« C’était en 1814. J’allais de Bahia à New York, avec une cargaison d’indigo que je m’étais procurée en l’obtenant, à force d’insistance, d’un navire hollandais que nous avions rencontré en mer dans les parages de la Guyane, et que j’avais prié d’accepter en échange cinquante boucauts de sucre échauffé et cent balles de café Saint-Domingue, qui ne vaut rien, comme vous savez ; de sorte que je me félicitais de cette bonne affaire, d’autant plus que, par la protection de Notre-Dame de la Garde, j’avais pu, grâce à une mer d’huile, transborder toutes ces marchandises sans casser un grelin.

Le lendemain de cette heureuse opération, après une bonne nuit où j’avais rêvé que je débarquais à Paris, que la Bonne-Mère naviguait sur les boulevards, que le peuple me couronnait de roses, et que l’empereur m’achetait mon navire un million pour en faire un lustre à l’église Notre-Dame de Paris, je m’éveillai que le soleil était déjà tout à fait levé. Il faisait une jolie petite brise, la mer moutonnait que ça faisait plaisir à voir. Nous étions le 15 août : il y a de cela juste trente ans aujourd’hui.

Le premier que je rencontre, c’est mon maître voilier.

« Eh bien ! maître voilier, qu’y a-t-il de nouveau cette nuit ?

– Pas grand-chose, capitaine ; nous ne marchons pas.

– Comment ! nous ne marchons pas ? Nous avons toutes nos grandes voiles dehors, une cargaison qui ne pèse rien, vent frais, grand largue, et nous ne marchons pas ? A-t-on jeté le loch cette nuit ?

– Oui, capitaine : quatre nœuds, quatre nœuds et demi.

– Quatre nœuds ? Avec la voile d’artimon et le grand foc pour toute voilure, et vent debout, la Bonne-Mère filerait encore cinq et six nœuds. Est-ce que nous aurions une voie d’eau, par hasard ?

– Capitaine, au point du jour le second a fait pomper ; il n’y a pas un pouce d’eau dans la cale. »

Mon second, à ce moment, sortit de la grande écoutille.

« Eh bien ! second, que se passe-t-il ? Nous marchons comme les Hollandais !

– Ne m’en parlez pas, capitaine : je viens de visiter le navire de tous les côtés ; je suis allé moi-même jusqu’au bout du beaupré, j’ai inspecté la coque du navire en me penchant en dehors des porte-haubans : je ne vois rien, rien absolument…

– Montons un peu sur la dunette, » lui dis-je.

J’examinai le gréement d’un bout à l’autre ; j’observai le compas ; je pris ma longue-vue et j’explorai toute la surface de la mer : rien d’extraordinaire. Je laissai le second sur la dunette ; je pris hauteur, j’allai faire mon point, et je reconnus que nous nous trouvions à 6° 27′ au-dessous de la ligne ; que, par conséquent, nous étions en plein dans le grand courant des Antilles. À sec de voiles, et par le temps qu’il faisait, nous devions filer six nœuds au moins ; nous n’en filions que quatre.

Je remontai sur le pont et je commandai de larguer les voiles de hune et de perroquet du grand mât et du mât d’artimon, et de hisser le clin-foc.

À peine cette manœuvre était-elle exécutée que la Bonne-Mère, au lieu de se courber sur bâbord comme elle aurait dû le faire, s’arrête toute droite, plonge de l’arrière, puis fait une cabriole, plonge de l’avant, se relève, et tout aussitôt le perroquet du grand mât se casse net et tombe sur le pont.

L’équipage poussa un cri d’épouvante.

« Second, dis-je, prenez ce pistolet et allez voir le morceau qui est tombé ; on a scié le mât, ce n’est pas possible autrement. »

Le second revint :

« Le mât est cassé, et l’équipage n’y est pour rien, je vous assure, car ils ont tous une peur affreuse. Il y a le coq qui leur explique que c’est signe de malheur quand les mâts tombent d’eux-mêmes.

– Jetons le loch, » dis-je au second.

Mon cher ami, quand j’y pense, les cheveux me dressent à la tête !

