CHAPITRE IV

LE SACRIFICE

 
 

Le champ d’aviation de Longwy déroulait son étendue morne et plate que les hangars fermaient au loin de leurs silhouettes géométriques. Le soleil, déclinant vers le soir, calcinait l’herbe rasée et piétinée ; une poivrière flottait dans l’air chaud, embrasé de soleil.

Barrel serra la main du lieutenant Hurbaud qui devait diriger l’expédition. Les pilotes s’affairaient autour des avions rangés en ligne : une escadrille de 12 avions du type de bombardement pouvant porter, outre le pilote, 3 hommes. Barrel avait examiné ceux qui allaient s’embarquer avec lui dans cette expédition tragique. Parmi eux, il avait choisi 2 hommes énergiques et décidés qui devaient à sa suite pénétrer dans la forteresse d’Altenbourg. Les autres resteraient à la garde des avions et aideraient à la défendre en cas d’attaque.

Hurbaud tira sa montre.

« Il est 4 heures moins 10. Nous embarquons à 4 heures. »

Barrel, une dernière fois, contempla le ciel de France qui posait sur la campagne un dôme léger d’azur. Il regarda au loin une ligne d’arbres qui ponctuaient de touffes vertes le profil de la route, les haies, les champs, l’herbe rabougrie du terrain d’exercice ; toutes ces choses simples et banales, il les contempla avec un grand amour. Au moment de partir pour l’inconnu, il sentit vibrer – et souffrir – en lui toutes les fibres qui unissent au pays natal le cœur de l’homme. Toutes ces choses ordinaires et quelconques, c’était peut-être la dernière image qu’il emporterait du pays de France. Une grande détresse faillit l’étreindre. Il dut encore la refouler pour ne plus songer qu’à son devoir. Aussitôt, d’ailleurs, l’immédiate réalité le reprit, le rappela à son rôle. Hurbaud sifflait pour rassembler ses hommes. Pilotes et passagers enjambaient le rebord des avions, se paraient pour la route. Barrel à son tour s’installa, assura son casque, et, d’un dernier regard, il dit adieu à la terre de France.

Les appareils ensemble décollèrent, lentement d’abord, dans le crépitement des moteurs. Ils s’élevèrent en longues diagonales dans un frémissement de toute leur membrure, traçant une ligne si rapide et si nette qu’ils semblaient aspirés par l’air au long d’invisibles fils. Barrel sentit le jet froid du courant d’air lui frapper le visage. Il éprouvait en même temps l’impression étrange de ne plus adhérer au sol, de planer dans une stabilité absolue au milieu d’un élément nouveau inconnu des hommes. L’avion montait vers le plein ciel, dans le rythme uniforme du moteur tanguant à peine aux faibles secousses du vent. Les avions prirent leur formation de marche, le dispositif triangulaire analogue à celui des oiseaux quand leur troupe se lance à travers l’espace. Barrel aperçut, à la pointe, l’avion du chef de groupe, reconnaissable à son oriflamme triangulaire verte et bleue. Placé vers l’arrière, il avait devant lui la houle mouvante des appareils qui vibraient dans l’éclat joyeux du soleil. Son horizon immédiat se limitait aux ailes de son avion qui étiraient devant lui leurs plans horizontaux, leur empennage de toile verte, tendue et rigide dans la raideur mince du fuselage. Entre les ailes, il voyait de dos le pilote avec son casque fourré qui lui descendait sur la nuque et, quand il baissait les yeux, c’était, à travers le fond de la carlingue, le vide, avec, à une distance qu’il n’appréciait pas, la terre, la terre avec ses maisons et ses hommes, ses joies et ses peines, ses haines et ses amours, la terre qu’il avait quittée, et qui lui parut brusquement si lointaine. Elle semblait se dérober sous l’appareil, fuir d’un mouvement continu, qui faisait lentement défiler aux regards des prés et des bois, des agglomérations et des fermes. Vers la droite, le soleil miroita dans un étang comme une pièce d’or tombée dans une coupe de cristal.

