FANTASMAGORIE
_____
À M. PAUL BOCAGE.
C’est, cher confrère, dans le but avoué de mettre de nouveau votre sagacité à l’épreuve, que je vous adresse le récit d’une aventure incroyable, fantastique, fabuleuse et cependant véridique ; aventure moitié gaie, moitié sinistre, qui vous fera rire ou pâlir, selon la disposition du moment, aventure, enfin, à faire croire à toutes les tables tournantes, parlantes et éternuantes.
Il y a deux mois environ, je m’en retournais chez moi, l’esprit et l’estomac légers, – afin de vous ôter la ressource de plaider l’ivresse, j’éprouve le besoin de vous avertir que le Champagne ou le punch ne joue pas le plus petit rôle dans l’histoire qui va suivre ; – je revenais, dis-je, entre onze heures et minuit, rêvant, je crois, à l’avenir du macadam et des redingotes longues, tout en regardant sur mon chemin les noms des boutiques (distraction que je vous recommande, à vous, qui faites des pièces), lorsque j’aperçus, de l’autre côté du trottoir un jeune homme de ma taille et de ma tournure, qui, sans affectation apparente, suivait invariablement ma route et semblait même régler son pas sur le mien. Je ne m’en inquiétai guère, et nous continuâmes à marcher, moi du côté des numéros pairs, lui des numéros impairs, en suivant tous deux une ligne identiquement parallèle. Au bout d’un certain temps, toutefois, cette persistance m’étonna.
« Si ce monsieur en veut à mon argent, dis-je, il fait bien du chemin pour peu de chose. »
Cette supposition, d’ailleurs, était toute gratuite ; ce jeune homme n’avait rien d’un coupeur de bourses, je lui trouvais même l’air assez comme il faut, ce qui, vous le verrez tout à l’heure, était de la fatuité de ma part.
Je voulus voir, cependant, jusqu’où irait sa constance ; je doublai le pas, il pressa le sien ; je m’arrêtai, il s’arrêta.
« Ce ne peut être qu’une plaisanterie ; en tout cas, elle est fatigante pour lui. »
Je longeai la rue Richelieu, je passai le pont des Saints-Pères, je tournai le quai, non pas suivi, mais accompagné avec le même acharnement. J’avais envie de chercher querelle à cet obséquieux personnage ; je fus retenu par cette réflexion, qu’il serait très difficile de prouver quel était celui des deux qui suivait l’autre ; mais, prenant à mon tour le rôle d’agresseur, je me mis à examiner mon impassible compagnon avec une curiosité qui frisait l’impertinence.
Il ne parut pas s’en préoccuper beaucoup ; mais moi, monsieur, que devins-je en reconnaissant sur lui des vêtements en tout semblables aux miens : même paletot bleu, même pantalon gris, même chapeau retroussé des bords. – C’était un plagiat complet. – Je me crus en pleines Pilules du Diable. À peine eus-je la force de me réciter ce fameux hémistiche de Jules Janin :
O imitatores, servum pecus !…
Heureusement, j’avais aperçu ma maison ; je me hâtai, je tirai de ma poche un passe-partout que mon portier, dont la confiance m’honore, ne livre qu’à moi seul, lorsque je vis mon sosie, qui en avait fait autant ouvrir tranquillement la porte de la rue, s’enfoncer dans le corridor sombre qui mène à l’escalier, et commencer à gravir les marches d’un pas égal et mesuré. Vous décrire la révolution qui s’opéra en moi est au-dessus de mes forces. Je me rejetai violemment en arrière en refermant vivement la porte bâtarde restée entrouverte, peu curieux de m’engager avec un pareil homme dans un escalier aussi mal éclairé que le mien. Enfin, après quelques minutes données à la plus franche poltronnerie, je m’élançai, résolu de tout savoir, dans la maison située en face la mienne. Je passai sans être remarqué et je dévorai cinq étages jusqu’à une petite lucarne qui donne sur la rue et d’où mon regard plongeait au fond de la chambre.
À peine installé à mon poste d’observation, j’entendis, avec un redoublement de terreur, ma porte s’ouvrir, et bientôt après la clarté de ma bougie illumina la figure de mon fantôme dans lequel je me reconnus à n’en pas douter. « Oh ! me disais-je encore tout bas, s’il pouvait forcer mon secrétaire ! » – car j’avoue que j’aurais donné à ce moment beaucoup plus que je n’avais pour que ma vision fût un simple voleur. Déception profonde ! je le vis, ou plutôt je me vis m’asseoir dans mon grand fauteuil de cuir avec cette assurance qui n’appartient qu’à un légitime propriétaire, endosser ma robe de chambre, choisir dans la collection ma pipe favorite, la bourrer froidement, la déguster avec audace, tout en ouvrant, chose étrange ! juste à l’endroit où j’avais laissé une marque, le volume des Voix intérieures déposé sur ma table.
