si je le laissais s’en aller seul. » – Ce fut là mon tort ; j’aurais dû songer à moi, avant de penser à lui. Enfin, je le secoue, je lui prends le bras, et nous partons.
Eh bien ! imaginez-vous qu’à ce moment-là même, je sentis qu’il allait nous arriver quelque chose d’extraordinaire. En sortant, je butte contre le pas de la porte, et me voilà par terre. Je me ramasse promptement, tout seul, bien entendu, car mon pauvre compère n’était pas capable de m’aider. Et où croyez-vous que je me retrouve, en me relevant ? Sur le Martray, où je venais de tomber ? Ah ! bien, oui ; point du tout ! Je regarde autour de moi… Le bourg avait disparu : Latimier et moi, nous étions, nous tenant toujours par le bras, sur le grand pont, cinq cents pas plus loin…
« Bon ! pensai-je, voici qui n’est pas naturel. Évidemment quelqu’un nous a jeté un sort. Qui ça peut-il être ? Qui ai-je rencontré aujourd’hui ?… »
Me voilà à passer en revue les personnes auxquelles j’avais parlé pendant le jour, mais, là encore, je me ressentais du sort : impossible de débrouiller mes idées…
Cependant, nous avancions toujours. Suivant mon malencontreux projet, au lieu de m’en aller directement à Bout-de-Lande, je menai mon compère jusqu’à la Ville-Boscher. Là, je le laissai devant chez lui.
« Mon compère, voilà votre maison, lui criai-je.
– Je le vois bien ; est-ce que vous n’entrez pas ? Venez donc, nous allons comparer mon cidre à celui de Marc. Je vous assure qu’il est bien meilleur. »
Il faut vous dire, monsieur Louis, que nous avions eu une discussion là-dessus pendant la soirée. Mais je songeai que mon compagnon avait bien assez bu comme cela, et puis, franchement, sa boucle, et notre aventure du pont aussi, me gênaient… Je ne me sentais point à l’aise. Je regardai encore la boucle, mais sans pouvoir la distinguer, ce qui me sembla drôle : il faisait un clair de lune superbe.
« Ma foi, compère, dis-je à Latimier, non, merci, pas ce soir ; vous avez besoin de rentrer… Je suis pressé, aussi moi ; Monsieur n’aime pas qu’on reste tard dehors. »
Là-dessus, je le plante là, et je m’en retourne.
En revenant sur mes pas, je songeai, – et ce fut là mon malheur, – qu’en coupant par le pont Scodet, je gagnerais quelques pas. J’étais harassé, et point tranquille. Je ne pensais qu’à gagner la maison au plus vite, en me demandant toujours : « Qui donc a pu me jeter ce sort-là ? » – Eh bien ! j’avais beau essayer de presser le pas, j’avais les jambes comme engourdies : je ne pouvais avancer.
Je marchais depuis au moins cinq minutes sans avoir fait, me semblait-il, dans le chemin, plus de vingt-cinq ou trente pas, quand retentit, derrière la haie, sur ma droite, comme un hennissement, – mais un hennissement tellement fort, tellement sec, que j’en restai immobile… On dut l’entendre d’ici. C’était absolument le cri d’un cheval surpris par les loups, et d’un cheval dont la voix était aussi forte que celle de dix chevaux.
J’en eus froid aux cheveux… Pendant longtemps, je restai sans remuer ; à la fin, n’entendant plus aucun bruit, ne voyant rien venir, je me décidai à avancer, encore tout saisi de ce qui venait de m’arriver. Au moment où j’allais atteindre la large et longue pierre que vous connaissez, monsieur Louis, et qui, dès ce temps-là, servait de pont sur le courant le plus fort du ruisseau, voilà que le hennissement retentit encore, mais à ma gauche, et plus prolongé que la première fois…
Je m’arrêtai de nouveau… Au moment même, il me sembla qu’un coup de tonnerre effroyable retentissait immédiatement derrière moi ; je fus secoué rudement, et une ombre blanche, dont je ne pus reconnaître au juste la forme, courut jusqu’au détour du chemin en faisant trembler la terre. Ce fut comme un tourbillon…
Du choc que je reçus, et de la peur que j’eus aussi, peut-être, je sautai dans le ruisseau.
Je me hâtais de fourrer ma main dans la poche de ma chemisette, pour y prendre, à tout événement, mon chapelet, quand j’entendis l’infernal galop se ralentir. La forme blanche qui m’avait heurté en remontant le chemin, revenait vers moi, lentement et comme au pas…
Arrivée presque à me toucher, elle s’arrêta ; la lune était si claire, que je pus distinguer parfaitement un cheval entièrement blanc, avec une longue queue et une crinière flottante, comme je n’en avais jamais vu. Je ne sais ce que je devins, quand j’aperçus, nettement marquée entre les deux yeux, claire comme je vous vois, la boucle du chapeau de Latimier, dans sa grandeur naturelle, mais étincelante comme un charbon ardent.
Pour le coup, je ne vis que trop à qui j’avais affaire, et vous pensez bien que je n’en fus pas plus rassuré pour cela. Arrêté en face de moi, le prétendu cheval ne bougeait pas.
« Que me veut-il ? » pensai-je. Et je tremblais à ne pouvoir me tenir debout, les pieds dans l’eau comme j’y étais tombé, n’osant faire un mouvement.
Au bout d’un temps, que je trouvai fort long, le garou fit deux ou trois pas, et se plaça tout contre moi, comme fait notre vieille jument quand elle voit qu’on va lui monter sur le dos.
L’idée me vint aussitôt que c’était là ce que me voulait l’infernale bête, et, sous l’influence du sort qui me dominait, je me demandais si je serais assez fort pour résister. Pour comble de malheur, je ne pouvais trouver mon chapelet, et n’osais faire, pour le chercher, un trop brusque mouvement. En attendant, je restais dans ma première position, autant par impuissance de faire un pas, qu’autrement.
Le cheval, lui aussi, semblait de pierre ; au moins pour les jambes, car il soufflait et respirait comme un soufflet de forge. Tout à coup, il tourna la tête vers moi, et ses deux yeux flamboyaient… Je compris bien ce que cela voulait dire : « Allons, monte sur moi ! » – Mais je résistai encore, en sentant toutefois que je ne pourrais me refuser longtemps à obéir.
Une seconde fois, il se retourna ; le feu lui sortait, non plus seulement par les yeux, mais aussi par les naseaux ; et la boucle resplendissait entre les deux oreilles comme une étoile. La bête poussa un hennissement tel, que tout en trembla…
« À la grâce de Dieu ! me dis-je ; autant vaut risquer tout que de subir plus longtemps un pareil supplice… »
J’avançai la main pour saisir la crinière. Au moment où je la touchais, je me sentis perdre pied et voler dans l’espace…
Que m’arriva-t-il alors ? je ne pourrais vous le dire au juste. Que devins-je toute cette nuit ? Je l’ignore. J’ai le sentiment, plutôt que le souvenir, d’une course folle à travers champs, bois, prés, routes. À un moment, il me sembla voir tourner et danser autour de moi mille lumières, en même temps que j’entendais des cris confus… Mais n’aurais-je point rêvé cela depuis, quand, avant de m’endormir, je songe à cette épouvantable nuit ?
Toujours est-il que le lendemain, je m’éveillai en me sentant rudement secouer. En ouvrant les yeux, j’aperçus Guillaume, le pochonnier, qui me demandait :
« Que diable faites-vous ici, Mathurin ? »
Je regardai autour de moi… Savez-vous où j’étais ? Aux Six-Croix, auprès de Loudéac !… J’étais rompu, moulu, brisé comme si l’on m’avait roué de coups… Guillaume m’aida à me relever. Il était plus de sept heures quand je rentrai. Monsieur voulut me chasser ; je lui racontai mon histoire, nous allâmes au pont Scodet, et des traces de pieds de cheval se voyaient, bien nettes, dans la vase du ruisseau. N’importe ! Monsieur prétend que rien de ce que j’ai vu n’est arrivé, mais pourtant il ne me renvoya point de chez lui, comme vous voyez.