Barrel se sentit allègre et fort, grisé soudain par le vol, par la vitesse, par le triomphe de l’homme sur la pesanteur et l’espace. Il prêta l’oreille aux bruits de l’escadrille. Les moteurs semblaient maintenant muets. Les pilotes venaient de faire fonctionner des appareils nouveaux qui les rendaient silencieux, absorbaient et annihilaient leur crépitement habituel. Les hélices s’entendaient à peine comme un ronflement atténué dans l’air fauché par les pales. Entraînée dans une giration formidable, l’hélice était presque invisible. Barrel ne distinguait qu’une sorte de halo argenté qui tournait sur lui-même en une série de cercles mouvants et concentriques, traversés de rayons. Et l’appareil volait dans un terrible courant d’air, tel que le bras de Barrel, tendu au-dehors, fut violemment rabattu contre le rebord de la carlingue. L’air éventré par le passage des avions raclait les ailes avec un sifflement continu. C’était le seul bruit que perçût Barrel. Autour de lui, c’était l’espace, l’espace illimité et bleu, l’espace mort, comme une étendue à la fois splendide et glacée.

À travers le vent et le vrombissement de l’hélice, il entendit la voix du pilote qui lui criait dans le tube acoustique :

« Metz ! »

Sa lunette se braqua. Dans la vitesse, la cathédrale sembla virer sur elle-même, passer de droite à gauche comme animée d’un mouvement de rotation. Il distingua la gare allemande avec son toit de tuiles vertes, l’île Chambière entourée d’un plexus de voies ferrées, l’agglomération de Saint-Julien avec des bosses vertes qui bombaient le sol et qui étaient des forts tapis sous le gazonnement des pentes. La Moselle, comme une lame d’argent, trancha le paysage. Puis, de nouveau, ce fut la plaine que les labours, les chaumes, les vergers morcelaient en une marqueterie grise, jaune et verte. Le crépuscule tombait quand les clochers de Strasbourg pointèrent dans une brume bleue. Le Rhin, comme une lourde coulée ruisselante, s’en allait vers l’horizon. Les avions l’outrepassèrent en quelques secondes. Et l’Allemagne s’ouvrit devant eux, immense.

La nuit était complètement venue. Sa profondeur impénétrable et lourde obstruait l’horizon. De vagues étoiles clignotaient à peine dans une brume opaque. Les avions voguaient à travers une immensité morte et glacée où l’on ne percevait que le sifflement du vent dans les fuselages. La terre avait disparu, semblait résorbée dans les profondeurs d’un insondable abîme. À la clarté d’une lampe électrique, Barrel vérifia l’altimètre et la boussole : on avait atteint 2.000 mètres et l’on piquait droit à l’Est.

La masse serrée des avions tranchait les ténèbres. Leur groupe obscur et compact semblait un énorme morceau de ténèbres se mouvant et se déplaçant dans les ténèbres elles-mêmes. De toute part, c’était l’aveuglement formidable de la nuit. À un moment seulement, Barrel aperçut, très bas, perdu dans un lointain inappréciable au ras du sol, des lignes géométriques de points blanc, qui dénotaient les artères d’une grande ville, des lueurs rouges, s’élargissant en halo, qui surgissaient d’une usine.

Sa montre marquait 10 heures. Il calcula que la course devait toucher à son terme. On avait pris l’espace à 4 heures de l’après-midi avec 480 litres d’essence par appareil : en tablant sur une usure de 60 litres par heure, on pouvait voler pendant 8 heures. On devait approcher. Son cœur battit plus fort dans sa poitrine. Il songea aux implacables instructions qu’il avait reçues – et promis d’accomplir. L’image de Jeanne hanta sa pensée. D’un long regard d’amour, il contempla son portrait qu’il portait, enchâssé dans un étroit bracelet, au poignet gauche.

Il s’arracha à ses réflexions. Un feu s’alluma brusquement à l’extrémité de l’aile du chef d’escadre. C’était le signal convenu pour se mettre en descente. Il éprouva le choc brusque de l’air, avec l’impression de couler à pic dans un tourbillon et suffoqua une seconde. Déjà les avions dessinaient une descente sensible. Et, dans la nuit, Barrel aperçut une énorme silhouette sombre qui estompait un empâtement de tours et de murailles. Il murmura : « Altenbourg ! »