Mes yeux s’égaraient de plus en plus, mon front brûlait à éclater ; je m’enfonçai trois fois de suite la lame de mon canif dans la main gauche, ce qui me fit un mal affreux, d’où je conclus que j’étais malheureusement éveillé. Je fermai les yeux quelques instants, dans l’espérance que tout aurait disparu quand je les rouvrirais – autre illusion ! Mon infernal portrait vivant continuait à tourner avec régularité les pages de mon livre, mon feu flambait encore, ma bougie diminuait toujours. J’étais dans une stupéfaction voisine de l’hébétement et j’allais prendre le courageux parti de quitter ma fenêtre pour me rendre compte au moins du degré de palpabilité de mon apparition, lorsque le fantôme se leva, débourra la pipe dont il secoua avec élégance le résidu sur le coin de la cheminée comme j’ai l’habitude de le faire, ôta ses vêtements un à un, se coucha hardiment dans mes draps, éteignit la lumière et j’eus tout lieu de croire qu’il se laissa aller au sommeil le plus paisible du monde.
L’obscurité m’ôta mes héroïques résolutions ; je tins longtemps encore mes regards fixés sur ma fenêtre, attendant un dénouement quelconque à cette épouvantable fantasmagorie, rien ne bougea. Peu à peu ma tête s’alourdit, mes frayeurs tournèrent au cauchemar, bref, je fis comme le fantôme : je m’endormis.
Si je fus à la fois surpris et honteux en me retrouvant le matin les pieds sur un escalier et la tête dans une lucarne, je le fus bien davantage en me rappelant mon aventure de la veille. Le grand jour avait dissipé les vapeurs de mon imagination ; j’étais humilié de mes faiblesses de la nuit. Je descendis d’un air provocant, je traversai la rue, et j’allais rentrer bravement chez moi, mais la mine effarée de mon portier, ordinairement si calme, m’arrêta au seuil de la loge.
« Ah ! monsieur, s’écria-t-il d’une voix enrouée par la peur, ah ! monsieur !
– Eh bien ?
– Que vous avez donc bien fait de ne pas rentrer hier au soir !
– Que s’est-il donc passé ?
– Ah ! monsieur, si vous saviez ! »
Je vis que je ne saurais jamais rien, je le quittai brusquement, et, en deux bonds, je fus à ma porte. Affreux spectacle ! Elle gisait sur le palier même, enfoncée, disloquée, dégondonnée. Je pénétrai dans ma chambre, mes meubles étaient brisés, mes tableaux anéantis, mes carreaux cassés. Mon lit totalement défiguré était enfoui sous un amas énorme de briques et de mœllons. Incapable de tout autre geste, je levai les yeux au ciel, et ce mouvement machinal me découvrit le mystère.
Le plancher de l’appartement supérieur s’était écroulé pendant mon sommeil.
Quant à mon infortuné Sosie, j’eus beau le chercher entre tous les matelas, et jusque dans les fentes du bois de lit, je n’en vis plus trace. C’est pourquoi, cher confrère, j’ai pris la liberté de me renseigner auprès de vous touchant la nature exacte de mon apparition, laquelle m’a tout simplement sauvé la vie.
J’eus quinze jours de fièvre ; mais loin de m’en plaindre, je saisis l’occasion d’exprimer ici ma haute reconnaissance à toute la famille des gnomes et des spectres nocturnes.
Il y a assez longtemps qu’on calomnie les fantômes auxquels tout le monde croit sans oser en convenir.
Avouez au moins qu’ils ont leur bon côté.
Votre tout dévoué,
HENRI DE LUÇAY.
_____
(Henri de Luçay [Henri Rochefort], in Le Mousquetaire, journal de M. Alexandre Dumas, n° 73, mercredi 1er février 1854)
L’ALTER EGO
_____
Comme j’entrais chez mon ami, je le trouvai affaissé dans son fauteuil, atterré. Son regard était de folie ou d’extase. Il ne m’entendis pas. J’allai à lui, et amicalement lui frappant l’épaule, je criai : « Bonjour ! » Il eut un sursaut brusque, son œil perdit sa fixité et, me voyant debout devant lui, souriant, il me prit les mains et d’emblée, sans que je pusse deviner pourquoi, il me demanda, et sa voix tremblait :
« Croyez-vous fermement que j’aie toute ma raison ?
– Comment, lui dis-je, si je le crois ! Personne n’est de raison plus solide, mon cher ami. Il y a même chez vous excès.
– Vous êtes bien sûr, continua-t-il, comme poussé par un besoin de convulsion absolue, que jamais je ne vous ai paru divaguer ni rien dire qui ne fût absolument sensé, rien surtout qui dénotât une imagination déréglée ?
– J’en suis sûr.
