Depuis le tragique « fait-divers » qui, un matin de janvier 1855, mit en émoi, rue de la Vieille-Lanterne, les buveurs tôt levés et les commères, le nom du romantique suicidé n’est pas tombé dans l’oubli. En fouillant le malheureux Gérard, à la Morgue, on trouva sur lui un passeport pour l’Orient. Il en portait un autre, que la police ne sut pas lire. Sa poche de pendu contenait un sauf-conduit pour la postérité.
Non pour une postérité bruyante et claironnante ; non pour celle qui clame ses admirations ou les publie à son de trompe. À d’autres, les commémorations ou les exhumations à grand apparat. Gérard de Nerval ne sera jamais panthéonisé. C’est une élite qui veille sur sa mémoire ; quelques délicats, amis discrets d’un art très fin, quelques dévots à qui les manifestations répugnent et qui préfèrent à la piété démonstrative la ferveur d’un culte intime. Ils se souviennent que ce mort, qui n’a point subi la mainmise d’une gloire officielle, fut, de son vivant, un « passionné de l’incognito ». (1)
Pourtant, il leur échappe de dire à haute voix et même d’imprimer leur sentiment pour cet écrivain non classé dans les manuels. Parfois, c’est une allusion il arrive même que c’est un article ; et mieux encore. Il y a quelques mois, un livre paraissait, une biographie abondante, riche d’informations, écrite de main d’artiste. (2)
Elle recevait bon accueil. Et voici que, ces temps derniers, en une occasion solennelle, le plus jeune de nos académiciens et l’un des plus illustres (3) évoquait le poète charmant qui nous apprit à goûter les ballades écloses dans l’Île-de-France. Il le faisait apparaître dans la patrie de son enfance et de son rêve, en plein paysage du Valois, décor à la Watteau que l’automne voile d’un écran de douceur et de mélancolie. Il disait la grâce expressive et le pur français des vieux airs dont Sylvie nous apporte l’écho exquises inspirations, « mêlées d’église, de guerre et d’amour, et qui palpitent demi-mortes sur d’anciens lieux de fêtes. » Quelque chose toutefois, en cette résurrection, nous peinait. Un instant, nous apercevions, dans le « fol délicieux, » le client du docteur Blanche. N’était-ce pas lui qui se promenait par les rues de Senlis, en tenue bizarre, affublé d’un manteau rouge, une volaille sous le bras ? « Je vais, disait-il, sacrifier un coq à Esculape. »
Il venait, d’ordinaire, en ce pays, dans les bois qui avoisinent Châalis et Dammartin, invoquer pour sa guérison, ou en remercier, une autre divinité. Pour exorciser les « esprits inférieurs » qui s’agitaient en lui, pour chasser la « meute hurlante » contre laquelle il se débattait (4), il recourut plus d’une fois, non pas à un dieu du paganisme, mais à une fée. Car c’en était une, la belle dentellière de Loisy qui lui fredonnait de si jolis refrains, tout en remuant ses fuseaux. Il aurait pu dire, comme Henri Heine son ami : « Aux jours de ma jeunesse, dans les bois, dans les bois… les elfes ont gracieusement voltigé autour de moi… » Sylvie lui avait été, dès son enfance, un génie familier et doux. Si, plus tard, un autre souvenir éclipsa celui de la petite fille à la peau hâlée, aux pieds nus, au large ruban flottant parmi des tresses noires, il sut, aux heures de détresse, voir dans Adrienne le fantôme décevant et reconnaître en Sylvie une prometteuse de bonheur vrai.
C’est à elle qu’il criait : « Sauvez-moi !… » Mais ne refusa-t-il pas le salut qui était en elle ? S’il la trouva, certain jour, si différente de la paysanne qui pêchait les écrevisses dans la Thève et la Nonette, si elle désapprit les vieilles chansons, si elle se fit « demoiselle, » pour devenir la femme d’un pâtissier, Gérard dut s’accuser lui-même. Car il l’avait bien longtemps délaissée. Quand il la vit perdue pour lui, il dit adieu à la « réalité douce » et courut de nouveau à sa chimère. Il envoya un bouquet de Mme Prévost à cette Aurélie, en qui il poursuivait l’image d’Adrienne, et, le lendemain, il partit pour l’Allemagne.
