À Noël Garnier.

 
 

Auprès de ma blonde, qu’il fait bon, fait bon,

Auprès de ma blonde, qu’il fait bon dormir.

 
 

L’obsédant refrain vrille mes oreilles. Je me retrouve tout à coup, là-bas, près de la garce… Et les années ont passé, le souvenir n’est plus qu’un point rouge dans les ténèbres. Ce soir, il hante à nouveau ma solitude, grandit, s’impose. Il faut que je dise. Peut-être n’est-elle pas morte, la garce. D’autres malheureux qui ressemblent au fou que j’étais, risquent de la rencontrer, et quelque chose me commande de les avertir, de raconter l’histoire abominable.

Ah ! j’ai revu l’Estérel, depuis. J’ai battu les sentes, dévalé des clapiers ; ma peau s’est tannée aux soleils d’août, à l’âpre mistral des automnes. J’ai dormi au cœur des vallons frais, erré par les nuits lunaires dans les gorges hérissées de mornes fantastiques, mais jamais je n’ai osé revoir la grotte des Pourracques, parce que j’avais trop peur de ressusciter le couple de jadis.

Voilà l’histoire. Elle ne date pas d’hier. À cette époque, j’étais très jeune et très amoureux de l’amour. J’avais subi cependant les premières déceptions des sentimentalités. Telle « gente dame » chauffée deux mois d’une cour fervente, s’était avérée, à l’épreuve, d’une niaiserie décourageante. Dès que je l’avais pu connaître au sens biblique, la petite bourgeoise m’avait ouvert le pestilentiel abîme de sa sottise. Toute la puanteur de l’adultère provincial me montait aux narines, et « les précautions d’usage, » les petites coquineries sous l’éventail, les « cochoncetés » dont se devait régaler notre union éphémère, n’avaient point manqué de m’inspirer un désir d’évasion. Je venais de « gagner le large » pour une retraite qui se voulait mélancolique. Mes reins ne conservaient aucune courbature de ces rapides étreintes où le plaisir de tromper avait tenu lieu de passion réelle. Ma bourse d’étudiant m’octroyait les délices d’une villégiature à l’Hôtel d’A***. – J’étais bien seul, libre, et je me décrassais en conscience, quitte à regagner, deux mois plus tard, la métropole où s’exerceraient à nouveau mes facultés de compréhension, dans l’heur de vertus plus neuves et de croupes plus idoines à malaxer. En attendant, je faisais ma cure. Les forêts me prêtaient leurs ombrages, que je n’hésitais pas à qualifier de tutélaires. Je réfrénais un besoin d’élégies. J’esquintais « la guenille » par des courses incessantes. J’escaladais les pics les plus abrupts, je découvrais des rocs aux formes saugrenues, je pourchassais des lapins à coups de pierres, et je m’imaginais de bonne foi renouveler « la préhistoire » parce que ma barbe était inculte et que mon chic suprême consistait à me vêtir le plus mal possible.

Quand j’y pense, c’étaient de bonnes vacances ! Je n’avais garde de paraître à la table d’hôte, et je prenais mes repas à la va-vite, de vivres enfouies soigneusement dans mon havre-sac, aux fumeuses auberges des hameaux. Je jouais au « Monsieur Peintre » pour les servantes. Là, je me donnais pour un misanthrope, épris de paysages désertiques. Plus loin, je trahissais d’énigmatiques infortunes. Un jour, enfin, dans un bouchon de village, je m’ingéniais à faire croire que la justice et moi pouvions avoir de sérieux démêlés ; mais comme ce rôle était périlleux, j’y renonçais vite, à bon droit méfiant des complicités apparentes.

Un gosse, quoi !