– Eh bien ! mon ami, je vous prie d’avoir à l’esprit cette affirmation, en écoutant l’invraisemblable récit que je vais vous faire, et de ne pas me considérer comme fou.
J’avais hier travaillé tard. La nuit était douce. Par ma fenêtre entrouverte, un souffle frais passait. Dans la maison, pas un bruit. L’idée me vint subitement de descendre au jardin. Un mal à la tête violent m’avait pris. Une promenade dans l’air vif de la nuit me soulagerait. Je sortis, fermai la porte, mettant la clef dans ma poche.
Pendant dix minutes, je marchai dans les allées sombre, sans que mon mal diminuât. Alors vint une somnolence inaccoutumée, un affaissement des membres. Me raidissant, je continuai ma promenade. L’ombre était peu épaisse, et je distinguai les formes pyramidales des grands magnolias, en massif au milieu du jardin.
J’étais arrivé auprès de mes rosiers. Ils étaient en pleine pousse, vigoureux, étendant leurs rameaux irréguliers en liberté et balançant au bout des roses que je voyais à peine et dont j’aspirais les parfums.
J’étendis le bras et, sur sa tige, j’en pris une. Soudain, un froid, comme au plus fort de l’hiver, me saisit. Un gel subit, on eût dit de la neige sur mes épaules qui tremblaient. Tout mon corps tremblait. Puis, sur mon visage, comme l’effleurement rapide d’une main. Mes jambes fléchirent, je m’alourdissais. Je crus à un évanouissement. De tous mes muscles tendus, je m’arc-boutai, luttant contre une attaque que je sentais prochaine : une crise de nerfs, une apoplexie peut-être, et l’idée de la mort, une minute, m’emplit le cerveau. Faiblissant encore, spontanément ma gorge se contracta et je poussai un cri qui, à peine proféré, s’étouffa.
En face de moi, dans l’allée, me barrant le passage, en la même attitude douloureuse, avec le même visage raidi de souffrance et cette bouche qui s’entrouvrait pour lancer un cri d’appel (n’allez pas, mon cher ami, croire que je suis fou ; j’ai en ce moment, vous l’entendez, toute ma raison, et suis calme, très calme), je vis… moi-même, ma propre image, ou plutôt mon propre être, mon double. Il le fallait bien, puisque c’était mon propre corps que je regardais. Ce ne fut pas une apparition brève, à peine entrevue et dont on dit : « J’ai cru voir. » J’ai vu, vous entendez, c’est-à-dire je me suis vu et j’ai eu assez de temps pour m’examiner, c’était moi, mes yeux avec leur regard de folie de se voir eux-mêmes, ma bouche contractée, mon teint que j’avais livide, et cette petite tache de rousseur au-dessous de l’œil droit que vous voyez présentement, et mes bras étendus, arrêtés dans leur élan et restant suspendus dans l’horreur d’avoir pu étreindre leur propre corps, et ce corps même, ah ! secoué, je vous assure, dans toutes ses attaches et frémissant dans tous ses nerfs, ce corps couvert de vêtements, – oui, ceux que j’ai maintenant, j’ai même distingué la poche de mon habit déboutonné et, dedans, mon portefeuille – ce corps, vous comprenez bien, qui n’osait avancer de peur de marcher avec lui.
Ah ! mon ami, j’ai eu là une inimaginable sensation, à faire en une minute blanchir les cheveux. Je m’étonne que la folie n’ait pas monté à mon cerveau. Non cependant, car cette innommable apparition resta un moment qui me sembla long : j’avais la force mentale de m’analyser, de penser. J’étais halluciné, assurément ; une énergie suprême de ma volonté, et ce vain et menteur fantôme n’était plus. Et je luttai pour me ressaisir quand cette bouche, en face de la mienne, la mienne aussi, remua, se mit à parler, une voix sonna, une voix – … je ne puis pas vous dire : je suis sûr de n’avoir pas parlé. À cette voix, dont je ne distinguais pas les paroles, une vigueur de forcené me vint. Je fonçai d’un bloc sur ce fantôme de moi-même ; il me sembla que je le traversais et, par bonds, j’atteignis ma porte que je trouvai ouverte.
Vous vous rappelez que je l’avais fermée et que la clef était dans ma poche.
Sur mon bureau, à la dernière page d’un manuscrit terminé, une signature me frappa. C’était la mienne, et non écrite par moi.
Je tombai dans ce fauteuil. Longtemps, je sentis en mon cerveau, que ces inouïes impressions avaient dévasté, une peine sourde, une tension aiguë de nerfs, comme l’approche d’un détraquement, une incertitude d’être. Puis le calme revint, avec la notion et le souvenir précis des choses. Et c’est encore plus effrayant. Je n’ose pas sortir dans le jardin, j’ai peur de m’y rencontrer. »
_____
(Émile Sigogne, in La Revue hebdomadaire, deuxième année, tome XI, n° 49, 29 avril 1893)