UN GÉNIAL UTOPISTE
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CHEZ WELLS
Naturellement, je voulus voir Wells, qui est un des cerveaux les plus riches en idées novatrices et suggestives, non seulement de l’Angleterre, mais encore du monde entier.
Notre obligeant jeune camarade du Labour Party, Bayard Simmons, écrivit à l’auteur d’Anticipations pour le prier d’accorder un entretien à la collaboratrice de l’Humanité : l’entrevue fut immédiatement accordée.
Un dimanche après-midi, par un temps abominable, je me rendis à Hampstead, 17, Church Row. Non sans quelque émotion, je franchis le seuil du home de l’audacieux explorateur des Temps futurs, du Christophe Colomb du Nouveau Monde social.
Je montai l’escalier, précédée d’une maid ; celle-ci s’arrêta sur le palier du premier étage, ouvrit une porte et, aimablement :
« Entrez ! M. Wells va venir. »
Je me trouvai dans un cabinet de travail aux murs clairs, meublé simplement, recevant la chaleur d’un ardent feu de boulets ; dans l’angle d’une large fenêtre regardant le jardin, où les arbres noirs ployaient sous la rafale, une table-bureau, sur laquelle on voyait des feuillets épars. couverts d’une écriture minuscule.
Je restai là un quart d’heure ; et un homme, en complet gris, la cravate voyante, entra en coup de vent, le visage souriant, la main tendue, disant avec cordialité : « Pardon de vous avoir fait attendre ; mais voici : aujourd’hui, mon fils cadet a eu 7 ans ; à l’occasion de son anniversaire de naissance, nous avons un children party ; quand vous êtes arrivée, je préparais, à l’intention de nos petits invités, la lanterne magique… Excusez-moi donc ; et asseyez-vous… »
Ah ! quelle surprise ! Je me figurais ce Wells dont l’œuvre représente un labeur colossal et une activité créatrice immense presque un vieillard ; et j’avais, en face de moi, un Wells dans la force de l’âge, plein d’exubérance vitale, rayonnant de la joie de vivre.
L’original et puissant penseur anglais n’a pas la typique conformation crânienne de la majorité des Anglo-Saxons ; c’est, comme dirait Vacher de Lapouge, un brachycéphale. Wells a, en effet, la tête ronde et la face rien moins qu’ovale ; le front est large, et lisse, casqué de cheveux épais, châtains ; une moustache, plutôt blonde, cache la bouche ; la figure n’aurait rien de très remarquable, n’étaient les yeux ; mais les yeux, à la prunelle bleu ciel et à la pupille bleu foncé, sont extraordinairement beaux.
Wells n’a point, certes, la taille d’un horse guard ; mais il est vigoureux et fièrement campé ; le geste a une vivacité des plus expressives. Simple, affable, communicatif, le génial romancier me mit vite à l’aise, et nous voilà causant comme de vieux camarades.
Mon interlocuteur voulut bien s’intéresser à mon enquête, et même la juger opportune.
À ma question :
« Comment appréciez-vous le Socialisme ? il répondit avec franchise :
– Plus mes vues se sont élargies sur le Socialisme, et plus je suis frappé de voir combien la conception qu’en ont les différentes organisations socialistes est étroite, mesquine, simpliste, et surtout antiscientifique. »
Il poursuivit :
« Ah ! La pauvreté d’idées dans tout ce que disent et écrivent nos apôtres de l’Évangile rouge ! Ici, par exemple, les soi-disant pionniers de la Société de demain n’envisagent jamais le problème social au point de vue de la sélection. Et cependant, sans ce facteur – la sélection biologique, – point de progrès social, parce que point de progrès humain. On ne saurait assez vulgariser cette grande vérité qu’a proclamée l’anthropologiste français, Vacher de Lapouge : « Le Socialisme sera sélectionniste, ou il ne sera pas. »
L’auteur de l’Humanité en formation formula encore ce grief :
« Les socialistes anglais n’ont que des préoccupations d’ordre économique ; d’ailleurs, leurs croyances religieuses leur interdisent de poursuivre l’affranchissement intégral de l’Individu.
– Mais l’individu n’est rien pour les Collectivistes ; ils ne s’intéressent qu’à la Collectivité, à l’Homme.
– L’Homme ? Cela n’existe pas, « L’Homme » ! L’Homme-entité est inconnu du biologiste et du psychologue. Il n’y a que des hommes, c’est-à-dire des Uniques ; et encore ces Uniques sont-ils multiples, et combien complexes !
– Vous avez raison. Mais comment concilier les droits imprescriptibles de chacun avec les droits non moins imprescriptibles de tous ; comment, en un mot, réaliser l’unité dans la diversité et faire régner un jour dans « le monde de l’individualité » l’Altruisme, l’Harmonie ?
– En créant, par une éducation rationnelle, un type d’esprit nouveau, débarrassé des préjugés, des lâchetés et des férocités du type d’esprit légal, soumis, conservateur, néophobe. Et pour commencer, il serait nécessaire d’affirmer hautement la vraie morale sexuelle…
– La morale libertaire qu’applique, pendant un temps, votre Anna Veronica, l’héroïne de ce courageux livre qui vient de tant scandaliser vos compatriotes, y compris un grand nombre de socialistes ?