J’ai revu la clairière où vécut la garce inoubliée. Je débouchais par un matin d’avril, alors que, levé dès l’aube, suivant ma coutume, je venais d’effectuer une ascension assez rude dont mes vêtements lacérés aux ronces offraient les marques « glorieuses. » J’avais soif et les trois cahutes de charbonniers que j’aperçus tout d’abord me firent espérer une source, tout au moins un seau d’eau potable. Le campement était sinistre, les baraques s’échafaudaient sur des ais pourrissants, et nul visage humain ne saluait mon passage. À cette heure, les hommes étaient au travail sur les collines. Mais une voix insouciante, jeune encore qu’éraillée, lança le refrain cordial (?) :
 

Auprès de ma blonde,

Qu’il fait bon dormir…

 

Et soudain, la garce se montra, sur le seuil de la principale bicoque. Elle pouvait avoir seize ans, elle en paraissait bien dix-neuf avec sa poitrine ferme, sa belle petite gueule effrontée, ses jambes solides. Elle se tenait devant la porte de chêne mal équarrie, et nous nous dévisageâmes, comme elle achevait sa chanson :
 

Auprès de ma blonde…

 

Elle était blonde, en effet, d’un blond fauve, qui ardait. Sa tignasse en désordre embroussaillait un joli visage hâlé, aux yeux verts, aux narines dilatées, au menton volontaire. Il y avait surtout cette bouche de joie, aux grosses lèvres saignantes, extraordinairement mobiles, et qu’un bout de langue léchotait amoureusement. En vérité, je ne vis que cette bouche et j’en eus l’impérieuse convoitise. Je me précipitais vers elle et je bus un baiser, à la volée, sans que la garce esquissât le moindre mouvement de surprise, ni de défense.

Elle éclata de rire et se renversa dans mes bras.

C’était une pauvresse, négligente de vains atours. Une grosse chemise d’homme, sur une vieille jupe trouée ; elle avait les bras nus, les pieds nus, elle sentait la bête et les bois.

Je ne raisonnais pas. Un désir fou de cette fille bandait tout mon être. Ah ! la ruée, la ruée furieuse sur cette chair brûlante, la féroce étreinte qui s’achèvera en spasme d’agonie, les morsures et les râles, et la salive absorbée avec délices… Mais elle me repoussa. Elle ne voulait donner que sa bouche. Elle craignait le retour de ses hommes, pensai-je à ce moment. J’insistai. Elle me promit un rendez-vous pour le lendemain.

Je m’éloignais à regret, rôdant autour des cabanes, à distance. Les charbonniers ne revenaient pas vite ; elle s’activait à la cuisine, en plein air. Si je me hasardais à reparaître, elle me faisait signe de déguerpir, d’un geste qui n’admettait pas de réplique.

Les jours passèrent, et les nuits qui viraient au vertige, dans mon attente désespérée. Je guettais la garce ; elle me rejoignait quelquefois, m’accordait sa bouche, en hâte, puis s’enfuyait… Longtemps, je la crus dominée par quelqu’une de ces brutes dont elle soignait la soupe. Mais non, ce n’était pas cela. Je suivis ces hommes. Je posai d’insidieuses questions. J’arrachai des renseignements par bribes.

Personne ne la connaissait. Un jour, elle était tombée là, demi-nue, avec ses loques que la peau crevait, allègrement. Elle avait demandé un gîte, le petit coin de bauge où elle se barricadait tous les soirs, après la tambouille. Elle vaquait à l’eau, cuisait les légumes, apprêtait les platées copieuses. Puis elle disparaissait, des soirs, sans permettre qu’on lui fasse escorte. On ne la retrouvait qu’à l’aube, active et sororale, lançant son couplet connu, toujours le même :
 

Auprès de ma blonde,

Qu’il fait bon dormir…

 

Oui, sacré nom ; il aurait fait bon dormir auprès de cette blonde-là ! Ce n’étaient pas des saints, ces hommes, ils étaient « privés, » expliquaient-ils ; friands de gibier, seulement, n’est-ce pas, « on est honnête, » ils n’osaient pas forcer la petite. Peut-être que ça ne lui disait rien, à elle, parce qu’elle était encore trop jeunette. Oh ! ils avaient « parlé de la chose, » à maintes reprises. On a beau vivre dans les bois, n’est-ce pas, on est des hommes… Une chaude viande comme ça, à proximité, ça réveillait. L’un d’eux me confia qu’il ne dormait plus guère, ces nuits de printemps, parce que « sa main pensait » trop à la petite, et qu’il se tuait, tout seul, de rage…

Mais on n’osait pas, enfin. Elle avait refusé nettement. Il n’y avait pas à y revenir. Alors, on la laissait. Il fallait bien, n’est-ce pas ? On n’en trouverait pas deux comme elle pour préparer de bonnes soupes et chanter la petite chanson, qui faisait plaisir tout de même. Elle était venue là de son plein gré. On la garderait tant qu’on pourrait. Quand on redescendrait au pays, on se rattraperait sur les femmes, en bas, mais bien sûr, pas une ne vaudrait celle-là… Seulement, puisqu’elle ne voulait pas !