L’équipage s’était rapproché peu à peu de nous. Les pauvres gens avaient si peur que je les laissai monter sur la dunette ; ils nous entouraient, regardant l’eau d’un air effaré.

Je jetai le loch : nous ne filions rien du tout, monsieur ! Le navire était immobile comme s’il eût été à l’ancre.

Et puis tout d’un coup voilà le loch qui s’en va, s’en va, s’en va ! Mais savez-vous comment ? Il venait sur le navire ! comme si nous avions reculé, monsieur !

Arrivé presque à toucher le gouvernail, le loch s’arrête, tourne à droite, à gauche, en avant, en arrière, et finalement s’enfonce dans la mer avec une rapidité telle qu’il se dévide jusqu’au bout. Je veux le retenir : je reçois une secousse, que j’étais entraîné à la mer sans mon second qui me rattrape. La corde casse et disparaît dans l’eau.

« Enfants ! dis-je à mon équipage, il se passe quelque chose d’extraordinaire. Tout le monde à son poste. Qu’on laisse le mât de perroquet où il est, nous arrangerons cela plus tard. Second, faites carguer toutes les voiles à l’exception de la voile d’artimon et du grand foc, et qu’on sonde. »

On sonda. À l’avant, à cent brasses on ne touchait pas ; à l’arrière, à bâbord, de même.

On sonde à tribord : la sonde touche à trois brasses !

« Ce n’est pas possible, dis-je ; elle est accrochée au flanc du navire.

– Voyez, capitaine, elle est à deux brasses au moins au large de la muraille.

– Tire-la. »

Le sondeur s’y mit, puis un homme, puis deux : impossible.

« Mettez-vous dix, et tirez ! »

Ils tirèrent ; la corde cassa !

« Ah çà ! dis-je au second, sommes-nous ensorcelés ? »
 
 

 

En chiffonnant de colère un morceau de papier qui se trouvait dans ma main, je le jetai par-dessus bord. Il fila comme un trait le long du navire : plus de doute, nous marchions. En me penchant, je pus même voir la mer briser en écume à l’avant ; nous n’étions donc pas sur un rocher, et je savais bien qu’il ne pouvait y en avoir là où nous étions.

Le second revint auprès de moi.

« Capitaine, me dit-il, le navire donne de la bande à tribord, c’est clair, et cependant je viens de m’assurer encore qu’il n’y a pas d’eau dans la cale, que rien n’est dérangé dans la cargaison ; c’est sûr qu’il y a quelque chose à tribord qui pèse sur le navire et qui retarde sa marche.

– Eh bien, faisons une chose : mettons deux hommes en dehors de chaque hauban, et qu’ils observent ce qui se passe le long du bord. Au reste, je ne vois pas ce que ça pourrait être. À la rigueur, un requin qui eût avalé notre loch ; mais la sonde ?

Diable m’emporte si j’y comprends rien.

On dit bien qu’il y a des herbes de mer tellement immenses que, quand elles sont détachées du fond, elles s’étendent sous l’eau à plusieurs lieues de longueur : mais si une pareille herbe flottait près de la surface de l’eau, elle ferait un remous qu’on verrait.

– Il y a aussi, me dit le second, il y a aussi…

– Quoi ? le Grand Serpent de mer, vous allez me dire ? Moi, je n’y crois pas.

– Moi non plus, mais il y a le…

– Le ?… »

Le second baissa les yeux et me dit à mi-voix :

« Le kraken… »

Monsieur, quoique je ne sache pas ce que c’est que la peur, ce mot me donna la chair de poule.

« Taisez-vous ! lui dis-je ; je ne croyais pas qu’un marin comme vous pût dire des choses aussi funestes, et qui seraient capables de nous porter malheur. Comment pouvez-vous croire ?… »

Cette phrase n’a jamais été achevée, mon cher ami.

Juste à ce moment, du côté de tribord, quatre cris épouvantables partirent à la fois. Deux des sondeurs sautèrent sur le pont et coururent se cacher sous la chaloupe ; le troisième enjamba le plat-bord, descendit sur le pont, mais il avait la main fixée sur la lisse et il se débattait comme pour l’arracher de là, poussant des cris affreux.