*
« Qu’allais-je y faire ? se demande-t-il. – Essayer de remettre de l’ordre dans mes sentiments. »
Était-il bien sûr d’y trouver un lieu d’apaisement et de cure morale ? Ce qu’il y eut de tourmenté en lui, et d’exalté, ne s’explique-t-il point – en partie – par des influences germaniques ? Dans cette « victime du romantisme, » qui garda en son art tant de qualités classiques, son récent et pénétrant biographe ne voit-il pas surtout une victime des climats d’outre-Rhin ? Les germes morbides qui sommeillaient en lui ne purent que s’éveiller dans son pèlerinage sur le Brocken, en compagnie de Faust et de Méphistophélès, au bruit du sabbat. M. Gauthier-Ferrières n’exagère pas :
« L’Allemagne fut pour lui le chemin de la folie. »
C’est pour cela, sans doute, qu’elle l’attirait si fort. Combien souvent, avec ou sans argent dans sa poche, il s’achemina vers « la terre de Gœthe, le pays d’Hoffmann… Teutonia, notre mère à tous ! » disait-il.
Au sortir de la retraite où sa raison, une première fois ébranlée, avait pour un temps recouvré de l’assiette, il était retourné à Vienne, où déjà l’avait saisi le vertige du suicide. Ce fut encore en Allemagne qu’il courut, aussitôt obtenu son exeat de chez le Dr Blanche, où il avait fait un nouveau séjour, après sa seconde et grave rechute. Sa libération fut signée le 27 mai 1854. Le 30, il était à Strasbourg, à l’hôtel de la Fleur, d’où il écrivait : « Je travaille, je fais de jolies choses. » (5) M. Gauthier-Ferrières, qui cite ce billet à un ami en mentionne un autre adressé le 20 juin, de Donauwerth, par Gérard à son père. Entre ces deux dates, le voyageur avait passé à Munich et à Nuremberg. Nous en avons la preuve dans une lettre du 18 juin à Francis Wey, précieux document par les impressions esthétiques et l’état moral dont il témoigne. (6) En ces trois pages, d’une écriture fine, élégante et sage, où rien, je suppose, ne révélerait à un graphologue le client du médecin aliéniste, Gérard est tout entier.
« Munich.
MON CHER FRANCIS,
Je ne sais si la lettre que je t’ai écrite de Bade te sera parvenue ; car, comme celle-ci, elle ne t’était pas adressée directement. Je regrette bien de ne t’avoir pas vu à mon départ, mais vous étiez à la campagne et il fallait enfin se décider. Je viens de parcourir encore ces bords du Rhin, objet pour nous deux de tant d’illusions et de désillusions. J’y ai recueilli de quoi travailler longtemps, non seulement sur ce vieux sujet, mais sur le petit monde de pensées qui éclôt an milieu du grand. Je t’avouerai que je sens mon genre d’esprit bien moins déplacé ici qu’ailleurs, et surtout au centre même de la civilisation et des lumières et de ce que nous appelons l’école du bon sens. Nous sommes tous un peu fous dans cette bonne Allemagne, mais nous l’avouons franchement. Je me suis à peu près décidé à aller voir Ratisbonne et Nuremberg ; ensuite je verrai. Le calme me revient tout doucement, mais pour de bon, je crois ; le grand air et la locomotion m’avaient encore un peu rendu ces agitations qu’il faut craindre. Mais c’est passé, et j’y prends garde. Dis à ta femme que je regrette bien de ne lui avoir pas fait mes derniers adieux, mais en vérité j’étais honteux de ne point finir par en finir. Le pavé de la vieille ville était gluant, tu en conviendras.
Je renonce à te remercier des peines que tu t’es données pour moi ainsi qu’Eugène (7) ; mais je n’oublierai pas que j’ai trouvé ta main pour m’aider jusqu’au dernier moment.