Les lâches, les capons, les eunuques ! Où la délicatesse se nichait-elle ! Je méprisais ces brutes couardes et je ricanais… Avec leurs grosses pattes velues, comme s’ils n’étaient pas capables de vous happer la garce, et de la soumettre, d’un coup hardi ! « On n’osait pas, » crétins ! Ils la laissaient dormir tout près d’eux, dans la bauge, et pas un n’avait le courage de faire sauter la cloison, d’un coup d’épaule. Vivre en sauvages et n’en même plus posséder les instincts ! Ah ! si j’étais là, moi… je saurais bien… Avait-on idée d’une pucelle de la sorte !

Mais je parlais trop. Je me fis rabrouer. Je voulais donc leur petite ? Ils la défendraient. Elle ne serait à personne, cette reine. Et on me conseillait de quitter la place, sinon… Leurs mines patibulaires m’effrayaient. (J’étais jeune, et fanfaron seulement en paroles.) Je leur avais fait honte de leur lâcheté, ils ne me le pardonnèrent point. On m’invectiva, une grêle de pierres assaillit mes épaules. Je dus feindre un départ. J’avais promis de renoncer, afin de reparaître à la faveur des nuits sans lune. Alors, je rampais autour des huttes. Elles étaient solidement closes. Le jour, je n’osais pas, moi non plus. La fille se barricadait dès que je faisais mine d’approcher ; j’avais trop parlé, elle me punissait, disait-elle.

Je m’acharnais à cette conquête impossible. Le rut me jetait dans les ravines, en hurlant. Ma chair frémissante dominait toute lucidité. Pour la première fois de ma vie, je me sentais la proie du désir terrible. Je n’étais plus qu’un animal en folie ; la soif du viol tordait mes muscles, hallucinait ma fièvre.
 
 

 

Cela devait cesser. Elle sortait seule, pour de mystérieuses randonnées, m’avaient dit les hommes. Un peu de patience, je saurais bien la rejoindre, l’empoigner au fort des ténèbres… Je me résignais à l’espionner ; des semaines, un siècle…

Il est deux heures du matin. J’allais céder au sommeil, prostré par l’écrasante fatigue. Je m’éveille soudain et, de mon abri de feuillages, j’interroge la clairière. Une nappe de lune la transforme en un lac sur lequel les masures découpent des angles bizarres. Une porte vient de s’ouvrir, sans bruit. Elle se referme. Je distingue une silhouette qui glisse, furtive, se coule au ras des planches, plonge dans le noir, à droite ; les hautes herbes ondulent, la fille est là-bas qui file, vers quel rendez-vous ?

J’ai acquis le flair et la souplesse des félins. Je couvre sans effort la distance qui nous sépare. Elle ne se sait pas traquée. Elle me croit endormi.

Maintenant, nous sommes loin du campement. Elle se redresse, pique une galopade. Ses pieds nus font voler les cailloux, ; elle s’agrippe aux lentisques, choisit les raccourcis, elle grimpe, elle court, d’une colline à l’autre. Je la suis, infatigable, songeant toujours à dissimuler la poursuite.