Quant au quatrième, voici ce que je vis : une espèce de serpent gros comme mon corps, long de dix brasses, ayant deux rangées de grosses taches blanches larges à peu près comme des assiettes, sortit de l’eau, vint s’appliquer sur lui, sans lui entourer le corps. Le sondeur n’eut rien que le haut de la tête de touché, mais sa tête se colla, et la bête, qui se remuait comme une trompe d’éléphant, se tortilla pendant une minute en l’air, faisant voltiger le malheureux, qui agitait les bras et les jambes et poussait des cris affreux. Tout aussitôt, ça plongea, emportant le sondeur, et pendant trois ou quatre secondes nous ne vîmes que le bouillonnement de la mer. Alors, ça ressortit, s’élança de nouveau, franchit le bordage et se colla sur le pont, tenant le pauvre matelot la face à terre, couché à plat ventre.

J’avoue que si je n’avais pas été sur ma dunette, commandant la Bonne-Mère, et maître après Dieu de mon navire, j’aurais peut-être perdu la tête ! Quant à l’équipage, autant n’en rien dire : les plus braves avaient eu la force de monter dans les haubans ; les autres étaient renversés le long du bordage ou au pied des mâts, qu’on aurait dit des polichinelles tombés dans un coin.

« Marius, je me dis, nous allons voir si tu es un homme ! Que vas-tu faire ?

– Branle-bas de combat ! je criai. Tout le monde à l’arrière ! »

Que voulez-vous, mon cher ami ? quand il est en danger, le marin ne connaît que deux choses : manœuvrer ou prendre les armes. Rappelez-vous ça. Tu ne peux te défendre par une manœuvre ; défends-toi avec ta pique et ta hache d’abordage.

Le premier maître siffle. À ce signal, personne ne bouge, mais tous les matelots me regardent.

« Ah ! dis-je, c’est comme ça ! Voyons un peu ? »

Et je croisai les bras.

Monsieur ! si vous les aviez vus se relever, courir, dégringoler des haubans, et arriver au galop vers l’arrière !

C’est qu’il faut que vous sachiez que c’est mauvais signe quand je croise les bras ; ça veut dire que je vais casser la tête au premier qui me tombera sous la main. Et ce n’est pas pour rire, car je l’ai fait plus d’une fois, je vous prie !

Mais, arrivés près du mât d’artimon, ils s’arrêtent net : le serpent, tenant toujours le matelot collé à plat ventre, s’étendait en travers de la moitié du pont, et ils n’osaient pas. Je les avais à portée de la voix :

« Est-ce que vous auriez peur de passer là ?

– Oui, capitaine, répondirent-ils d’une voix sourde.

– Eh bien, sautez par-dessus, ce sera moins dangereux. »

Ils prirent leur élan trois par trois et sautèrent. Ils vinrent se ranger en silence au pied de la dunette.
 
 

 

« Les piques, les haches et le sabre, à la compagnie d’abordage. Le Cloarec, Astoin, Cabillaud, Roger, Baillard, chacun un grappin. Les quatre charpentiers, chacun sa hache. Canonniers, faites des trous dans le pont, plantez-y les pierriers, chargez-les, pointez-les sur le serpent ; au commandement de : « Feu ! » vous tirerez au milieu de l’épaisseur du corps. Maintenant… »

À ce moment, le sondeur, qui avait la main fixée au bordage, poussa un cri terrible; Son poing glissa en dedans, ce qui le fit tomber à genoux. Et aussitôt, se déroulant comme un câble et coulant sur le pont, un second serpent, doublé sur lui-même, le gros bout plongeant dans la mer et le petit bout ramené sur le matelot, vint s’étendre à la hauteur de la grande écoutille.