Vous pensez bien que l’affaire fit du bruit ; le pont Scodet avait mauvaise réputation avant, mais c’est bien pis depuis ce temps-là. Voilà pourquoi je n’aime point à vous y voir passer votre temps : lisez, écrivez, pêchez tant que vous voudrez, mais n’allez pas là ; les chemins creux et les ruisseaux ne manquent pas dans les environs, et tous ne sont pas hantés, Dieu merci !
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(Robert Oheix, in Revue de Bretagne et de Vendée, quinzième année, 3ème série, tome 10, Nantes : octobre 1871)
LES HISTOIRES
SCIENTIFIQUES ET SINGULIÈRES
DE J. LAZARE
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Le 24 mars 1825, je me trouvais à huit heures du soir chez mon ami le docteur Legrand. Là, les pieds sur les chenêts, et savourant à longs traits les gorgées d’un excellent thé fumant, j’écoutais avec le plus grand intérêt les considérations fort ingénieuses qu’il me débitait, sur cette maladie d’origine récente qu’alors on appelait déjà la fièvre des hallucinations.
C’était un homme d’une profonde érudition, mon cher docteur ; sa vie entière avait été consacrée à la poursuite d’une idée ; et à force de travail et de persévérance, il était parvenu à la faire adopter par plusieurs de ses collègues du monde savant.
Cette idée, la voici : il affirmait que, dans certains moments de la vie, l’homme éprouvait un sentiment analogue à celui du somnambule, dont le corps exécute des mouvements complètement indépendants de sa volonté. C’est-à-dire que, dans ces moments-là, la machine humaine, quoique fort bien éveillée, ne subissait plus l’ascendant de la lumière intérieure qu’on nomme intelligence ou volonté, et qu’elle agissait alors sans conscience de ses actes.
Les manifestations de cette dualité, me disait-il, ne sont pas aussi rares que vous pourriez le supposer ; ne vous est-il pas arrivé d’avoir ce qu’on est convenu d’appeler des moments d’absence ? Alors votre imagination plane dans les régions supérieures, et se trouve complètement détachée des choses d’ici-bas. Si quelqu’un vous rappelle à vous-même par un geste ou une parole, vous faites un soubresaut pareil à celui que ferait un individu plongé dans un profond sommeil, et qu’on éveillerait brusquement. Vous ne pouvez nier ce fait que, votre corps étant là, votre esprit en était à cent lieues.
Je me permis un doute :
« Je crois, dis-je, que vous vous trompez. J’admets parfaitement que l’esprit abandonne momentanément son enveloppe terrestre pour voyager dans l’inconnu ; mais il y a loin de cet état à celui qui permet au corps d’accomplir des actes en dehors de la volonté. Remarquez bien que pendant les errements de l’âme, le corps, privé de sa force d’impulsion, reste immobile ; s’il opère dans un sens ou dans un autre, je suis persuadé que l’esprit y est rentré et le dirige de nouveau.
– Suivez attentivement ma démonstration et vous serez forcé de convenir que je suis dans le vrai.
Vous avez dû voir dans les établissements de santé des individus atteints de monomanies : celui-ci se croit un grand personnage, et veut obliger tous ses compagnons à se prosterner devant lui ; celui-là est persuadé qu’il est devenu mouton, et on a toutes les peines du monde à l’empêcher de se nourrir exclusivement d’herbe.
– Mais ce sont des fous !
– Qui vous dit le contraire ? – Eh bien, il existe dans le monde que vous fréquentez, et moi aussi, un personnage que je ne nommerai pas, mais qui pense que, parce qu’il fait des vers, tous les hommes de lettres sont jaloux de lui et cherchent à lui nuire.
Celui-là n’est pas aux Petites-Maisons ; et je serais presque tenté de m’écrier comme certain philosophe : « en ce pays, on enferme quelques citoyens, pour faire croire aux autres qu’ils ne sont pas fous. »
Pour en revenir à mon poète, je lui ai entendu conter, le plus sérieusement du monde, les inepties que voici : un jour que son chien avait avalé une boulette dans la rue, il s’écriait furieux : « C’est B** qui l’a empoisonné ! »
Une autre fois qu’il venait de dîner dans un restaurant, une de ses dents se détacha de son alvéole : « Parbleu ! vociférait-il, c’est encore un tour de ce brigand de D** qui a soudoyé le garçon de service pour verser du mercure dans mon potage. »
Aujourd’hui, le malheureux va de son pied au marché, où il achète des œufs et des pommes de terre, les fait cuire lui-même dans un vase qu’il serre précieusement, et voit partout de l’arsenic et des poignards acérés.
Et pourtant il n’est pas fou, non ! mais il a une chimère attachée à ses pas, qui le poursuit sans cesse, et qui lui fait commettre des absurdités dont il ne faut demander nul compte à sa volonté.
Chez les animaux, c’est bien différent. La brute, dépourvue d’intelligence et de raison, a cependant une qualité qui les supplée : j’ai nommé l’instinct. Cet instinct ne lui fait jamais défaut. En cela, la nature a pourvu à sa conservation, car cela seul la guide dans le choix de sa nourriture, et l’avertit des dangers qu’elle peut courir.
– Donc, l’animal qui commet une méchante action, la fait sciemment, c’est-à-dire avec toute la connaissance que lui donne ce raisonnement instinctif qui lui fait éviter les poisons dans ses aliments ? mais, cher docteur, il est impossible que la somme d’intelligence dont il dispose puisse lui faire distinguer le bien du mal. J’en conclus qu’il est complètement innocent des méfaits qu’il a pu commettre. En est-il de même pour l’homme ?
– Assurément ; dans de certaines occasions. Qu’est-ce qui le distingue de la brute ? C’est précisément cette intelligence, cette lumière surhumaine qui en fait l’être supérieur par excellence de la création. Éteignez momentanément le flambeau ; que reste-t-il ? Une machine dominée par les instincts matériels, une organisation sans impulsion pour en régler les mouvements, une brute enfin. C’est du reste ce qui a été démontré d’une manière irréfragable par les beaux travaux de Cuvier, sur la structure du cerveau humain.
Chez les individus d’une intelligence supérieure, le cerveau cache toutes les autres partis de l’encéphale ; c’est-à-dire le cervelet, et la mœlle allongée, qui relie les autres organes à la mœlle épinière.
Chez les espèces inférieures, c’est le contraire qui a lieu. Eh bien ! je garantis ce fait que, parmi les monomanes, la structure du cerveau doit présenter, sinon un vice de conformation, du moins une configuration entièrement anormale. Et, tenez, pour vous citer un système déjà ébauché dans l’antiquité par Trasistrate, je suis persuadé que les cerveaux dont je vous parle sont dépourvus, ou à peu près, de circonvolutions et d’anfractuosités.
– Je vous répondrai comme le fit Gallien, à cette même époque : « Alors, les ânes, étant des animaux stupides, devraient avoir un cerveau uni, tandis qu’ils ont beaucoup de circonvolutions. »
– Gallien n’avait pas le sens commun dans cette occasion, car vous ne nierez pas que l’intelligence étant en rapport direct avec le volume et la surface du cerveau, celui qui par ses circonvolutions en présentera davantage, sera évidemment doué de la plus grosse somme d’esprit.
– Ceci est encore discutable, convenez-en ; car l’éléphant, dont le cerveau pèse trois fois plus que celui de l’homme, serait donc trois fois plus intelligent que moi ?
– Eh, eh !… mais ne plaisantons pas : il est bien établi que le poids du cerveau n’est déterminé que relativement au volume des animaux comparés, et non à leur masse absolue.
Revenons à notre sujet principal. Je vous disais donc que la maladie en question était une sorte de folie momentanée, et je le prouve.
