SILHOUETTES D’ÉCRIVAINS
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GUSTAVE LE ROUGE
et sa carrière
J’ai connu le romancier Gustave Le Rouge, qui vient de mourir, quelques années après la guerre, dans une de ces pittoresques « bourses au crime, » qu’on appelle « l’échange » dans le jargon des journalistes, où les reporters, chargés de la moisson des faits divers, se retrouvent chaque soir, et partagent équitablement un lot judicieux de chiens écrasés. Ma carrière débutait, la sienne s’achevait. C’était un petit vieil homme, souriant et timide, d’une extrême politesse, remuant sans cesse la tête dans un geste d’approbation courtoise, parlant d’une voix très douce, à peine perceptible. Il était chargé, par un grand quotidien du matin, des prospections dans la banlieue de Paris. Il arrivait à nos rendez-vous avec une exactitude militaire, saluait chacun, vidait son sac sur la table du petit café où nous nous réunissions, prenait dans les nôtres ce qui était à sa convenance, puis de nouveau saluait, serrait nos mains, et tandis que nous, jeunes gens facilement distraits du devoir, nous attardions à boire et à bavarder, il s’en allait, sa serviette sous le bras, à travers les rues animées de son petit pas pressé d’employé ponctuel et zélé.
Parfois, le fait-divers chômait, la récolte s’avérait notoirement insuffisante. Alors, le père Le Rouge inventait quelques incidents assez pittoresques pour satisfaire nos chefs d’informations, mais assez anodins également pour ne pas attirer de fâcheux démentis à nos journaux. Ainsi l’actualité s’enrichissait d’incendies de meules, de noyades en rivière, d’accidents de chasse, qui venaient grossir gratuitement le lot, pourtant suffisant, des misères humaines. Mais le père Le Rouge professait qu’on ne devait jamais rentrer à son journal les mains vides.
« Si cela arrivait trop souvent, disait-il, on s’apercevrait que nous ne servons à rien, et l’on supprimerait notre emploi. »
Un de ses collègues, pourvoyeur de chiens écrasés, le félicitait-il, peut-être sans ironie, sur sa facilité à inventer des « canards, » il répondait d’un air modeste :
« J’ai de l’imagination. C’est mon métier de romancier qui m’y a habitué. »
C’est vrai qu’il avait connu, avant la guerre, une certaine vogue comme feuilletoniste populaire. Une imitation assez vulgaire des œuvres fantaisistes de Jules Verne et de Wells lui avait valu quelque réputation jusque chez les lettrés. Mais son style était bien mauvais ; on s’aperçut bientôt qu’il y avait beaucoup d’astuce dans son cas et de roublardise sous sa candeur. Il tomba dans l’oubli. C’est alors qu’il avait dû demander sa vie aux petites besognes du journalisme.
Vers les années 1925 et 1926, un groupe tapageur tenta de remettre Gustave Le Rouge à la mode. Aux appels du snobisme, le feuilletoniste prit un temps la couleur et l’aspect d’un écrivain. Articles, interviews consacrés à Le Rouge se succédaient. Un périodique, moniteur de la vie littéraire, publia ses souvenirs sur les Verlainiens et les Décadents, souvenirs à la vérité sans relief, ni caractère, écrits d’une plume médiocre, et qui attestaient assez, pour les esprits critiques, qu’il n’y avait pas eu, comme on le prétendait, d’injustice du sort dans la carrière de Le Rouge. Mais il n’y a pas d’évidence pour les sots esclaves de la mode. Ces naïfs imbéciles et leurs malins cornacs, continuant d’enfler la voix en faveur d’une cause qui ne le méritait guère, étaient en train d’amasser de prochains malheurs sur la tête de leur héros, qui n’allait pas tarder à devenir leur victime.
À cette époque, j’avais revu Gustave Le Rouge. L’humble personnage, doux et résigné, que j’avais connu, se gonflait d’une risible importance. Il était devenu susceptible et quasi-solennel. Il citait ses œuvres avec une comique gravité. Il voyait déjà s’ouvrir devant lui l’Académie. Une petite revue prétentieuse, rédigée par d’oiseux coquebins et d’onctueux illettrés, lui avait consacré un numéro entier. Alors, sa vraie nature m’apparut. Il avait dépouillé le vêtement de gentillesse et d’humilité que naguère l’infortune et la nécessité lui imposaient. Et comme j’évoquais nos anciennes relations, lorsque nous échangions sur une table de café nos chiens écrasés, il me jeta sans me répondre un si méchant regard que je n’insistai point.
Ce qui devait arriver arriva. Passé le caprice de ses managers, Gustave Le Rouge et ses romans sombrèrent de nouveau dans le néant. Sa fin dut être cruelle. La mort l’aura délivré des solitaires désespoirs que la renommée, lorsqu’elle n’est point fondée sur la raison et une réelle supériorité, laisse à ceux qu’elle a, dans une foucade, comblés sans lendemain.
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(Alain Laubreaux, « Savoir, » in La Dépêche, journal de la démocratie, soixante-neuvième année, n° 25391, mardi 15 mars 1938)