Je reprends cette lettre à Munich, et je comprends pourquoi j’en ai commencé plusieurs sans te les envoyer. J’étais encore agité, comme on dit à la maison B. Depuis quelques jours, je me sens très bien ; l’exercice et l’isolement agissent. Quoiqu’on puisse dire que le méchant vit toujours seul, le bon a besoin d’être seul quelquefois, et, franchement, la société avait abusé de moi tout autant sans doute que j’avais abusé d’elle. Je n’en aurai que plus de plaisir à mon retour en embrassant mes vrais amis. Vous savez qui je veux dire.
Je conjecture que tu es absent de Paris à cette heure ; mais ta femme voudra bien lire cette lettre et la prendre pour elle, en attendant que je lui écrive directement.
Je m’aperçois que je deviens très catholique en traversant ces beaux pays où on l’est si facilement et si poétiquement. J’ai entendu environ trois messes, ce jour même qui est le dimanche de la Fête-Dieu (8). Mais je n’y ai pas grand mérite, car elles étaient en musique et dans des églises à rocailles par un temps splendide, avec des chœurs et des fioritures d’opéras italiens. Ensuite je suis allé voir les musées, et je choisis ce moment de joie douce pour vous écrire. Je ne sais trop quoi vous demander. Où m’arrêterai-je ? À Nuremberg sans doute, mais les lettres mettront plus de temps à se croiser… Si quelqu’un avait le loisir d’en envoyer toujours une à Ratisbonne ? Mais voyez comme je suis incertain moi-même. Enfin, si je n’y allais pas, je la ferais revenir d’ailleurs. C’est que je change un peu d’itinéraire selon le temps et les occasions.
J’étudie beaucoup, ou du moins tant que je peux. Me voici à mon troisième pays depuis Strasbourg. Peut-être a-t-on eu raison de m’empêcher d’aller en Orient. Après tout, j’irai plus tard et je suis toujours sur le chemin. – Je ne regrette que tous les efforts qui ont abouti à si peu. Tu sais à qui il faut dire aussi tous mes regrets et tous mes remerciements. Par exemple, conviens que je suis un grand fat d’avoir, contre ton avis, rendu l’argent ou presque tout. Mais n’en parlons plus et tâchons de tirer parti de ce qui reste.
Où êtes-vous ? à Lucienne ? si j’étais petit oiseau…
Ce 18 juin. (9)
Ton ami Gérard.
P. S. – Je suis à Nuremberg. C’est une ville ravissante et pleine de bibelots fort peu connus. Albrecht Dürer y règne en maître et je t’écris en face de son image. Il y a des fontaines et des églises merveilleuses. Que n’es-tu là ! »
*
« Ces bords du Rhin, objet, pour nous deux, de tant d’illusions et de désillusions… » Le désenchantement l’avait, en effet, tout d’abord accueilli au-delà du fleuve frontière. En mettant le pied sur le pont de Kehl, il s’était écrié : « Et voilà encore un rêve, encore une vision lumineuse qui va disparaître sans retour de ce bel univers magique que nous avait créé la poésie. » Puis, arrivé sur la rive allemande et ne voyant nul rideau se déchirer tout à coup pour mettre devant lui le microcosmos du docteur Faust, il avait dit : « Rien ne change encore ; nous avons laissé des douaniers là-bas, et nous en retrouvons ici ; si seulement ceux de France parlaient allemand, ceux de Bade parlent français… » Pourtant, il ne savait pas résister à l’appel de Lorely, la « fée radieuse des brouillards, » l’« ondine fatale. » D’un signe, elle t’attirait, si averti fût-il de ses tromperies, et bien que son nom même signifiât grâce et mensonge. Et il démêle bien lui-même la raison du charme qui l’a ramené dans cette patrie du romantisme : « … Je sens mon genre d’esprit bien moins déplacé ici qu’ailleurs, et surtout au centre même de la civilisation et des lumières, – et de ce que nous appelons l’école du bon sens. Nous sommes tous un peu fous dans cette bonne Allemagne, mais nous l’avouons franchement. »