Plusieurs éminents docteurs en ont attribué la cause à une lésion plus ou moins grave des lobes du cerveau ; d’autres, à l’adhésion des méninges aux circonvolutions cérébrales. Et pourtant on a vu des aliénés qui ne portaient aucune trace de ces affections diverses. Comment expliquer du reste, par ce moyen, les intermittences de lucidité et d’aberration ? – S’il s’agit d’une lésion organique, la cause persistant, l’effet doit être constant ; il n’y a pas de milieu.
– Qu’en conclurez-vous ?
– Une chose bien simple, et qui doit sauter aux yeux de tout le monde ; à savoir que la folie est un phénomène essentiellement psychologique, et que la physiologie n’a rien à y voir. Ainsi, la folie est la suspension momentanée de la volonté sur les actes du corps, et la reproduction d’idées qui ne sont soumises à aucun jugement de la part de l’intelligence.
Voilà pourquoi ces affections peuvent être intermittentes ; voilà pourquoi également elles peuvent se produire chez l’individu le plus sain d’esprit. C’est ce que l’on a appelé la monomanie, ou délire partiel.
– Et vous en arguez que la folie est uniquement une maladie mentale ?
– Ou à peu près : seulement je dois vous dire qu’elle peut être engendrée très souvent par des causes purement physiques, telles que la fièvre, l’abus de boissons spiritueuses, le libertinage, etc., mais, le plus souvent, c’est dans l’ordre moral qu’elle prend sa source. Il n’est pas rare de voir des gens perdre l’esprit par suite d’un chagrin d’amour ou d’ambition, de mysticisme religieux, ou à la nouvelle d’un malheur imprévu. »
Après cette tirade triomphante, mon brave ami se frotta les mains comme un lutteur qui vient de tomber son adversaire ; et il se préparait à me donner le coup de grâce, lorsque son domestique entra, portant un pli cacheté.
À peine eut-il jeté les yeux sur cette missive, qu’il se leva subitement, parcourant la chambre à grands pas, avec toutes les démonstrations de la satisfaction la plus vive.
Je saisis le papier qu’il avait laissé choir tout ouvert sur le parquet et, sitôt qu’il m’eut fait signe que je pouvais sans indiscrétion en prendre connaissance, je lus les lignes étranges qui suivent :
« Monsieur,
C’est demain à quatre heures qu’a lieu l’exécution en place de Grève du nommé Papavoine. Les précautions que vous m’avez indiquées ont été prises ; trouvez-vous en temps opportun à l’endroit désigné. Tout se passera comme vous avez paru le désirer.
Votre bien dévoué serviteur,
H. SAMSON. »
Je restai muet d’étonnement. Comment l’annonce de ce supplice pouvait-elle produire cet effet hilarant sur mon bon docteur ? – Il se chargea de me l’apprendre.
«Vous ne comprenez pas, me dit-il, pourquoi une chose aussi lugubre en définitive que le supplice d’un homme peut me causer toute la joie que je viens de manifester. Votre étonnement devra cesser bientôt quand vous saurez que j’attends depuis vingt ans l’occasion qui se présente. Pendant tout ce laps de temps, il est vrai, j’ai soumis à mes analyses les trois-quarts des têtes qui sont tombées sous le glaive de la justice humaine ; mais jamais je n’ai pu trouver un sujet intéressant pour les études que je poursuis, comme celui que le hasard me procure aujourd’hui. J’ai vu, en effet, beaucoup de malheureux accusés de crimes imaginaires, surtout pendant la dernière révolution ; plus tard, on m’en apportait d’autres qui étaient des monstres d’iniquité. Jamais je n’ai pu mettre la main sur mon type ; c’est-à-dire un individu ayant tué son semblable dans un moment d’hallucination, sans avoir eu conscience de son action. En ce moment, je le tiens, ou à peu près ; et vous ne voulez pas que je sois content ? – Comprenez tout le bonheur d’un horticulteur qui aurait trouvé la Rose noire ou le Dahlia bleu, et vous n’aurez qu’une idée de ma félicité. »
Je ne pus m’empêcher de m’écrier :
« Oh ! ces savants…
– Voilà, reprit-il, l’homme auquel j’ai affaire. Louis-Auguste Papavoine, fournisseur d’étoffes, né à Beauvais (Oise), âgé de 41 ans, a été condamné à la peine capitale par la cour d’assises de la Seine, pour avoir assassiné deux enfants dans le bois de Vincennes.
Ainsi, voilà un homme qui, sans la moindre provocation et sans but déterminé, va donner la mort à deux enfants de cinq à six ans, sous les yeux de leur mère, aux portes de la capitale, et dans un lieu des plus fréquentés. Évidemment, il y a là ce que je vous expliquais tantôt : la monomanie du meurtre, ou l’aberration mentale momentanée.
Pour comble de preuves, les antécédents de l’inculpé ne laissent rien à désirer sous le rapport de la moralité. Nous avons donc un individu qui, pendant quarante ans, a rempli son rôle d’honnête homme dans la société, et qui, à un moment donné, devient un assassin. Vous avouerez que c’est bien là le sujet d’une grave méditation.
L’instruction minutieuse qui a eu lieu, l’interrogatoire subséquent devant le jury, n’ont fait que confirmer ce fait. Le meurtrier ne connaissait pas même ses victimes, et jamais il n’avait existé de relations d’aucune nature avec eux, ni même avec leurs parents. Pour moi, il y a là un cas de lycanthropie spéciale que je ne saurais trop approfondir ; et si vous voulez voir quelque chose de curieux, vous n’avez qu’à venir demain entre quatre et cinq heures.
*
Je me gardai bien d’y manquer, comme vous pouvez le supposer ; seulement, au lieu d’arriver à l’heure indiquée, je me présentai bien longtemps avant.
« Quelle bonne inspiration vous avez eue, me dit le docteur en m’apercevant ; non seulement vous me serez très utile dans mes préparatifs, car je ne suppose pas que vous refusiez de me rendre ce service, mais encore vous verrez une chose que les circonstances ne vous permettront probablement plus d’examiner à loisir comme vous pouvez le faire actuellement.
– Quelles sont vos intentions ?
– Pas autre chose : faire parler la tête du supplicié, pour vous convaincre, vous et tous les incrédules de votre espèce. »
Je frissonnai dhorreur et d’émotion.
« Voilà comme vous êtes, vous autres, une insatiable ardeur vous pousse sans cesse vers l’inconnu, mais vous ne feriez pas le moindre mouvement pour écarter tant soit peu ce voile qui nous dérobe les secrets de la nature et de la vie. Il faut bien alors que ces pauvres savants, comme vous les appelez, se dévouent dans l’intérêt de la science… et de votre curiosité. »
La leçon était rude, mais méritée. Je me tus.
Il reprit :
« Comme je n’ai pas de rancune, je vais vous indiquer ce que j’ai fait depuis hier ; mais avant, je dois vous dire quelques mots sur la manière dont je dois procéder pour arriver à mon but.
Examinons d’abord ce qui manque à une tête coupée pour qu’elle possède les mêmes aptitudes qu’auparavant.
Quand elle se détache du tronc, il y a hémorragie provenant de la section des artères et des veines du cou ; puis, solution de continuité dans la trachée artère qui prenait sa respiration par la bouche et le nez.
Que faudrait-il donc faire pour empêcher l’écoulement du sang, et remplacer les poumons ? – deux choses : boucher les ouvertures béantes formées par la section des artères, et introduire dans celle du larynx un tube flexible aboutissant à un ballon de caoutchouc gonflé d’air, qui, par l’élasticité de la matière, tende à le pousser continuellement dans le tube, et de là dans les cartilages du larynx.
Mais pour que la tête parle, il faut qu’elle ait conservé l’usage de sa langue ; et, pour qu’elle réponde aux questions qu’on lui adressera, il est indispensable qu’elle les entende.
– Vous pensez donc faire revivre cette tête ?
– Pas le moins du monde : j’espère tout au plus continuer sa vitalité pendant le temps nécessaire à nos expériences.
– Mais elle souffrira horriblement, si elle garde le sentiment de sa situation.
