FANTAISIE SCIENTIFIQUE. – HISTOIRE NATURELLE.

 

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On se fait, en général, une très fausse idée de certains animaux auxquels on prête des sentiments de courage et de générosité, on pourrait presque dire de grandeur d’âme, ce dont on serait pourtant fort embarrassé d’offrir des preuves réelles et convaincantes.

L’aigle, que les poètes et même les naturalistes se plaisent à nous représenter comme le plus noble et le plus courageux des oiseaux, a-t-il aucun droit à ce magnifique éloge ? Toutes les observations que j’ai pu recueillir sur ce sujet démentent la croyance générale.

Ceux qui ont parcouru les contrées agrestes connues sous le nom de Suisse italienne, les monts rocheux et les vallées désertes de l’Underwald, d’Uri et d’une partie des Grisons savent que l’on y retrouve encore quelques individus de l’espèce, assez rare aujourd’hui, du grand aigle des Alpes, le plus grand des oiseaux de proie d’Europe. Les naturalistes croient que le condor des Andes et le laemmer geier ne sont qu’une même espèce d’aigle.

Je ne voudrais pourtant pas affirmer que celui qui a donné lieu à la scène intéressante que je vais rapporter ici, soit réellement un laemmer geier ; car j’avoue n’avoir pas attaché alors une grande importance à l’examen des caractères qui auraient pu décider cette question.

Tout ce que je puis dire, c’est que par l’étendue de son vol, le bruit effrayant de ses ailes, alors qu’il reprit sa course à travers l’espace, chargé de sa proie, cet oiseau laissa dans mon souvenir une impression de grandeur et de force qu’un aigle de taille ordinaire n’aurait certainement pu me communiquer.

J’arrivais de Milan, où j’avais fait un long séjour, et j’étais si heureux de revoir enfin des montagnes, car les vastes plaines de la Lombardie ne renferment que des collines comparables à la butte Montmartre plutôt qu’à la plus humble des montagnes de la Suisse, que je passais tout mon temps à escalader les rochers, à gravir les collines recouvertes d’un épais gazon, à descendre dans les précipices, où je trouvais une nature vierge et empreinte de ce caractère sauvage qui a tant de charmes pour l’imagination d’un artiste. Mais ce qui me plaisait surtout, c’est que l’on n’y rencontrait alors aucun de ces touristes qui, le sac sur le dos, le marteau ou le bâton de rigueur à la main, la boîte de fer-blanc suspendue au côté, semblent n’être venus se placer sur votre chemin que pour vous désenchanter et vous ravir à vos illusions.

J’aimais à suivre toutes les sinuosités d’un torrent, et M. de Humbodlt n’éprouva jamais un plaisir plus vif, en traversant les forêts vierges du Brésil, que je n’en ressentis en visitant les vallées étroites et presque inconnues d’une partie du canton du Tessin ; car il ne pouvait faire un pas dans ces déserts animés sans craindre la rencontre d’un affreux reptile qui pouvait mettre subitement fin à son voyage, tandis que je n’avais rien à redouter de semblable. La flèche empoisonnée du sauvage pouvait glacer son sang à l’instant même où il examinait une nouvelle production de ce climat brûlant, et moi, quand je rencontrais un naturel du pays, j’en recevais la bienvenue la plus cordiale. Il voyait mille oiseaux divers au plumage le plus éclatant, mais dont les cris discordants blessaient ses oreilles et troublaient son repos ; et les vallées de la Suisse ne répètent que les échos de la fauvette, du rossignol et de cent autres petits oiseaux dont le chant est également doux et agréable.

Cependant, la Providence n’a pas ôté tout intérêt dramatique à cette bienheureuse contrée ; on y voit encore quelques ours, de ceux dont Alexandre Dumas aimait à se régaler, et des aigles dont on raconte, de temps en temps, les prouesses merveilleuses. On prétend qu’ils sont d’une taille et d’une force telle qu’ils peuvent tuer et faire leur pâture d’un chamois entier, et si on l’osait on citerait les chevaux et les bœufs que le laemmer geier enlève avec autant de facilité que le ballon de M. Lepoitevin peut le faire.

Voici donc, à ce sujet, un fait dont j’ai été témoin. S’il ne donne pas une grande idée de la force du laemmer geier, il servira, du moins, à faire connaître que la persévérance est sa plus grande qualité ; que la ruse lui tient lieu de ce courage que l’on prête si bénévolement aux oiseaux de proie ; que c’est à l’impatience de ses victimes, qui se lassent à la fin d’une surveillance devenue fatigante, qu’il doit le plus souvent ses faciles victoires.