Brusquement, un choc. On touchait terre. Les avions, qui s’étaient dispersés pour prendre l’espace nécessaire à la manœuvre, se posaient un à un et s’immobilisaient sur le sol. Il y eut des cris, des rumeurs, rapidement étouffés. Des ombres surgirent, s’approchèrent des appareils. C’étaient des Français, secrètement envoyés et cachés à Altenbourg, qui avaient préparé les détails de l’expédition et venaient guider sa marche. Le chef de groupe se concertait avec ses pilotes. Notre service de contre-espionnage avaient établi dans une ferme isolée un dépôt d’essence pour le retour des escadrilles. Pendant ce temps, Barrel réunissait ses hommes. Il constata que l’on avait atterri dans une plaine rase coupée de buissons et de touffes d’herbes. On se trouvait exactement à 2 km de la forteresse d’Altenbourg. Elle était entourée d’une double enceinte, et chaque enceinte gardée par un cordon de sentinelles. Parvenu à proximité de la citadelle, le service d’espionnage prendrait la direction du groupe et le dirigerait vers un point de l’enceinte où l’on avait, d’après les études préparatoires et les mesures prises, la possibilité de trouver accès.

Barrel et Hurbaud en tête, les hommes derrière eux, à la file indienne, se mirent en route. On marchait lentement dans l’herbe humide. La campagne était muette. En approchant, on distinguait mieux la masse gigantesque de la forteresse. À une fenêtre des tours, une lumière un instant brilla, s’éteignit. Hurbaud fit arrêter le mouvement et fit passer l’ordre de ne plus avancer qu’en rampant. Bientôt, on fut assez près pour distinguer la levée de terre qui constituait de son renflement la première ligne d’enceinte. Machinalement, Barel vérifia à sa ceinture la poche de cuir, où reposaient sous l’aspect de deux globes d’acier les explosifs dont il devait faire usage si… Mais il repoussa cette hypothèse. Il voulait que la tentative réussisse. Et il tendit tout son être, toutes ses facultés, vers la mystérieuses forteresse où il fallait entrer, coûte que coûte.

Brusquement, au milieu de la nuit où l’on discernait vaguement la reptation des hommes dans les hautes herbes, un cri jaillit, rauque, brutal, impératif :

« Werda ! » (1)

La sentinelle qui veillait sur la contre-escarpe avait perçu des bruits suspects dans la nuit et le vent. Toute la troupe s’immobilisa. Un silence passa sur la campagne. Puis il y eut un bruit de piétinement dans l’ombre, un râle étouffé, le choc mat d’un corps croulant dans l’herbe. Le Boche était étendu, un couteau dans la gorge ; le corps eut un soubresaut et se figea, rigide.

Barrel siffla doucement pour faire reprendre la marche. On se hissa sur la contre-escarpe. Barrel s’orienta. Devant lui, il vit se dresser une falaise rocheuse qui montait droite, à pic, au-dessus de la première enceinte. De ce côté, la forteresse protégée par la disposition même des lieux n’était pas gardée. Barrel tâtonna le long de la paroi, explorant de la main les arêtes vives du roc. Un contact soudain le fit tressaillir. Trois câbles se balançaient au long de la falaise. Notre service d’espionnage avait réussi sa tâche difficile en disposant des câbles qui devaient permettre d’atteindre aux meurtrières de l’enceinte. Barrel, le premier, s’agrippa au câble, commença à grimper à la force des poignets. Les hommes l’imitèrent. Les cordes se tendirent, rigides, sous le poids des corps. Barrel et Hurbaud atteignirent les meurtrières. Ils s’introduisirent avec peine dans l’ouverture étroite, se déchirant, les mains écorchées et saignantes, au tranchant des pierres, au rebord rugueux des murs. À demi engagé dans la meurtrière, Barrel balançait la tête en pleines ténèbres, cherchant à deviner la nature du local où il s’engageait. Il devina l’odeur renfermée, le remugle fade d’une casemate. Il acheva de se hisser par l’orifice, se laissa glisser le long du mur, se retenant d’une main au barreau de la meurtrière, le browning de l’autre. Ses pieds touchèrent le sol. Il attendit une seconde, l’oreille tendue au moindre souffle. Son sang, à grands coups fiévreux, lui battait aux tempes. Le silence autour de lui était absolu. Il avança d’un pas et, résolument, fit jouer sa lampe électrique. Le mince faisceau de lumière lui révéla une chambre basse, voûtée, absolument vide. Il fit entendre un sifflement très léger. Hurbaud, à son tour, et les douze hommes l’un après l’autre dévalèrent dans la casemate.