– Je le crois ; du reste, nous traiterons également cette question quand le moment sera venu. Cette idée m’est certainement très pénible à supporter, mais, que voulez-vous, dans l’intérêt de la science… – Il y a un siècle seulement, on traitait de profanateurs les pauvres curieux comme moi, qui demandaient aux cadavres les secrets de la vie ; mais aujourd’hui, on a compris que là seulement pouvait se trouver le critérium universel, et on laisse faire.
Revenons à notre sujet, et occupons-nous de la voix.
La voix humaine prend sa source dans cette cavité qui se trouve à la partie antérieure du cou, près de la base du crâne, qu’on appelle larynx. À l’intérieur de cette cavité se trouvent deux replis membraneux qui sont les cordes vocales. Ces ligaments laissent entre eux une ouverture qu’on a nommée la glotte, laquelle est obstruée en temps voulu par une membrane : l’épiglotte.
Parmi les instruments admirables qui concourent à former la voix, il faut citer encore le voile du palais et la langue. La langue est mue par des nerfs qui partent, les uns de la base du crâne, les autres de l’os hyoïde situé sous la mâchoire inférieure. Cette mâchoire elle-même, la seule mobile, est mise en mouvement par des muscles venant du même point.
En conservant au supplicié l’os hyoïde et les premières vertèbres cervicales, auxquelles se rattachent les nerfs des dix premières paires, il restera à son service les moteurs suivants :
1° Les nerfs olfactif, optique et auditif ;
2° Les moteurs oculaires et pathétiques ;
3° Les trijumeaux et les faciaux ;
4° Le glosso-pharyngien et hypoglosse ;
5° Enfin, le spinal.
Voyons maintenant le rôle de ces diverses pièces.
Les ligaments vocaux agissent à la façon de deux lèvres, pour produire un son qui s’enfle en passant dans la cavité buccale. La glotte fait l’effet de l’anche d’un instrument à vent.
D’un autre côté,la bouche s’entrouvre plus ou moins, ou se referme, suivant le besoin, et la langue s’enfle, se contracte, en un mot, se prête à toutes les formes dont elle est susceptible.
L’air, arrivant des poumons, et passant à travers ces différents organes, modifie les vibrations sonores suivant leurs dispositions.
Nous sommes donc en possession d’un clavier parfaitement constitué, qu’il ne s’agit plus que de mettre en mouvement. Pour cela, je vous l’ai déjà dit, nous avons les nerfs moteurs des lèvres, de la glotte et de la langue. Il nous manque seulement les poumons et le diaphragme. Je les ai là, préparés d’avance, sous la forme d’un ballon élastique plein d’air comprimé, et auquel est adapté un tube flexible.
Passons à l’oreille.
Pour que la tête entende les questions que nous lui ferons, il est de toute utilité que rien ne manque à son système auditif, examinons-le donc.
L’oreille se compose d’abord du pavillon et du conduit auditif externe, qui sont chargés de percevoir les sons et de les conduire à l’intérieur. Plus loin se trouve le tympan, composé d’une membrane sur laquelle s’appuient plus ou moins fortement, suivant le besoin, trois osselets de formes diverses. Puis le limaçon et le labyrinthe où vient aboutir le nerf auditif.
L’extrémité de ce nerf, divisé en plus de mille fibres, baigne dans un liquide dont est rempli le labyrinthe, et perçoit par ce moyen les vibrations qui lui sont transmises par le conduit auditif.
L’air arrive à la caisse du tympan par un tube qui communique avec la partie supérieure du pharynx.
De ce côté, nous n’avons rien à faire : la section du cou n’empêche pas la circulation de l’air ; elle n’influe en rien non plus sur la sensibilité du nerf acoustique qui vient directement du cerveau.
De même, il ne faudra pas s’étonner de voir les yeux s’ouvrir, et les muscles du visage s’animer, de manière à changer plusieurs fois l’expression de la physionomie, pendant le cours de nos expériences. Vous en connaissez maintenant la cause.
Rien ne nous fait donc désormais défaut pour arriver à notre but. Étudions cependant l’opération au point de vue théorique.
Je vous ai dit que la décollation ne détruisait point la sensibilité nerveuse qui réside dans le système cérébral, pas plus que la faculté de penser et de raisonner ; et voici pourquoi :
Les aptitudes du cerveau ne peuvent être détruites que si l’organe est altéré, soit par une lésion grave, soit par la désagrégation des molécules constitutives, au moyen de narcotiques puissants ; soit enfin par la congestion du sang dans les lobes, ou un trop grand refroidissement.
Or, ici, tout reste intact : on n’a pas touché à la cervelle ni au liquide céphalo-rachidien, qui reste maintenu par la pression atmosphérique. Le sang artériel est retenu par des tampons qui ferment les ouvertures produites par la section ; et quand bien même on aurait négligé de prendre cette précaution, celui qui reste enfermé dans les veines par la pression de l’air suffirait encore pour conserver la vie pendant longtemps, pourvu qu’on ait soin de maintenir la tête dans une étuve chauffée à une certaine température, afin d’empêcher la coagulation de la fibrine qui charrie les globules.
Arrivons maintenant à la question de la souffrance. Vous connaissez sans doute, comme tout le monde, le fameux passage du discours que débitait le docteur Guillotin à l’Assemblée Nationale, pour faire adopter sa machine : « le patient, disait-il, doit éprouver tout au plus une légère fraîcheur au cou. »
Et plus loin :
« Avec cette machine, je vous fais sauter la tête d’un clin d’œil et vous ne souffrez point. »
Vous conviendrez que c’était du dernier bouffon. il est évident que la séparation de la tête et du tronc ne peut s’effectuer qu’en brisant la colonne vertébrale, et en scindant le nerf sympathique, ainsi que beaucoup d’autres qui correspondent aux différentes parties du corps. Jugez quelle atroce douleur doit supporter le malheureux patient.
Le tronc éprouve lui-même des tressaillements après la séparation, mais il n’a probablement pas conscience de ses souffrances, car c’est dans le cerveau que se rapporte toute la sensibilité du système nerveux.
Mais la tête, la tête… c’est horrible, rien que d’y penser !
Qui vous dit même qu’elle ne ressente pas le contrecoup moral des douleurs qu’éprouve le reste du corps, quoiqu’elle en soit détachée ? N’avez-vous pas vu des invalides amputés des deux jambes se plaindre de cors aux pieds ? – Je ne plaisante pas, soyez-en convaincu. – Et, en outre de la douleur physique, quelle ne doit pas être sa douleur morale, puisqu’elle se rend compte très distinctement de l’état épouvantable où elle se trouve !
Quelle agonie pire que toutes les morts !… Un éminent docteur a prétendu qu’il fallait près de trois heures pour que la vie fût retirée entièrement d’une tête détachée du tronc. Trois heures !… pendant lesquelles elle parcourt toutes les sensations de l’angoisse et de la terreur, voyant s’avancer à pas lents mais sûrs cette mort qui sera pour elle la délivrance, la fin des maux.
Ah ! le pauvre Guillotin a fait là un triste cadeau à l’humanité. – Mais je vous demande pourquoi, tant qu’on conservera la peine de mort, ce que déclare immoral, ne pas employer d’autre procédé pour ôter la vie aux criminels ?
Les moyens manquent-ils, et la science n’est-elle pas assez riche en expédients prompts et sûrs ? – Que n’emploie-t-on, par exemple, l’acide prussique qui foudroie ?
On l’a dit et redit sur tous les tons : dans le supplice, ce sont les apprêts qui sont les plus douloureux. Eh bien ! lorsqu’il faut qu’un homme meure, de par une loi atroce et barbare, pourquoi ne lui injecterait-on pas, en lui portant sa nourriture, par exemple, une goutte du poison instantané, au moyen d’une aiguille bien effilée ? L’effet serait immédiat, et le malheureux passerait de vie à trépas sans s’en douter.
Mais non ! il faut de la pompe et de l’éclat, comme à tout ce que nous faisons ; il faut la foule… et pourquoi ? La crainte de la guillotine a-t-elle, jusqu’à ce jour, effrayé un seul scélérat, empêché un seul crime ?