« Trooûn de l’air ! je dis ; c’est le Grand Serpent de mer du Constitutionnel !… Voilà la seconde queue qu’il embarque ; s’il embarque la tête, nous sommes f… lambés ! »

Il n’y avait pas de temps à perdre. Je dis à l’équipage :

« Ah çà, vous autres, le premier qui a peur, gare ! Vous, avec vos grappins et chacun quatre hommes pour l’aider, vous allez vous mettre trois d’un côté, deux de l’autre, et au commandement de : « Feu ! » vous accrocherez le serpent du mieux que vous pourrez. Les autres lui planteront leurs piques dans le corps le plus droit possible, de manière à tâcher de le clouer. Vous, les charpentiers, placez-vous au bout de la ligne, du côté le plus gros, et, au même commandement, abattez vos quatre coups de hache de toutes vos forces, en tapant tous au même endroit, sans vous presser, mes enfants, et tâchez de le couper en deux. »

L’équipage, qui me faisait face, fit demi-tour et s’arrêta.

« Eh bien, qu’attendez-vous ? leur dis-je.

– Capitaine, me dit un petit Breton que j’avais cru jusque-là un des plus braves de mes hommes, c’est qu’il y a deux serpents, et pendant que nous attaquerons l’un, l’autre peut nous tomber dessus.

– Toi, Breton, tu as la langue un peu longue, tu sais ? Est-ce que c’est la peur qui te fait oublier le respect ?

– Non, capitaine ; je vous jure que ce que j’en disais était pour vous offrir d’aller tenir l’autre serpent, pendant qu’on tuerait celui-ci.

– Es-tu bête, Breton ! Tu ne vois pas que nous nous mettons les trois quarts de l’équipage pour venir à bout d’un serpent, et tu veux en tenir un à toi tout seul ?

– Ah ! excusez, capitaine ; moi, je n’ai jamais vu de bête comme ça : je ne croyais pas que ce fût si fort. »

Alors, pour donner du cœur à mon équipage, j’allai auprès des sondeurs que les serpents tenaient collés ; je leur pris la main, et je leur dis de tenir bon. Je plaçai le Breton près du second, lui recommandant, aussitôt les coups de pierriers partis, de tirer le matelot à lui pour tâcher de le décoller ; je me mis près du premier sondeur, que je saisis à bras-le-corps, et je criai : « Feu ! »

Les grappins, les piques, les haches, les pierriers, tout ça tapa d’un seul coup ! Je tombai à la renverse, roulant sur le pont avec le sondeur que je tenais toujours. Je me relevai et lui tendis la main, le croyant dégagé.

En même temps, je regardai au second serpent, et je vis qu’il se resserrait sur lui-même et qu’il paraissait se replonger dans la mer. Le sondeur qu’il avait saisi n’était plus à genoux, mais droit, nous faisant face, son bras gauche entraîné par-dessus le bordage, et son corps, qui pendait après, déjà enlevé, les pieds ne touchant plus. Et le diable de Breton, s’accrochant des pieds et d’une main à un bout de la vergue du perroquet (tombé sur le pont, comme vous savez), de l’autre main et des dents cherchait à retenir le matelot, qui se laissait aller comme un homme mort.

Quant au premier serpent, les charpentiers l’avaient coupé en deux. La partie sortant de la mer se retira vers le bordage, mais y resta accrochée, retombant encore d’une brasse sur le pont. Le bout coupé, qui avait plus de trois brasses, se tortilla, renversant comme des capucins de cartes les dix-sept hommes qui y tenaient leurs grappins et leurs piques, et sans lâcher le sondeur collé par la tête.

Je regardai de nouveau l’autre serpent. Le pauvre matelot était déjà en travers du plat-bord et l’on ne voyait plus que son ventre et ses jambes ; le Breton tenait toujours et tirait, mais il commençait aussi à être enlevé.

Je prenais mon porte-voix pour lui crier de lâcher, lorsqu’une secousse terrible faillit me renverser ; je n’eus que le temps de me rattraper à une manœuvre, et il se passa alors, mon cher ami, une chose qui ne s’est vue que cette fois-là et qui ne se verra plus, j’espère : le navire se coucha presque sur tribord ; on entendit un bruit comme si trente-six hippopotames sortaient de l’eau, et le long du bord s’éleva un monstre épouvantable, tacheté de plaques noires, grises et jaunes d’un côté, tout blanc de l’autre, et deux fois gros comme la chaloupe d’un vaisseau de cent canons !