Barrel déplia le plan de la forteresse que lui avait remis le général. Il repéra la casemate où ils venaient de s’introduire. Hurbaud et lui, penchés sur le plan, étudièrent la marche à suivre. Le halo de la lampe révéla au fond de la casemate une porte de bois brun. Barrel se pencha vers les hommes, scanda à voix basse :

« Nous allons nous engager dans la forteresse. Je passe le premier… Le revolver à la main, tout le monde… Défense de tirer tant que je ne tire pas moi-même… Du courage !.. En avant !… »

Il s’avança vers la porte. Un simple loquet était rabattu sur la gâche. La porte tourna lentement sur ses gonds. L’air froid d’un corridor frappa les visages. Barrel s’avança dans le corridor où régnait une atmosphère humide et étouffée, un air sans échos qui feutrait les bruits. D’après le repérage du plan, le corridor devait avoir une longueur d’une trentaine de pas. En effet, Barrel, après quelques minutes de marche, trébucha sur un escalier qui s’enfonçait en spirale dans les ténèbres. Lentement, on commença la descente. Un silence écrasant pesait. Sous cette voûte basse, entre ces murs massifs, on avait l’impression de descendre dans un abîme dont on n’appréciait pas la profondeur. Un homme glissa sur une marche, se cogna aux parois : un choc sourd heurta le mur. Tous s’arrêtèrent, une sueur au tempes. Le silence restait absolu. Aucun bruit ne montait de l’insondable forteresse qui dormait sous sa masse de pierre. La marche reprit. Longtemps, ils tournèrent sur eux-mêmes dans l’interminable vis de l’escalier. Brusquement, Barrel se heurta à une porte.

C’était là.

C’était là, derrière cette porte que s’ouvrait la chambre basse du donjon où les dossiers d’Alpha et d’Oméga étaient cachés dans les flancs du coffre-fort.

Barrel se pencha vers Hurbaud :

« Faites passer l’ordre : rengainez les revolvers. Les poignards seulement. Pas un cri. »

L’ordre s’exécuta. Barrel, les sens exacerbés par la fièvre, perçut le frôlement des douze revolvers rentrant dans les étuis, le petit bruit sec des lames sortant des gaines : douze éclairs d’acier, vaguement, coupèrent les ténèbres.

Il jeta :

« Vous y êtes ? »

Hurbaud fit un signe affirmatif. L’instant de l’action suprême était venu. Barrel, tous les nerfs tendus, mais l’esprit lucide et le cœur fort, n’hésita plus.

Il fit jouer le déclic de sa lampe et, d’un bond, se rua sur la porte.

Elle s’ouvrit et, violemment rabattue, alla gifler la muraille avec un bruit sourd. Ce fut dans la chambre un grouillement brusque, la surgie effarée des trois hommes qui gardaient la nuit le coffre-fort et qui bondissaient du lit de camp où ils sommeillaient. L’électricité jaillit dans les lampes. Déjà, ils braquaient leurs revolvers. Une lutte se déroula, sauvage et brève. Écrasés sous le nombre, ils étaient cloués sur le sol. Déjà Barrel s’était jeté sur le coffre-fort qui érigeait dans un angle sa silhouette trapue, barrée de plaques d’acier. Sa main, fiévreuse, commençait à faire jouer le mécanisme. La rondelle de cuivre tourna dans une succession de déclics qui faisaient virer les lettres sous les doigts crispés de Barrel. Il fit une pause : le W venait d’apparaître à l’orifice de la rondelle, la première lettre du mot secret qui allait livrer la porte du coffre-fort !

Soudain, il s’arrêta, comme si une commotion inattendue le figeait sur place. Il échangea avec Hurbaud un regard terrible. Là-bas, très loin, dans les étages superposés du donjon, se dessinait une vague rumeur qui s’approchait, s’enflait, dans le tumulte encore imprécis d’une galopade, d’une troupe d’hommes courant à travers les escaliers et les salles, du haut en bas de la forteresse.

Tous se regardèrent, haletants, la gorge serrée. Barrel ordonna :

« Deux hommes, remontez l’escalier. Rendez-vous compte et revenez d’urgence. »

Les deux hommes s’engouffrèrent dans l’escalier. Des secondes passèrent ; Barrel s’était remis au coffre-fort. La deuxième lettre – l – venait de se dégager à son tour. Il n’eut pas le temps de continuer. Les deux hommes revenaient hors d’haleine, pâles, suant, les yeux jaillis des orbites. Ils hurlèrent :

« Nous sommes pris ! Les Boches arrivent ! Ils sont plus de cinquante ! Ils descendent l’escalier… »

Barrel frémit. Une seconde, il eut peur, de cette peur que les plus forts connaissent, car l’homme véritablement courageux, ce n’est pas celui qui n’a jamais peur, mais celui qui, ayant peur, dompte sa peur… La peur et l’angoisse lui tordirent les entrailles. Un tourbillon lui traversa la tête. Une seconde affolé, il eut l’impulsion de fuir, de se heurter, fou de terreur, contre ces murailles sans issues, en hurlant à la mort, à cette mort inévitable et atroce qui allait être la sienne. Ce fut l’espace d’une seconde.