Mais, comme ce sujet nous entraînerait trop loin, et qu’il se fait tard, je vais vous dire en quelques mots les précautions que j’ai prises. Quelques termes de la lettre de l’exécuteur ont dû vous paraître pleins de mystère ; voici ce que je lui recommandais :
1° Avoir soin d’opérer la section du cou le plus près possible des épaules, de manière à conserver l’os hyoïde et plusieurs vertèbres cervicales.
2° Garnir le fond du panier où tombe la tête avec une couche de talc, afin d’éviter une trop grande hémorragie de veines.
3° Me faire porter cette tête, le plus tôt possible, dans une maison voisine du lieu de l’exécution, où j’ai retenu une chambre, pour boucher séance tenante les artères, au moyen d’obturateurs en amadou râpé.
Voici, en outre, ce que j’ai préparé ici :
D’abord, le ballon élastique muni de son tube à robinet, dont je vous ai entretenu. Puis, cette étuve, dont les parois sont de glace, afin que nous puissions voir toute la scène, et dont une vitre est percée d’un trou pour le passage des sons. Vous remarquerez qu’elle porte à sa partie inférieure un tube destiné à introduire la vapeur que produira, au moment voulu, ce matras plein d’eau, placé au-dessus de cette lampe. Un thermomètre posé à l’intérieur nous permettra de reconnaître la température.
Voici encore un excitateur, dont les branches pénètrent dans la cage vitrée, et qui pourra nous servir au besoin pour stimuler la sensibilité.
J’ai disposé, en outre, des cornets acoustiques que je me propose de fixer aux oreilles du sujet, pour lui rendre nos paroles plus compréhensibles.
Ce flacon d’ammoniaque pourra agir, s’il le faut, sur la muqueuse sternutoire, pour détourner le sommeil que la fatigue pourrait amener.
Vous voyez que je n’ai pas perdu mon temps, et que je n’ai omis aucune précaution. Je cours maintenant au rendez-vous ; attendez-moi ; je ne serai pas longtemps absent. »
*
Une heure s’était à peine écoulée que le docteur revint, portant un petit paquet sous son bras.
« Vite, vite ! me dit-il, il n’y a pas une minute à perdre ; je crains la coagulation du sang. Ouvrez la trappe de l’étuve et allumez la lampe à alcool. »
Pendant ce temps, il posait son ballot sur la table et déroulait les linges qui m’en cachaient le contenu. Quand il eut fini, je poussai un cri d’horreur, et m’adossai à la muraille.
J’avais là, devant moi, la tête de Papavoine qui me regardait avec des yeux démesurément ouverts. Je faillis tomber à la renverse. Pendant ce temps, le docteur avait mis la tête dans la cage de verre, après lui avoir introduit dans le gosier le bout de son tube en caoutchouc.
La première émotion passée, et la curiosité aidant, je m’approchai de nouveau pour voir comment tout cela finirait.
La tête était posée debout, la section du cou reposant sur le fond de l’étuve recouvert de talc en poudre, l’une des branches de l’excitateur la soutenait par-derrière. Sur le devant, une capsule de porcelaine contenait quelques gouttes d’ammoniaque. Les cornets acoustiques étaient attachés près des oreilles, et sur un des côtés latéraux l’orifice des matras dégageait une chaude buée.
Le docteur, après avoir allumé quatre bougies à l’entour de l’appareil, car la nuit était tout à fait venue pendant ces préparatifs, examinait attentivement le thermomètre.
« Ôtez la lampe ! me dit-il tout à coup ; nous sommes à 32° centigrades, c’est assez. »
Alors j’eus sous les yeux le plus étrange spectacle qu’il soit donné à un être humain de contempler.
Figurez-vous une pièce vaste et sombre, garnie du plancher au plafond de livres, d’instruments de physique et de pièces d’anatomie ; au milieu, la table, et sur cette table une tête coupée, sous un globe de verre. À l’entour, quatre bougies dont la lumière ne parvenait pas à éclairer les angles de la chambre ; et devant, le docteur, les cheveux hérissés, les yeux fixes et les narines frémissantes.
Non, jamais je n’oublierai la vue de cette tête au teint livide, à la bouche grimaçante, et à la barbe noire et souillée de sang.
Ce qui me reste à raconter tient tellement du prodige, que ce n’est que fort de mon autorité de témoin oculaire et auriculaire, que j’espère convaincre ceux qui liront cet étrange récit.
À peine le docteur eut-il mis en jeu la seconde branche de l’excitateur, que les yeux du supplicié se fermèrent convulsivement ; une grimace horrible contracta son visage, et une écume blanchâtre s’échappa de ses lèvres décolorées.
« C’est l’effet de la compression des glandes salivaires par les muscles faciaux, voilà que ça marche. – Approchez un peu la lampe, nous avons perdu deux degrés. »
Il me serait impossible de raconter les angoisses qui se reflétèrent en quelques instants sur cette face lugubre. Tout ce qu’on pourrait imaginer d’horrible et de terrifiant venait s’épanouir sur ces traits contractés par une atroce douleur. Je me sentis prêt à défaillir de nouveau.
Cependant, une solution de continuité ayant été établie entre les points de l’excitateur, une sorte de calme farouche et sombre sembla s’établir sur le masque, et le docteur profita de ce moment pour entrouvrir le robinet à air.
Un son rauque et qui n’avait rien d’humain sortit tout à coup de cette bouche hideusement contournée. Je ne pus retenir un cri d’épouvante, mon ami lui-même sembla s’émouvoir, car une pâleur mate envahit son visage ; il ne put néanmoins s’empêcher de s’écrier comme Archimède : « Eurêka !… vous le voyez, la tête parle ; elle a parlé. »
En effet, quelques sons mieux articulés commencèrent à se faire entendre. C’était une suite sans lien de monosyllabes et d’exclamations ; je parvins cependant à saisir ce mot : « Grâce ! »
« M’entendez-vous ? » cria le docteur, en approchant ses lèvres de l’ouverture aménagée dans la glace.
Les yeux du supplicié se tournèrent instantanément du côté d’où venait la voix ; mais la bouche resta muette.
L’excitateur fut mis en jeu, et aussitôt recommencèrent les convulsions et les cris d’angoisse.
« Je vous en supplie, mon bon ami, cessez de martyriser ainsi ce malheureux, » ne pus-je m’empêcher de crier.
Mais lui, les nerfs contractés :
« Il faut qu’il me réponde ! »
Puis, à la tête :
« M’entends-tu, enfin ?
– Oui, répondit-elle ; mais ôtez-moi ce que vous m’avez placé sous les narines… oh, que je souffre !
– C’est la capsule d’ammoniaque… enlevez-la. Nous y aurons recours de nouveau s’il est besoin. »
J’exécutai la prescription avec plaisir, enchanté d’adoucir un peu les souffrances du misérable ; le docteur reprit :
« C’est bien toi qui as assassiné les deux pauvres petits du bois de Vincennes ?
– C’est bien moi.
– Et pourquoi ?… dans quel but ?
– Le sais-je ! oh ! grâce.
– Ceci n’est pas une réponse ; on ne tue pas ainsi son semblable sans savoir pourquoi.
– C’est pourtant ainsi.
– Qu’espérais-tu en accomplissant ce crime ? Étais-tu poussé par la cupidité ou par la soif du meurtre ?
– Hélas ! que me demandez-vous… je ne connaissais pas ces innocents, pas plus que leur mère.
– Mais encore ?
– La mémoire me fait défaut… je ne sais pas… je ne me souviens plus… laissez-moi mourir !
– Je vais te rappeler. C’était deux petit enfants, l’un de cinq ans, l’autre de six : leur mère les accompagnait à la promenade, vers le bois de Vincennes ; et toi, tu es venu et tu les as tués.
– Ah ! oui… je me rappelle… deux petits anges, beaux comme le jour… pourquoi donc les ai-je tués ?
– Il me semble que tu dois le savoir. »
En ce moment, la tête ferma les yeux ; ses lèvres se contractèrent, et de grosses larmes coulèrent de ses paupières closes.