Par la vertu de « l’exercice » et de « l’isolement, » – on peut l’écrire sans ambages, puisqu’il y fait une si nette allusion, – sa folie, à lui, celle que soigne le docteur Blanche, s’apaise, et il informe ses amis qu’il y « prend garde. » Ce n’est pas toutefois qu’il n’ait fait à Strasbourg quelques imprudences. S’il ne l’avoue pas à Francis Wey, nous le savons d’ailleurs. Il s’est laissé entraîner au bal des Savetiers, où, par gageure, il a bu force chopes de bière. Si bien qu’en rentrant à l’hôtel, il a fait assez de bruit pour mettre en fuite des clients. Aux garçons, qui lui adressaient ce reproche poli : « Vous ne vous rendez peut-être pas bien compte de l’heure, » il a répondu : « Je n’ai pas de montre, et le jour paraît de bonne heure. Aurais-je dérangé quelqu’un ? il fallait me le dire. – Monsieur sait bien ce qu’il fait. – Pas toujours. » Ce mot s’accompagna-t-il d’un sourire ? Après son premier accès, qui avait fait si grand bruit par le monde, il avait affecté de badiner sur sa mésaventure. On se souvient de certaine dédicace à Alexandre Dumas : « Maintenant que je ne suis plus sur l’hippogriffe et qu’aux yeux des mortels j’ai recouvré ce qu’on appelle vulgairement la raison… » (10) Il parle, on l’a vu, moins légèrement des « agitations » qu’il lui a fallu de nouveau calmer « à la maison B. »
Il déclare, quelques lignes plus loin, un catholicisme esthétique, fait de son goût pour la belle musique et les églises à rocailles.
Il avait traversé, l’année d’avant, un catholicisme d’autre sorte, quand il était entré, un soir, à Notre-Dame de Lorette, et s’était agenouillé devant l’autel de la Vierge, cherchant dans sa mémoire la formule de l’Ave Maria. Il commençait, à vrai dire, une crise cérébrale. Peut-être, si la santé lui était revenue, comme il disait, « pour de bon, » eût-il fait un Durtal avant Huysmans, un de ces pèlerins qui arrivent à la foi par le chemin de l’art.
Mais si tranquille que soit le ton de sa lettre, et si confiant qu’il paraisse en sa guérison, la menace est proche d’une récidive dernière et terrible du mal. Et nous, qui la voyons planer sur lui, nous suivons avec angoisse les étapes du voyageur. A-t-il déjà dans sa poche l’ébauche de cette Pandora qui doit infliger un si décisif démenti à ses assurances de bon équilibre ? Tandis que, dans le pittoresque Nuremberg, il flâne avec délices devant les fontaines et les églises, une vision nous obsède. Nous apercevons ici, à l’ombre de la gothique tour Saint-Jacques, un lacis de rues sombres et torses, parmi lesquelles une se distingue, plus noire et plus sinistre. À la porte d’un bouge, picore, dans des immondices, le corbeau qui, une nuit d’hiver, volettera autour du pendu.
MICHEL SALOMON
_____
(1) C’est aussi vrai de lui que de Beyle, dont on l’a dit.
(2) Gérard de Nerval, par Gauthier-Ferrières (Lemerre).
(3) M. Maurice Barrès, dans son discours de réception à l’Académie française, le 17 janvier 1907.
(4) V. le livre cité de M. Gauthier-Ferrières, pp. 248-249.
(5) Lettre à Busquet, citée par M. Gauthier-Ferrières, p. 267.
(6) Nous en devons l’obligeante communication à Mme Emmanuel Mennessier-Nodier.
(7) Eugène de Stadler, son ami.
(8) Cette indication va nous servir à dater la lettre.
(9) Vérification faite sur le calendrier, c’est la date de 1854 qu’il faut inscrire ici. La Fête-Dieu tomba, en effet, cette année-là, le jeudi 15 juin, et la célébration en fut renvoyée au dimanche 18.
(10) Dédicace des Filles du feu.
_____
(in La Revue latine, journal de littérature comparée, sixième année, n° 7, 25 juillet 1907)