Il étendit une patte depuis le porte-haubans du grand mât jusqu’à la poulaine, une autre vers l’arrière, qu’elle alla contourner pour venir retomber par le petit bout sur la dunette ; une troisième, il la tortilla autour du hauban de misaine ; une quatrième, il la lança en travers du pont ; la cinquième et la sixième restaient sur la coque, sous l’eau. Il y en avait encore deux autres, l’une coupée, comme je vous l’ai dit, et l’autre à la même place qu’au commencement ; le sondeur pris par le poing était même ramené en dedans du bordage, ce qui montrait que la patte était poussée au lieu d’être tirée, comme tout à l’heure.

Un cri d’épouvante partit de toutes les bouches :

« Le kraken ! »

Il n’y avait plus à en douter : c’était le kraken, ce poulpe géant dont les matelots danois et norvégiens m’avaient si souvent parlé sans que j’y voulusse croire.
 
 

 

Vous avez vu des poulpes, mon cher ami, n’est-ce pas ? Moi aussi, mais vous ne pouvez pas vous imaginer ce que c’est qu’un poulpe de cette taille.

Ses yeux étaient larges comme des assiettes, et rien ne peut donner une idée de ce regard trouble et phosphorescent de trois pieds de tour ! Il se gonflait et se dégonflait comme un énorme ballon, et de temps en temps, nous montrant l’envers de sa tête, il faisait sortir par un grand trou de sa peau un bec de corne noire de plus d’une aune de longueur, qu’il ouvrait pour nous croquer tous.

« Mille ! dix mille ! cent mille ! deux ! trois ! quatre ! cinq cent mille millions de milliards de trooûn de l’air de tonnerre de … ! Veux-tu bien descendre, abominable mollusque ! Veux-tu quitter mon bord à l’instant même, mauvais poisson manqué ! Mais tu ne vois donc pas que tu vas nous faire chavirer, canaille de mer ! »

Je perdais la tête de rage ! je m’arrachais les cheveux de désespoir !

« Un navire comme la Bonne-Mère, être attaqué par une sotte bête marine comme ça ! Tu nous prends pour ce que nous ne sommes pas, espèce d’araignée collante ! Tu ne sais donc pas distinguer une baleine d’un trois-mâts ? Tu crois peut-être que tu vas nous manger comme tu manges tes marsouins, hein ? Comptes-y ! En attendant, attrape ceci ! »

Et, visant l’horrible bête à la tête, je lui tirai un coup de pistolet qui lui traversa de part en part les deux yeux et les lui creva.

Ce fut mon premier moment de satisfaction.

« Ha ! ha ! limace à huit pattes, te voilà belle fille, avec tes deux hublots cassés ! Maintenant que tu n’y vois plus, tu ne vas plus faire que des bêtises ! À nous deux ! »

Miséricorde ! savez-vous ce qui arriva ? Il ramena peu à peu vers lui les deux pattes qui s’étendaient, le long du bordage, de l’avant à l’arrière ; le milieu de chaque patte se souleva, faisant un coude comme deux bras gigantesques ; il tira sur celle qui était en travers du pont ; son effroyable masse, au haut de laquelle on voyait reluire ses yeux encore tout flamboyants de phosphore, s’éleva au-dessus du bordage, et s’y tint quelques secondes en équilibre.

À ce moment, mon cher, si l’on n’avait pas été prévenu, on aurait juré la tête et les bras d’un géant qui aurait cherché à monter à l’abordage.

Il resta un moment ainsi ; il diminua de grosseur en s’aplatissant, et puis, pflac ! tout chavira comme une charretée de boyaux, couvrant la moitié de la largeur du pont, depuis le grand mât jusqu’au mât de misaine. En même temps, renversant et cassant tout sur son passage, il retira vers lui toutes ses pattes et les pelotonna, une partie autour de son corps, une partie dans les débris de la vergue et du mât de perroquet cassé, fourrant ça au milieu des cordages emmêlés, que je ne sais pas comment il pouvait s’y reconnaître.