« Chauffez fort ! me cria le docteur ; remettez la capsule ; vite, vite ! »
Et, en même temps, il rétablissait le courant électrique.
Mais, malgré tous ces soins, la tête ne bougeait plus.
« Malédiction ! hurlait mon pauvre ami, tout est fini : voici la période d’inertie qui commence. Échouer au moment de toucher au but ! Il n’y a qu’à moi que ces choses-là arrivent. »
C’en était fait réellement ; nous eûmes beau élever la température de l’étuve à un degré insensé, introduire l’ammoniaque liquide dans les narines, lui injecter tout le fluide d’une forte pile de Bunsen, la tête ne bougea point.
« Elle est froide, me dit le docteur après avoir promené sa main sur la face rigide. Quel malheur ! au moment où j’allais trouver la solution de ce problème qui a occupé toute mon existence !… voilà la mort qui vient, plus rien à espérer ! »
Et le pauvre savant, presque aussi pâle que le cadavre qu’il avait devant lui, se renversa dans son fauteuil et se couvrit le visage de ses deux mains.
Je profitai de ce moment pour entrouvrir la porte du cabinet et sortir. J’étouffais ! j’avais besoin de respirer l’air pur du dehors, et de revoir quelques personnes vivantes ; l’atmosphère que je venais d’abandonner m’eût rendu fou si j’étais resté un instant de plus.
Ce n’est même qu’en frissonnant que je parviens aujourd’hui à raconter cette scène bien digne de figurer dans les tableaux de l’Apocalypse, ou dans la série de supplices que Dante a imaginés pour ses damnés.
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NOTE. Le lecteur doit tenir compte ici de l’époque où avait lieu cette discussion. On pensait alors que l’intelligence d’un animal était relative au poids de son cerveau. On a reconnu depuis la fausseté de cette méthode, et on l’a abandonnée.
1876
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(in Journal de Vienne et de l’Isère, trente-sixième année, n° 62, samedi 5 août 1893)
Chaque année, lorsque vient la fin de juillet, j’éprouve le besoin d’aller à la campagne. Je quitte volontiers le fracas de la grande ville, son roulement incessant, son mouvement fatigant, son atmosphère surchauffée, presque irrespirable, pour aller humer avec délices l’air pur des bois et des prairies. Je me rends dans un simple village assez éloigné de toute station de chemin de fer, où passent encore peu d’automobiles, où aucun cours d’eau poissonneux n’attire le pêcheur, où aucune forêt giboyeuse n’attend le chasseur, où même aucun site ravissant n’appelle le touriste. Pas non plus de vastes propriétés, de parcs ombreux. Rien que des maisons basses, avec pignons sur la grande rue, quelques ruelles transversales partant de la route principale, et voilà tout. Des fermes, des jardins rustiques, des pâturages séparés entre eux par des haies vives ou des treillages en fil de fer. Au loin, sur une petite éminence de terrain, deux moulins.
Au milieu de ce village peu accidenté, mais verdoyant du Nord, appelé Murville, le clocher d’une modeste église, couverte en ardoises, surplombe les maisons et a l’air d’un berger surveillant ses moutons. Autour de l’église, le petit cimetière s’étend, nonchalant et plutôt pauvre, égayé de quelques arbres où pépient les oiseaux, de trois ou quatre sentiers étroits où picorent quelques poules. Un mur bas sépare le champ de repos du jardin du curé, entourant le presbytère tapissé de capucines et de vigne-vierge. C’est là que j’aime à venir rêver, pendant mon séjour dans ce village, me promener dans les hautes herbes et les sentes fleuries. Qu’il ferait bon reposer là ! Quelle différence avec les vastes nécropoles de nos cités bruyantes, où l’on ne goûte qu’un calme relatif, où tout est aligné comme dans des rues, où tout est numéroté, classé, catalogué, où des plaques d’émail indiquent carrefours, avenues, allées, quartiers ! Il le faut, hélas ! De tant d’êtres qui disparaissent journellement, il ne doit subsister qu’une trace dans un e division, une case quelconque. Un carré avec des initiales, une date, un nom : voilà ce qui, reste d’un talent, d’un génie, d’un être de rêve ou de science, de travail ou d’oisiveté !
Au contraire, dans ce cimetière champêtre, rien n’est en ligne ; c’est la nature dans son plein épanouissement, cachant mater-nellement quelques dalles, montrant de minuscules jardinets pieusement entretenus, des couronnes de buis, de perles, de métal, accrochées à quelque grillage. Dans les arbres, les oiseaux chantent ; dans le gazon, les insectes bruissent et bourdonnent ; des fourmis laborieuses traversent les allées ; des abeilles s’affairent autour des fleurs pour se diriger ensuite vers un rucher voisin. Et, par-dessus tout, un rayon de soleil anime êtres et choses, répand la gaieté et la quiétude sur ce petit coin ignoré de la foule. Oui, qu’il ferait bon y reposer un jour !
Ce rêve n’est pas impossible. Je possède de la famille dans le pays, notamment mon excellent grand-père, qui a quatre-vingts ans sonnés. L’aimable vieillard, toujours souriant, a sa place marquée d’avance dans ce cimetière, à côté de sa femme, qui y est inhumée depuis dix ans, et de deux de ses enfants, enlevés à la fleur de l’âge.
Le bon grand-père contribue à rendre mon séjour dans ce village très agréable. Nous nous entendons si bien ! Tandis que la vieille servante Nanon prépare les repas, nous nous promenons en devisant. Après m’avoir demandé des nouvelles de la grande ville, où il vient me voir trop rarement, après m’avoir interrogé sur mes études et mes travaux littéraires, il me raconte des histoires du bon vieux temps, me fredonne quelques chansons du pays qu’il n’a jamais quitté, mais d’où tant de gens sont partis pour ne plus revenir… Il déplore la perte de chers disparus, d’êtres aimés, puis philosophiquement, me dit :
« Tiens, allons donc au cimetière, comme à l’ordinaire, pour leur souhaiter le bonjour ! »
Nous dirigeons nos pas de ce côté.
Quelquefois, nous rencontrons, à l’autre face du mur de clôture, M. le curé, le tablier bleu autour des reins, en train de cultiver son jardin, de couper les branches d’arbres gênantes, de ratisser les mauvaises herbes ou d’arroser ses légumes. Il ouvre la légère grille séparant le cimetière de son jardin et nous y pénétrons. Nous en faisons plusieurs fois le tour, en admirant la propreté et la bonne tenue de ses plates-bandes, de ses allées sablées. Puis nous prenons congé de lui, de ce brave abbé Mitsy.
Un jour de la semaine dernière, comme nous le cherchions dans son jardin afin de l’inviter à dîner pour le dimanche suivant, nous en tendîmes la vieille servante nous crier :
« Hé bé ! M. le curé est dans son église, donc, pour la faire belle ! C’est l’Assomption demain.
– Merci, Marie. Nous voudrions lui dire un mot.
– Faut-il l’aller quérir ?
– Non, non ; nous irons le trouver dans l’église.
– En ce cas, je vas donner à manger aux poules et aux oiseaux. »
Et Marie se dirigea, de toute la vitesse de ses vieilles jambes, vers le fond du jardin, où étaient le poulailler et la grande volière. Nous l’entendîmes revenir en grommelant :
« Y a pas de bon sens ! Toutes nos poules sont dans le cimetière, à c’tt’ heure ! M. le curé aura laissé la porte ouverte. Je vas les chercher. »
Elle marcha derrière nous en ajoutant :
« Comme si ell’s pouvaient pas rester là, dans la basse-cour ! Mais non, faut qu’ ça vagabonde ailleurs !
– Voyons, Marie, ne vous fâchez pas. Nous les apercevons, vos poules ; nous allons vous les renvoyer par le jardin. »
Nous chassâmes les poules du côté de la basse-cour, puis nous pénétrâmes dans l’église.