Elle se dirige sans hésiter. Sans doute le trajet lui est-il familier. Elle fredonne, je devine les paroles :
 

Auprès de ma blonde…

 

Ah ! nous ne dormirons guère, cette nuit, ma blonde ! Je veux mon festin si longtemps attendu, je veux la belle viande chaude, la bonne bouche saignante. Je saurai bien te capturer quand tu auras atteint le but vers lequel tu t’efforces, ce but, dont l’inconnu me torture…

Je reconnais ce col, la baisse des Pourracques. Oui, c’est ainsi que les forestiers le désignent. Mais je n’ai jamais pris ce sentier qui zigzague, à mi-côte d’un mont escarpé. L’amorce de chemin n’est qu’un leurre. Un chaos effrayant barre ce semblant de voie. La fille l’escalade. Je m’ensanglante pour gravir à mon tour les aspérités. J’y parviens, parce que la jalousie décuple mes forces. À tout prix, je saurai…

Elle coupe un clapier, remonte, oblique. Une coulée de roches formidables surplombe le précipice. Elle se faufile dans une faille que je distingue à peine. La chanson s’est tue. Un cri rauque, de victoire, d’amour ? perce le cauchemar.

Ah ! je saurai… je saurai ! À mon tour, je veux pénétrer dans la faille. Je me déchire aux taillis qui obstruent l’accès, je me griffe aux mêmes ronces qui déchirèrent ses pieds nus… Ses pieds nus ont laissé des traces de sang sur la terre… que je tâte, là…

Un rayon de lune éclaire la profondeur de la grotte. Je vois… je vois la garce à quatre pattes, les vêtements arrachés, la bouche tordue… Elle bave, hoquète, souille le sol… Elle est à quatre pattes, vous dis-je, saillie par un sanglier roux, son formidable amant !

La bête gronde. Les yeux phosphorescents dardent vers moi leur haine… Le couple se disjoint… Une odeur fétide mêle sa volupté atroce à mon épouvante. Ils vont me donner la chasse, m’assommer ! Et lui me dévorera tout vivant, parce qu’elle l’ordonne, parce que j’ai surpris l’accord infâme…

Les défenses du monstre brillent, aiguës, et si blanches, si blanches ! Elles laboureront mon échine, saccageront ma face. Je sais le secret ! Ils se vengeront… Elle rit, elle vomit sa chanson maudite, à plein gosier, pour inciter à la mort :
 

Auprès de ma blonde…

 

Il faut fuir… fuir… s’il en est temps encore, fuir, pour ne jamais revenir. Je roule dans le précipice, au risque de me fracasser. Qu’importe ! Je ne succomberai pas sous les crocs de l’Autre, là-haut…

Je suis loin déjà. Ils perdront ma piste… Je touche le fond de la vallée. J’échoue sur un tapis de mousse. Je me relève. Je reprends ma course folle. Il faut fuir, à tout prix…

Mes forces s’épuisent… Des heures !… Je dois mettre plus de distance encore entre eux et moi. Voici la route nationale, l’auberge des Adrets !… Tout le monde dort… Ouvrez… ouvrez… par pitié… je suis un touriste égaré… Je vous demande un abri pour la nuit… demain, j’expliquerai… je regagnerai la ville… demain…

L’hôtesse descendit, somnolente. Elle accepta les vagues mensonges que je débitais. J’eus un lit. J’y dormis, sans rêves, du lourd sommeil des ivrognes, des misérables à bout de souffle…

Je n’ai jamais revu la grotte des Pourracques. J’ai parfois hésité, à l’amorce du sentier… Quelle folie pourtant d’imaginer qu’à la faille, après le chaos…

Les saisons se sont succédées ; j’ai vécu. Des viandes saines et des viandes médiocres ont satisfait ou déçu tour à tour mes appétits carnassiers. On ne croit plus aux fantômes. L’Estérel est un beau jardin, plus très sauvage, que les courtisans de Dame Nature, (comment donc !) sillonnent en tous sens, sans danger, Messieu-dames !

Comme c’est bête, les souvenirs de jeunesse… – Eh ! bien quoi, le vieil air est entraînant. Qui ne le connaît ? N’est-ce pas une chanson de marche ?
 

Auprès de ma blonde…

 

Si ça ne vous fait rien, pas celle-là !
 
 

 

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(Marcel Millet, in La Lanterne chinoise, « Bibliothèque du hérisson, » Amiens : Librairie Edgar Malfère, 1924 ; illustrations de Walter Crane pour La Belle et la Bête, 1875)