Dans ce moment, les deux matelots empoignés, il faut croire qu’il les oublia.

Je vis d’abord celui qui avait été pris se relever. C’était un petit Saintongeais, chauve comme un genou. Il chancelait qu’on aurait dit un homme soûl. Sa figure n’était plus violette, mais bleue, et vous auriez dit qu’elle allait éclater ; quant à la peau de sa tête, elle était aussi luisante qu’une cerise fraîche.

Je courus à lui. Il était dans un état épouvantable. Comme je suis un peu chirurgien, – faut bien l’être quand on est exposé comme nous autres à recevoir de mauvais coups, quoique, vous savez ! nous en donnons aussi, et de fameux ! – je me dis : « Voilà un homme qui est mort si tu ne lui dégages pas la tête ! »

« Assieds-toi, je lui dis. Je suis ton capitaine, entends-tu ? Je vais te saigner, tiens bon ! »

Et, plaçant mon pouce près de la pointe de mon poignard, je lui fis derrière la tête, jusqu’à l’os, une bonne estafilade, d’où sortit une nappe de sang noir comme de l’encre. Il releva la tête, me regarda de l’air qu’on regarderait le bon Dieu. Ça me fit plus plaisir que je ne saurais vous dire, allez !

« Reste là un moment, tu entends ? Quand tu pourras te lever, va dans ma chambre ; je te donnerai un verre de genièvre. »

J’allai au second sondeur. Ce diable de Breton ! il ne l’avait pas lâché. Seulement ! savez-vous par où il le tenait ? Par le cou ; et il l’embrassait comme s’il avait voulu le manger.

Ah ! ces Bretons ! fameuse race, mon cher ami : avec un équipage de Bretons, je me chargerais de faire le tour du monde dans une pirogue de nègres !

Le matelot n’avait pas grand-chose : rien de cassé, seulement le poignet gros comme le genou, à force que le suçoir l’avait aspiré.

« Toi, je lui dis, tu vas commencer par te fourrer le bras jusqu’à l’épaule dans une baille d’eau de mer bien fraîche, et puis tout à l’heure je t’enverrai un petit coup de genièvre. »

Monsieur, vous ne savez pas ce que c’est que la patte d’un poulpe ? Imaginez-vous qu’à chaque patte il y a deux rangées de soixante ventouses chacune, ce qui fait cent vingt ; et qu’il y a huit pattes, ce qui fait neuf cent soixante ventouses, vous pouvez dire mille, ne vous gênez pas. Au nôtre, les plus petites étaient comme des pièces de quarante sous, et les plus grandes comme une assiette à dessert. Croyez-vous que ça fait une jolie calotte sur la pointe de la tête, ou une bonne menotte sur le poignet ? Et quand, au lieu d’une, ce n’est pas une, c’est mille qu’il en a, ce kraken de malheur !

On dit qu’on ne sait pas à quoi servent les mouches : je voudrais bien savoir, je vous prie, à quoi sert le kraken ?

Enfin, n’importe : mes deux matelots étaient décollés, c’était toujours ça.

– Et le kraken ? ne pus-je m’empêcher de dire à Cougourdan.

– Patience, me répondit-il, patience ! chacun son tour, mon cher ami. À bord, nous autres marins, nous ne savons pas tout faire à la fois comme les messieurs de terre. Attendez donc, s’il vous plaît, que diable ! J’avais deux hommes en danger : la première chose était de leur porter secours, puisque je le pouvais.

– Mais si le kraken vous avait lancé une de ses pattes ?

– Et si j’avais été un c… apon ? Et s’il n’y avait pas eu de kraken, ce serait encore plus simple, n’est-ce pas ? »

Et il haussa les épaules en me lançant un regard de dédain.

« Té, que diable ! aussi, pourquoi m’interrompez-vous ? Vous n’avez jamais été à la mer, mais si vous y alliez, pardi, vous feriez comme les autres. »

Et mon épaule se désarticula presque sous l’écrasante affirmation que le capitaine m’appliqua de sa large main. Il continua son récit :

« Je retournai sur ma dunette. Pas un homme n’avait bougé de son poste. J’étais content de mes matelots.