Là, nous trouvâmes M. le curé, un pot de couleur brune à la main, un pinceau de l’autre, en train de badigeonner le bas des murs et la première marche de l’autel de la Sainte-Vierge.
« Soyez les bienvenus ! nous dit-il en redressant sa haute taille. Hier, j’étais jardinier ; aujourd’hui, je suis peintre. Je fais la toilette de ma maison.
– Comme c’est joli et reluisant ici ! m’exclamai-je. Quel air engageant a votre église !
– Dame, il le faut bien ! C’est la maison du bon Dieu ; elle doit être accueillante à tous. Je suis son portier. J’arrange tout pour le mieux, et demain il y aura des visites. Il faut que les visiteurs soient charmés par les yeux et par le cœur.
– C’est un bijou, savez-vous. Vous l’entretenez à merveille ! »
Je regardai de tous côtés. Tout à coup, je m’écriai, levant la tête :
« Tiens, des hirondelles !
– Oui ; il manque un coin de vitrail en haut de cette chapelle. Les hirondelles s’en sont aperçues et sont venues bâtir leur nid dans cet angle. Elles élèvent toute une nichée. Elles ne seront pas dérangées, allez ! »
Les hirondelles voltigeaient, entraient, sortaient en poussant de petits cris.
L’abbé poursuivit :
« Voyez-les dans l’exercice de leurs fonction, sans crainte et sans embarras ! Elles sont là chez elles. Si c’est la maison du bon Dieu, c’est aussi la maison des oiseaux. »
Ces allées et venues me ravissaient, ainsi les paroles du bon curé. Il ajouta :
« Demain, je vous montrerai une vraie maison d’oiseaux, au bout de mon jardin.
– Ah ! oui, la volière dont grande-père m’a déjà parlé. Nous en serons enchantés. »
Nous fîmes alors notre invitation, pour le dimanche suivant, à l’abbé qui remercia en acceptant très volontiers :
« Mais à la bonne franquette, c’est entendu ?
– Certainement.
– En attendant, comme demain est jour de fête, venez donc au presbytère, après l’office. Nous dégusterons un certain vin blanc dont vous me direz des nouvelles : un Châteauneuf-du-Pape authentique ! Puis nous irons voir la volière, la fameuse volière, dont Marie vous fera les honneurs.
– Marie… et vous ?
– Oui, moi aussi, mais… avant, c’est-à-dire à l’heure de l’apéritif, et… après la visite de la volière.
– Mais pourquoi pas pendant la visite ?
– Marie prétend que j’intimide les oiseaux.
– Même les hirondelles ?
– Non, pas les hirondelles de mon église. L’église est leur maison ; c’est mon domaine aussi, tandis que le poulailler et la volière sont le domaine de Marie. Elle vous contera même une histoire curieuse…
– À propos de la volière ?
– Justement. Je n’en dis pas plus. Demain, vous entendrez, de sa bouche, cette merveille histoire, dont vous constaterez peut-être la véracité.
– Vous m’intriguez, monsieur le curé. Je voudrais être à demain !
– Moi aussi. Ce sera un bien beau jour ! Mais j’ai encore cette marche à terminer, et l’angle, à droite du mur, à barbouiller ; tout doit être sec pour demain. Dès l’aube, je mettrai, sur l’autel, la tapisserie bleu ciel et argent au petit point, et une nappe de la plus fine batiste, avec dentelles. Oh ! notre douce Vierge sera satisfaite : il me semble la voir sourire du haut de son socle ! »
En effet, un mince rayon de soleil, filtrant par le haut, éclairait la figure de la Vierge Marie et semblait animer ses lèvres d’un sourire fugitif.
Nous prîmes congé de l’abbé qui se remit à brunir, avec ardeur, sa marche et son angle mur, à droite de l’autel.
« Il me tarde d’être à demain ! dis-je à mon grand-père en retournant chez nous.
– Moi aussi. Je sais que cette volière est grande et belle, et qu’elle renferme beaucoup d oiseux. Mais que peut-elle bien avoir d’extraordinaire et de mystérieux ?
– Demain nous le saurons, grand-père. »
Le lendemain, prêts tous les deux de bonne heure, nous nous acheminâmes vers l’église, où l’office divin commençait. J’eus bien quelques distractions pendant la grand’messe. Je levais la tête pour voir le manège des hirondelles, un peu intimidées par la nombreuse assistance endimanchée, les notes ronflantes et bourdonnantes de l’harmonium. Malgré le bruit des chants, la musique constante et la présence des fidèles, elles continuaient leurs allées et venues. Je songeais également à la volière, la volière merveilleuse dont j’avais rêvé toute la nuit…
Encore un quart d’heure, et la grand’messe finirait. Qu’elle me parut longue ! Enfin l’Ite missa est fut prononcé d’une voix forte et chantante par l’abbé Mitsy rayonnant. Les assistants s’égrenèrent peu à peu. L’église se vida. Un petit tour au cimetière, et nous voilà entrant au presbytère.
« Belle journée ! fit l’abbé en nous voyant. Vous entendrez bien, aujourd’hui, le chant des oiseaux. N’est-ce pas, Marie ?
– Dame, j’ crois qu’ oui, monsieur le curé.
– Allons, sors-nous une de ces bouteilles… je n’ai pas besoin de te dire laquelle. Inutile de te recommander de ne pas la brusquer. Là, voici des biscuits à la cuiller. »
Le vin fut débouché avec précaution, puis versé lentement. On le trouva exquis. Je trempai dans mon verre deux biscuits.
Mon grand-père faisait claquer sa langue, en connaisseur. L’abbé fermait un œil pour mieux savourer ce nectar.
« Allons, Marie, une larme, un dé, un doigt de vin ! C’est aujourd’hui ta fête. Et un biscuit, deux si tu veux. Trinque avec nous !
– Merci bon, monsieur le curé.
– Eh bien ! père Émile, dit l’abbé à mon grand-père, comment le trouvez-vous ? Y retournerons-nous ? Oui, n’est-ce pas ?
– Un velours ! On communierait bien tous les dimanches avec un vin pareil ! »
Et tout le monde de sourire, en disant :
« Vive la Sainte-Marie !
– Maintenant, allons au jardin ! » ajouta l’abbé Mitsy.
J’attendais ce moment avec impatience.
Nous fîmes le tour des allées bien ratissées ; nous admirâmes les choux monstrueux, les salades appétissantes, les fleurs agréables, les poires déjà dorées, et nous arrivâmes enfin devant le poulailler – dont tous les hôtes étaient partis, naturellement, – puis devant la volière, d’où sortait un joli ramage. Les oiseaux y étaient comme en liberté. Un arbuste y était planté ; des nids se trouvaient maintenus dans de minces poutres creusées et entourées de quelques fils de fer très souples.
L’abbé enleva une sorte de palissade en paille, qu’il avait laissée, le matin, contre le grillage d’un des côtés de la volière, en raison d’un vent d’est assez froid. Rien ne gênait plus la vue.
Nous admirâmes de nombreuses espèces d’oiseaux : canaris, bruants, fauvettes, linottes, pinsons, bouvreuils, sansonnets, petites perruches inséparables, aux robes chatoyantes et bariolées, offrant un magique coup d’œil. Tout ce petit monde vivait en bonne harmonie, trouvait, dans les angles, des graines, de l’eau, de la pâtée, de la verdure que la bonne Marie apportait deux fois par jour. Ces gentils oiseaux étaient si familiers, qu’ils venaient manger dans sa main. Ils voltigeaient, se poursuivaient avec bonheur, gazouillaient, s’appelaient, s’embrassaient, se donnaient la becquée. L’espace, relativement grand, dont ils jouissaient, leur offrait l’illusion de la liberté. Et l’illusion, c’est tout, dans la vie. Ils ne sentaient pas prisonniers, et ils étaient joyeux. Ils remerciaient, dans leur langage, le Dispensateur de tous biens qui donne l’air, soleil et la pâture à ses plus infimes créatures.