Héroïquement, il se domina : son devoir, il fallait qu’il le fasse ; il le ferait. La notion du sacrifice à accomplir fut la plus forte, refoula l’angoisse et la peur, l’exalta soudain au-dessus de lui-même. Il était prêt à s’ensevelir dans la grandeur de son sacrifice. Sa voix brève donna des ordres :

« Tout le monde dans l’escalier. Barrez la route… Arrêtez-les le plus longtemps possible… »

Les hommes obéirent. Héroïques soldats de France qui allaient mourir dans ce coupe-gorge obscur et sinistre ! Un terrible tumulte éclata dans l’escalier, une bousculade traversée de hurlements et de cris, ponctuée des claquements secs des revolvers. Barrel et Hurbaud, restés seuls près du coffre-fort, perçurent les détails de la tuerie, les cris d’agonie des mourants roulant, broyés, sous les pieds des combattants, dans l’étranglement de l’escalier, les rugissements de douleur et colère, les chocs des corps crispés les uns contre les autres et roulant pêle-mêle dans une fureur commune.

Lutte sans espoir où l’on ne pouvait que mourir, héroïquement. L’instant fatal était venu. Barrel et Hurbaud se regardèrent.

Tous deux étaient pâles, mais résolus. Il n’y avait plus à hésiter. La lutte, dans l’escalier, se rapprochait. Les Français ployaient sous le nombre. Dans quelques instants, l’ennemi serait là… Maîtrisant leur cœur dont l’émotion exaspérait les battements dans leur poitrine, ils prirent, d’un coup, la résolution suprême. Leurs mains se crispèrent sur les sacoches de cuir des explosifs. Les sphères métalliques jaillirent, terminées à leur pôle par des détonateurs de cuivre. Elles étincelèrent un instant aux feux de l’électricité. Une suprême hésitation arrêta Barrel : un tourbillon de pensées et de souvenirs lui passa à travers la tête, de même, dit-on, que les noyés voient en quelques secondes, dans leur agonie sous les eaux, les plus lointains souvenirs défiler dans leur mémoire : Montélimar, la petite maison si calme aux flancs du coteau, le grand ciel de juin sur le jardin aux clématites, Alpha et Oméga, les hommes immortels… et Jeanne Glaber… Il la revit avec une netteté atroce et douloureuse, toute blonde aux grand soleil d’été… Toute cette suite de visions se déroula devant ses yeux en moins d’une seconde, s’abolit et s’abîma aussitôt dans la réalité présente. Brusquement, sa décision fut prise. Il fit jouer le détonateur, saisit à pleine main l’explosif. Le bras se détendit comme un ressort, projeta violemment la sphère de métal contre les parois du coffre-fort.

Il y eut une déflagration formidable. Une détonation éclata, se brisa aux vitres, roula sur elle-même comme un tonnerre. Les assises du donjon oscillèrent sur leurs bases. De la voûte éventrée, des blocs de pierre s’abattirent, s’entassèrent dans un tourbillon de flamme et de poussière… Puis un grand silence s’appesantit – le silence de la mort. Et parmi la casemate bouleversée, parmi l’amoncellement des débris, sur les tronçons tordus du coffre-fort, sur les corps lacérés de Hurbaud et de Barrel, plus rien ne restait de la grande découverte de Frédéric Glaber…
 
 

FIN

 
 

Montélimar, juin-juillet 1921.
 
 

 

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(1) « Qui vive ! » en allemand.
 

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(Henry Guenser, in Journal de Montélimar et de la Drôme, soixante-quatrième année, n° 37 et 38, samedis 10 et 17 septembre 1921 ; « La Panacée universelle, » illustration de Carlo Farneti pour la collection artistique des laboratoires Somnothyril, c. 1931-32. Signature autographe et photographie d’Henry Guenser, trouvées dans un exemplaire de sa traduction du Premier Faust de Gœthe, Paris : Eugène Figuière, 1930)