– Certainement. »
Et Wells reprit :
« Nos braves socialistes d’Église – en répudiant le free love – prouvent qu’ils sont atteints de la folie liberticide ; car il n’y a point de liberté sans la liberté de l’Amour. »
Le prestigieux évocateur de la « République Nouvelle, » qui verra le triomphe bienfaisant de la Machine, de la Machine produisant pour tous, précisa sa pensée :
« On ne travaillera réellement pour le Progrès, pour le bonheur de l’humanité, que lorsqu’on s’attaquera résolument à la Famille, cellule sociale éminemment représentative de l’esprit propriétariste et de l’arbitraire, dans ce qu’il a de plus odieux.
– À quelle hostilité une propagande pareille ne se heurterait-elle pas dans un pays aussi attaché que le vôtre au traditionalisme familial ?
– Détrompez-vous : la critique de l’autorité maritale, ainsi que celle de l’autorité paternelle, recueillerait de très nombreuses approbations chez nous : les Anglais intelligents de tous les milieux aspirent à une vie plus sincère, plus noble, plus heureuse. La femme, la bourgeoise comme l’ouvrière, viendra avec enthousiasme au Socialisme, quand elle verra dans le Socialisme le moyen d’échapper à la lourde oppression des parents et de l’époux. »
Comme ces derniers mots tombaient des lèvres du romancier prophète, la porte s’ouvrit : entra une gracieuse personne à la taille de jeune fille, suivie d’un bel homme glabre.
Je me levai ; Wells se leva également ; et, avec beaucoup d’humour :
« Ma femme ! ma femme qui partage mes idées subversives sur le mariage ; notre ami, M. Granville-Barker, continuateur de la glorieuse tradition de Shakespeare et de Molière : à la fois comédien et dramaturge ; socialiste aussi, et l’un des plus valeureux champions de nos suffragettes. »
On échangea des poignées de main ; on causa quelques instants ; et Granville-Barker nous quitta.
« My dear ! Notre petit monde s’impatiente… l’heure du thé est passée… » observa gentiment Mme Wells.
Alors, son mari s’empara de mon bras :
« Allons ! Madame Sorgue, venez ! Vous allez faire la connaissance de mes deux fils. »
Nous descendîmes à la salle à manger, éclairée a giorno, où les enfants attendaient.
Après m’avoir présenté ses charmants garçonnets, mon hôte m’invita à prendre place à la table près de lui ; un superbe goûter était servi. Tandis qu’autour de nous, bambins et bambines caquetaient et riaient entre deux bouchées de friandises, nous reprîmes notre entretien. Wells, tout en faisant honneur aux pâtisseries, parla avec entrain de mille choses : de son admiration pour la France, pour sa pensée scientifique et philosophique, et sa langue, appelée probablement à devenir la langue universelle.
Il m’exprima ensuite la profonde sympathie intellectuelle que lui inspiraient Anatole France, Jaurès, Vandervelde et Mæterlinck.
Il salua en Metchnikoff le philosophe et le savant dont les belles découvertes permettront peut-être à nos enfants de reculer les limites de la vie et de renouveler le miracle de l’eau de Jouvence.
Je demandai à Wells s’il approuvait l’antimilitarisme d’Hervé. L’auteur de La Guerre des Mondes, lui aussi, veut la Guerre à la guerre ; mais s’il considère justifiée l’insurrection de Barcelone, protestation héroïque contre le féroce brigandage capitaliste, il estime pourtant qu’il faut à l’occasion se résigner à l’action guerrière défensive : un peuple-chef ne pouvant, sans danger pour la civilisation, se laisser envahir, conquérir, écraser par un peuple inférieur.
Il fut naturellement question de Ferrer : Wells ne ménagea pas les meurtriers du fondateur de l’École Moderne. La réprobation universelle qu’a soulevé le nouveau crime de l’Église est pour lui la preuve démonstrative de l’éveil d’une solidarité humaine mondiale, laquelle finira par rendre impossible le retour de forfaits comme celui de Montjuich.
Je recueillis encore l’opinion de mon voisin, touchant les chances de réalisation de l’idéal anarchiste.
Le génial utopiste, qui recula devant la solution du Communisme intégral dans Une Utopie Moderne, est cependant persuadé que le développement social doit aboutir à l’Anarchie.
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Une explosion !… une explosion de gaieté : les enfants tiraient des pétards à surprises ; déguisements en papier de soie. Grimpant sur sa chaise, l’autre voisine de Wells, – une mignonne espiègle à cheveux d’or, – planta un bonnet de nounou sur la tête de l’écrivain. Celui-ci, très amusé, secoua les coques roses de sa coiffure, qui lui donnait un air extrêmement comique, et il éclata de rire… Ce rire était si joyeux qu’il m’arracha cette réflexion :
« Vous, du moins, M. Wells, vous êtes, j’en suis sûre, réfractaire au Pessimisme. »
Tournant vers moi ses yeux perçants, le prodigieux Imaginatif affirma, avec un accent et une conviction que je n’oublierai jamais :
« Oui : j’aime la vie, la vie qui contient des possibilités de connaissances et de bonheur à l’infini… Oui : je crois à la Science, à la Beauté, à la Bonté, à l’Amour ! Je crois fermement à une évolution progressive sans fin…
– Sans fin ? Et la fin du Monde ? »
Une seconde d’hésitation ; puis l’inventeur de la mirifique machine à explorer le temps conclut :
« Malgré les nombreuses raisons scientifiques qui font craindre un cataclysme cosmique, mon incurable optimisme écarte résolument cette hypothèse ; et c’est avec sérénité et ravissement que je plonge mon regard dans l’Avenir éternel… »
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(Sorgue, in L‘Humanité, journal socialiste quotidien, septième année, n° 2253, samedi 18 juin 1910 ; la photographie d’H. G. Wells est extraite de l’article)