« Quel joli concert ! murmurai-je. Est-ce doux ! Est-ce fin ! Est-ce délicat ! »
L’abbé eut un bon sourire. Il dit alors :
« Allons, Marie, je vous laisse un instant avec nos hôtes. Racontez-leur votre histoire. »
Il s’éloigna. Marie se rapprocha de nous et déclara :
« Elle n’est pas ben longue, mon histoire, et je ne suis pas éloquente. Je ne parle pas comme M. le curé en chaire, moi. Mais vous m’excuserez. Je vais vous parler comme je peux et de mon mieux. Vous me comprendrez. Vous jugerez par vous-mêmes si je dis la vérité, à la condition que le miracle s’accomplisse, car c’est un vrai miracle du bon Dieu !
– Allez, Marie ; nous sommes tout oreilles.
– Voilà. Vous entendez les oiseaux, n’est-ce pas ?
– Oui. Quelle harmonie délicieuse !
– Combien croyez-vous qu’il y en ait, de chanteurs ?
– Mais… environ quinze ou vingt.
– Une vingtaine, c’est cela, c’est le compte. Ils chantent presque tous.
– Comme ils sont joyeux, quand vous approchez ! Comme ils vous font fête !
– Je les aime ben aussi, allez. Mais si vous entendiez quand j’entre dans la volière !
– Montrez-nous cela, Marie !
– Un instant ! Éloignez-vous un peu, pour ne pas les effaroucher, ces petiots. Quand j’entrerai, vous avancerez tout doucement pour bien voir et bien entendre. »
Nous fîmes ce que Marie nous demandait. Nous la laissâmes s’avancer seule et nous demeurâmes à quelque distance.
Marie s’approcha de la volière, une botte de séneçon à la main. Elle ouvrit la porte, entra, et nous restâmes sur place, médusés.
Un concert incomparable arrivait à nos oreilles. Des fusées de chant éclatèrent ; ce n’étaient que trilles éperdus et roulades triomphantes. Il nous semblait que la volière s’était agrandie, devenait immense, sans limites ; qu’au lieu de vingt oiseaux, il y en avait cent, deux cents, qui s’égosillaient en notes perlées et exquises. Nous avançâmes petit à petit ; le bruit devenait plus distinct, plus fort, mais tout aussi harmonieux. C’était l’hymne éternel de joie et de reconnaissance, qui s’envolait sur les ailes éployées et frémissantes des hôtes de la volière vers le Créateur. C’était un remerciement unanime et suave qui montait jusqu’aux régions éthérées…
Nous étions maintenant à côté de la volière, absolument stupéfaits et ravis, immobiles pour ne pas disperser ce mirage. Cependant, nos sens n’étaient pas abusés. Nous entendions réellement ces voix innombrables, si bien fondues en un chant délicieux et puissant ; nous voyions, de près, les oiseaux se percher, en gazouillant, sur les bras, les épaules, la tête de Marie, venir picorer dans sa main les graines apportées. Nous n’étions pas victimes d’une illusion. Il fallait nous incliner devant le fait accompli, sans pouvoir nous l’expliquer de façon plausible.
Marie, nous voyant troublés, jugea que le miracle s’était opéré pour nous. Elle sourit et nous dit :
« Alors, vous entendez ? Ils sont nombreux, très nombreux, n’est-ce pas ?
– Oui, en effet !
– Vous voyez, au lieu de vous parler, j’ai préféré agir. J’ai commencé par là.
– C’est la meilleure preuve.
– J’ai bien fait ; puisque vous entendez, vous, je n’ai pas besoin d’ajouter grand-chose. Cependant, je vais vous expliquer ce que je ressens.
– Oui, oui, c’est cela.
– Eh ben, quand je suis ainsi avec mes petits amis, mes petits enfants, je les sens tous autour de moi, me disant bonjour, me remerciant. Je les entends chanter, je les vois voler. Mais j’en entends d’autres, beaucoup d’autres ; je sens d’autres ailes, d’autres petits becs me frôler ; je sens d’autres corps menus et légers se poser sur moi, près de moi, des souffles rapides et doux produits par des ailes qui passent et m’environnent. Voilà. Comprenez-vous, à présent, que je parle d’un miracle ?
– Oui, c’est bien un miracle, Marie.
– Savez-vous ce que je crois ? J’ai élevé ici de nombreux oiseaux, et j’en ai perdu : beaucoup ont disparu. Ce sont leurs petites âmes, légères comme un brin de duvet, qui viennent retrouver leurs semblables, gazouiller avec eux, voltiger avec eux. Ce sont les petits absents, qui reviennent là où on les a soignés et aimés.
– Vous êtes dans le vrai. J’y pensais depuis un moment. Vos chers petits reviennent dans le milieu où ils ont évolué, où ils ont progressé ; ils se plaisent, à nouveau, à demeurer parmi leurs frères, près de vous, à l’endroit même où on les a tant choyés.
– Oui, c’est ben cela que je pense. Mais vous le dites mieux que moi.
– Leur petite âme légère, très frêle, est cependant de la même essence que la nôtre, qui est immortelle.
– C’est trop sérieux pour ma pauvre tête ! Mais je vous comprends. Mes petiots sont là, avec les autres. Je les entends, je les sens, si je ne les vois pas. Et je suis contente de savoir que je ne suis pas seule à les entendre, que ce ne sont pas des imaginations que je me fais. Écoutez-les, écoutez-les encore ! Sont-ils mignons ? Quelle quantité de voix !
– C’est sublime ! c’est extraordinaire ! Mais c’est réel, nous le constatons bien ! »
Marie sortit de la volière. Le concert continua, formant un accompagnement varié et étincelant à nos organes monotones. Je regardais la volière. Elle n’avait que deux mètres carrés. Mais, en fermant les yeux, je la voyais dix, vingt fois plus grande, n’ayant pas de limites définies. J’entendais toujours ces voix merveilleuses et innombrables dont Marie avait donné la simple explication. C’était miraculeux et naturel à la fois : miraculeux pour les effets, naturel pour les causes. J’étais sous le charme. Marie nous parla encore.
« Ce qu’il y a de plus drôle, affirma-t-elle, c’est qu’ils ne chantent pas tous quand M. le Curé est dans le jardin. Les présents chantent, et c’est tout. Les invisibles sont effarouchés ; ils sentent peut-être que M. le curé, qui est un saint homme pourtant, les place dans le domaine de la fantaisie, comme il dit. Je suis sûre, et vous aussi maintenant, que ce ne sont pas des imaginations, que je n’ai pas la tête à l’envers !
– C’est certain, ma bonne Marie, fit mon grand- père. Nous tâcherons de convaincre M. le curé, de lui rendre tangible le miracle de la volière ! Mais je l’aperçois qui vient à nous. »
En effet, l’abbé Mitsy s’avançait doucement. Le concert diminua d’intensité, pour en arriver à des proportions normales.
Ceci corrobora les réflexions de Marie. Et pourtant, les principes religieux ne sont pas incompatibles, bien au contraire, avec ces faits étranges à l’abord, mais prouvés déjà par des savants et des hommes éclairés, dont la bonne foi ne saurait être mise en doute.
« Eh bien ! dit le bon curé, êtes-vous satisfaits ?
– Oh ! oui, c’est merveilleux, et nous en reparlerons.
– Mais je n’ai jamais pu assister à ce spectacle enchanteur, déclara-t-il en souriant. J’effarouche les oiseaux, comme dit Marie. Jusqu’ici, je n’ai pas pris ses allégations au sérieux ; je suis un profane en la matière. Je suis comme Saint-Thomas, moi ; il me faut des preuves.
– Vous en aurez ! lui répondis-je, en jetant un regard d’intelligence à la vieille servante. Vous serez à la fois convaincu et émerveillé. Je m’en charge, avec l’aide de Marie, bien entendu. Et ce jour-là, au prône, devant vos fidèles paroissiens vous ferez peut-être votre plus beau sermon sur l’immortalité de l’âme ! »
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(Professeur Max, Au Seuil de l’Inconnu ; nouvelles psycho-physiologiques, Paris : P. Macron Imprimeur-Éditeur [s.d.])