Je regardai le kraken ; il n’avait pas bougé non plus.

En définitive, me dis-je, la position est terrible, mais elle est meilleure. Ce sera un miracle si cette bête reste plus de trois heures hors de l’eau sans mourir. Une fois morte, il ne s’agira plus que de m’en débarrasser, et nous en viendrons à bout, quand il faudrait la jeter morceau par morceau.

Maintenant, faut-il la laisser mourir là tranquillement, ou faut-il encore essayer de la tuer ? Voilà.

J’appelai le second, et, après avoir tenu conseil, nous décidâmes que le kraken, à cause de sa force prodigieuse, pouvant vivre beaucoup plus de temps que nous ne pensions et, d’un instant à l’autre, se dérouler et s’élancer sur nous, il fallait absolument tenter de le tuer par tous les moyens en notre pouvoir.

Je ne sais si je vous ai dit que j’avais à bord quelques petits barils de poudre. J’avais aussi par là un demi-cent de grenades. Je pensai encore qu’une ou deux touries de vitriol ne feraient pas de mal, versées sur la tête du kraken ; justement, j’en avais. Nous avions de plus quatre pierriers, et je me souvins qu’il me restait encore deux caronades de fer en bon état sur des affûts légers. Enfin, le second me fit songer à cinq tromblons qui, chargés jusqu’à la gueule, pouvaient tenir chacun une dizaine de livres de balles.

« Té ! je dis, f… lanquons-lui toujours ça dans le corps, ça ne peut pas faire de mal. Tout le monde à l’arrière ! »

Ils vinrent comme ils purent, mais le fait est qu’au bout de cinq minutes tout l’équipage était en rang devant la dunette.

Je fis monter dans la hune du grand mât cinq hommes pour lancer les grenades ; j’en mis au pied du mât pour hisser deux barils de poudre, leur donnant à chacun un tromblon pour tirer quand ils auraient fini. Les barils avaient une mèche allumée, et un autre homme, aussi placé dans la hune, devait les laisser descendre à un signal convenu ; un autre devait lâcher les touries de vitriol, qui se casseraient sur le dos du kraken. Les caronades furent avancées, les pierriers installés sur le pont ; tout cela fut chargé à mitraille, pointé sur la bête, et six hommes, une mèche allumée à la main, furent postés à chaque bouche à feu. Tout le reste de l’équipage devait tirer des coups de fusil et faire feu de ses deux pistolets. Le second et moi, nous devions tirer les premiers : c’était le signal pour tout le monde.
 
 

 

Nous tirons.

Brrrrang ! Le gredin avait ses trois ou quatre cents balles dans le ventre, dans les pattes, dans les yeux, dans la tête. Tout ça était entré comme dans du beurre. Il ne remua pas !

« Té ! dis-je, serais-tu mort, mon ami ? En attendant, lâche les touries et descends les barils de poudre ! »

Les deux touries tombèrent en plein sur lui et se cassèrent en mille morceaux, et le vitriol se mit à ruisseler sur son corps et à lui faire des trous qui fumaient comme de l’eau bouillante. Le matelot qui descendait les barils de poudre avait eu l’adresse de les faire tomber sur l’arrière du kraken, de sorte que la bête elle-même nous servait de rempart contre l’explosion.

« La mèche est-elle au bout ? lui criai-je.

– Oui, capitaine, elle arrive ! »

À peine achevait-il que la poudre éclata, lançant en l’air des lambeaux du corps du monstre, dont nous fûmes couverts, et qui allèrent s’accrocher dans tout le gréement, si bien que la Bonne-Mère avait plutôt l’air d’une boucherie que d’un navire.

Tous les hommes, restés à leur poste, faisaient mine de vouloir s’approcher.

« Pas de ça, leur dis-je ; nous ne savons pas si la bête est morte ou vivante. Voyons un peu. »

Cette explosion ne lui avait enlevé que la moitié du corps au plus.

« Tout le monde sur les haubans ! » je criai.

Ce fut une inspiration du ciel, mon cher ami.

