Une rue sans fenêtre ni porte

Une autre est sans nom

 
 

Il est des gens, comme Amundsen, qui se croient tenus de mettre cap sur le Pôle Sud, pour forcer de notre planète le peu d’inconnu qui demeure ; je sais de savoureuses découvertes et des explorations pittoresques à réaliser sans fracas dans la ceinture de Paris.

De tels voyages sont plaisants : n’aident-ils pas à faire aimer mieux notre ville, si mal connue ? Faciles, – il y suffit d’un bel après-midi, d’un œil observateur, et de quelque goût pour la marche, – utiles, certes, au premier chef ; cet article va le démontrer…
 
 

La rue sans fenêtre ni porte

 
 

La première étrange ruelle qu’il faut que je vous présente appartient à ce quartier du Sentier, riche en tumulte, en vieux bouges porteurs d’enseignes, en boutiques et en odeurs. C’est la rue des Degrés.

Six mètres de long, deux de large. Elle s’ouvre entre le 85 et le 87 de la rue de Cléry, et débouche rue Beauregard : la composent quatorze marches, d’une pierre fort usagée, qui s’effrite aux angles, et que patina près d’un siècle. Nulle grâce dans son détail ; chez elle, nul archaïsme évocateur.

Deux dos de maisons la bordent, lisses et nus, et parallèles, et – bizarrerie sans pareille – tous deux sans porte ni fenêtre. Pas le moindre pertuis, pas le plus petit œil-de-bœuf ; pas même de ces lucarnes à colonnettes, comme il s’en ouvre à tous les horizons, dans ce quartier d’hôtels désaffectés. Deux murs mélancoliques comme des remparts sans meurtrières ; et de fait la petite rue a tout à fait l’air d’un chemin de contrescarpe.

Quand je m’y trouvai, à mi-chemin de l’escalier, deux commères devisaient, de ces vieilles dames au cheveu rare qui, bavardes impénitentes, trouveraient de quoi s’entretenir dans le plein de l’orage, dans le torrent d’une gargouille. L’une tenait à la main un vase blanc, d’usage domestique ; l’autre, le tablier relevé à mi-jupes, époussetait des épluchures de la veille.

Elles dévisagèrent une affiche bleu d’outremer qui annonçait la représentation prochaine, au théâtre du faubourg, du Chevalier Bel-Amour. Ce nom ragaillardissant les mit en belle humeur et leur fournit matière à controverses.

Entre deux rires, l’une et l’autre firent le lest ; puis, toujours parlant, repartirent. Les immondices, restés sur place, attestèrent seuls leur passage. – Mais quel véhicule public et administratif, selon les règles de bonne police, saura grimper, même au nom de l’hygiène, les quatorze marches tremblantes de la rue des Degrés ?
 
 

La rue sans nom

 
 

L’autre, c’est la rue sans nom. Elle s’abrite dans le haut Montmartre, proche le boulevard de Rochechouart. Longue de près de cinquante mètres, elle fait communiquer les rues Séveste et Briquet. Sept immeubles la forment : quatre portes y débouchent.

Singulier bric-à-brac de plein air que cette rue ! On y trouve du sable, de lourds pavés accumulés, des carrioles à l’abandon et des chantiers en raccourci. On y voit même, à travers de tels obstacles, des enfants jouer à cache-cache et au cheval-fondu.

On ne sait qui, l’ayant percée, la laissa ainsi sans état civil : l’œuvre fut cependant tentée, puisque la première maison s’ornemente d’un numéro. Mais les ans ont cristallisé ce provisoire sans lendemain.

Comme si le vœu de ses hôtes était d’être oubliés du monde, à chaque entrée de la rue, des bornes veillent, de ces bonnes vieilles bornes qui, dans le vieux temps, rompaient net les roues de la diligence et faisaient merveilleusement verser les coches ; deux bornes placides, titubantes et philosophes, qui, veuves de toutes chaînes, avec leurs anneaux et leurs crocs, vous prennent, le soir venu, l’air terrifiant de canons fichés en terre.
 
 

Un homme heureux

 
 

J’ai interviewé l’habitant principal. C’est un jovial fabricant de caisses, M. Peillon, qui m’a déclaré :

« En effet… la rue est sans nom… Tiens ! je n’y avais jamais pensé… Comment m’arrive ma correspondance ?… Eh ! mais, au fait, à cela non plus je n’avais jamais pensé…. On inscrit sur l’enveloppe : « Peillon, près la rue Briquet, » et ça arrive… Vous voyez que les postes ne vont pas si mal qu’on l’affirme… Ici, les voitures ne passent pas : nous avons, pour nous en défendre, deux bonnes sentinelles à l’entrée… Certes, on y voit à peine : il est tout juste une méchante lanterne à gaz pour toute la rue ; mais, à cela encore, on se fait… Puis, croyez-m’en, que ce soit aux Champs-Élysées ou ici, dans la rue sans nom, quand on a le cœur à l’ouvrage, de l’ouvrage sur le chantier, et la jeunesse pour y faire face, ça suffit pour être content… »

Excusez-moi, Monsieur Peillon, d’avoir si indiscrètement troublé votre sérénité. – Il est des heures où nos édiles, frénétiquement épris de changement, baptisent pour les rebaptiser des appellations si délicieusement vieille France des ruelles de l’ancien Paris : les héros, non plus, ne manquent point, ni les mortels, à immortaliser. Qu’on veuille, à ces minutes graves, songer à la rue des Degrés.

Mais pour ce qui est de la rue sans nom, grands dieux ! qu’elle demeure ce qu’elle est, quiète, anonyme et secrète ; ou si, par, malencontre, on lui devait donner, d’hermine sur champ d’azur, un titre flambant neuf, en mémoire de l’hôte heureux, qu’on l’appelle « La rue du Sage » !…
 
 

 

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(André Tudesq, in Paris-Midi, deuxième année, n° 405, dimanche 17 mars 1912 ; repris dans Le Siècle, soixante-dix-septième année, n° 27815, lundi 18 mars 1912)