À peine étions-nous sortis du pont, que le kraken se rassembla sur lui-même, déroula ses pattes, se souleva dessus comme une araignée, puis, retombant à plat ventre, envoya deux pattes vers l’arrière, défonça la porte de la dunette, arracha une partie de la cloison et revint s’enrouler autour du pied du grand mât. En même temps, il lança en l’air deux autres pattes, les agita un moment, puis les entortilla l’une contre l’autre et les laissa retomber ; deux autres pattes s’étendirent, l’une en avant, l’autre en arrière des haubans du mât de misaine, sortirent hors du bord, se rejoignirent et furent ramenées sur le pont, faisant sauter tous les haubans comme si ç’avait été des cordes à violon. La patte coupée et la huitième patte, il les serra autour de son ventre, mais tellement fort ! – je vomis quand j’y pense ! – que le ventre creva, et toute son encre, dont il y avait bien un boucaut, fut lancée comme une lame et vint couvrir une dizaine d’hommes de l’équipage. Vous me croirez si vous voulez, mais les plus à plaindre n’étaient pas ceux qui en étaient couverts : au moins, ils pouvaient servir de nègres, à la rigueur ; mais si vous aviez vu ceux qui avaient la moitié de la figure noire, d’autres une main noire, une main blanche, c’était à faire pitié, ma parole d’honneur !

Et il faut que vous sachiez qu’il n’y a pas de savon ni de potasse qui soient capables d’enlever ça ; ils restèrent comme ça plus de trois mois. Quant au pont de la Bonne-Mère, un an après, renonçant à en ôter les taches noires, j’en ai fait changer la moitié des planches.

Nous restâmes sous les armes encore une heure. Enfin, la bête ne remuant plus et ne se gonflant plus, je finis par reconnaître qu’elle était bien morte.

Alors commença une opération qui n’était pas une petite affaire : c’était de nous débarrasser de cette tripaille. On sciait les pattes par morceaux, on enfonçait des grappins dans les cartilages du ventre, on tirait dessus, et, avec les sabres ou les haches, on découpait comme on pouvait. Le plus terrible fut les intestins. Nous finîmes par en venir à bout en passant des voiles et des cordes sous le paquet, que nous faisions glisser près d’une ouverture et tomber à la mer.

Nous gardâmes toutefois le bec, que je fis bien nettoyer, et que vous pourrez voir au musée d’histoire naturelle de Marseille, lorsqu’il y en aura un.

Quand ce fut fini, il était minuit moins un quart : cette petite fête avait duré dix-sept heures trois quarts. Je fis donner double ration à l’équipage, je leur envoyai quatre bouteilles de genièvre, et j’allai me coucher, après avoir inscrit sur mon livre de bord :

« Le 15 août, à six heures trente-sept minutes du matin, étant par 6° 27′ au-dessus de la ligne, rencontré le kraken, qui nous a abordés et cassé le perroquet du grand mât par la secousse.

À midi, le kraken a embarqué malgré notre résistance, a pris le matelot Canolle par la main, le matelot Baptiste par la tête, et les a fortement bousculés.

À six heures trente-trois minutes, tué ledit kraken, qui, en se défendant, nous a défoncé la dunette, arraché la cloison, et fait sauter les haubans de tribord de notre mât de misaine.

Depuis six heures trente-trois minutes jusqu’à minuit, jeté son corps, à l’exception du bec, qui a été descendu et arrimé dans la cale.

Donné double ration à l’équipage pour ses peines et soins. »
 
 

 

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(Eugène Mouton, in La Semaine populaire, supplément du dimanche de La Petite République française, septième année, n° 330, 331 et 332, dimanches 27 juillet, 3 août et 10 août 1884. Première publication séparée d’un épisode de Voyages et aventures du capitaine Marius Cougourdan commandant le trois-mâts la Bonne-Mère du port de Marseille, Paris : Hachette et Cie, 1890. Le roman est un délicieux clin d’œil aux Aventures (merveilleuses mais authentiques) du capitaine Corcoran d’Alfred Assolant ; les gravures d’Édouard Zier sont extraites de l’édition en volume)

 
 
 

 

Portrait du capitaine Marius Cougourdan