Un jour que j’errais à l’aventure dans les environs du Val-Maggia, je voulus gravir le Mont-aux-Brebis (Monte delle Pecore)  ; je voyais, en effet, plusieurs petits troupeaux de moutons paître dans la vallée et sur les flancs escarpés de la montagne, ce qui pouvait justifier le nom qu’elle portait.

Ils étaient conduits par de jeunes bergers, de vrais enfants qui n’auraient pu défendre leurs brebis et leurs agneaux de la dent du loup, s’il y en eût eu dans cette contrée ; heureusement, elle est exempte de ce fléau. Mais si ces petits bergers n’ont rien à craindre des bêtes féroces, leurs agneaux servent souvent de pâture au laemmer geier, et l’on raconte plus d’une histoire où des enfants, très jeunes, il est vrai, auraient été victimes de la voracité de ces oiseaux.

Quoi qu’il en soit, les petits bergers ne paraissaient guère effrayés de ce danger, ce qui prouve que ces cas sont très rares.

Tout en gravissant les pentes escarpées du Mont-aux-Brebis, je considérais le merveilleux tableau qui se déroulait à mes yeux. Chaque pas amenait une scène nouvelle, et le paysage prenait à chaque instant un aspect différent, toujours ravissant par sa sauvage beauté. Tantôt il me fallait franchir un petit ravin creusé dans le roc vif par l’action lente et sûre d’un petit ruisseau. L’eau si pure et si transparente qui tombait en murmurant de rocher en rocher semblait vous inviter à vous reposer sur ses rives fleuries. Tantôt c’étaient d’énormes blocs détachés de la montagne, qui semblaient avoir été posés là pour barrer le chemin. En vérité, j’aurais voulu dans mon embarras voir comment les jeunes pasteurs s’y prenaient pour escalader ces rochers, dont j’avais tant de peine à atteindre le sommet. Enfin, après mille difficultés, j’arrivais à une espèce de plateau, trop incliné pour y marcher avec sécurité, excepté dans sa partie supérieure où régnait une espèce d’enfoncement que l’on pouvait parcourir sans danger.

Quelques brebis paissaient tranquillement sur le bord de ce précipice, et deux enfants, un garçon et une fille, le frère et la sœur probablement, étaient assis sur le rebord de l’enfoncement dont j’ai parlé. Les enfants de ce pays se sentent si bien en sécurité, parmi les habitants de ces paisibles contrées, qu’ils n’éprouvent aucune frayeur à la vue d’un étranger ; les hommes sont pour eux des amis. La petite fille, à peine âgée de sept ans, me regarda en souriant, et son frère vint m’offrir un bouquet de cerises qu’il tenait à la main.

Après avoir causé un instant avec ces bons petits enfants, qui m’apprirent que leur père était en France, et que leur mère et trois petits garçons, dont l’aîné n’avait pas cinq ans, étaient au logis avec leur vieille grand-mère, il me vint à l’idée de dessiner la vue admirable que j’avais sous les yeux. Mais, pour la rendre dans tous ses détails, il eût fallu une feuille de papier bien plus grande que celle dont je pouvais disposer. Pendant que je détachais une des pages de mon portefeuille, mon attention fut vivement excitée par l’arrivée subite de quelques brebis suivies de leurs agneaux. Ces pauvres animaux paraissaient en proie à une véritable terreur ; les mères bêlaient d’un ton lamentable et les petits semblaient chercher un refuge derrière les jeunes bergers, qui eux-mêmes étaient dans une anxiété visible.

« Qu’avez-vous donc ? m’écriai-je, en m’approchant d’eux.

– C’est la grosse Pouïana, » me répondit le garçon, en me montrant du doigt un point de l’horizon.

D’abord, je ne compris rien à cette explication ; mais, en regardant fixement l’endroit où tous les yeux étaient dirigés, car les brebis elles-mêmes suivaient, tantôt d’un œil, tantôt de l’autre, la même direction que les jeunes bergers, j’aperçus un objet assez éloigné, qui me parut être un oiseau de proie. Mais comment ces enfants, habitués aux scènes de ce pays agreste, pouvaient-ils s’effrayer à la vue d’un oiseau de proie ? Nos petits fermiers me paraissaient plus courageux, car je les avais vu prendre intérêt aux évolutions de ceux qui planent au-dessus des fermes, et courir sans crainte au secours des volailles effrayées. Je le dis au petit garçon, cherchant à lui faire honte de sa terreur.

« Ah ! monsieur, la Pouïana est si méchante, si grande et si forte qu’elle peut emporter un enfant aussi gros que ma sœur. »

La pauvre petite pleurait presque, et disait :

« Maman nous avait bien défendu de venir sur le pré aux brebis, mais c’est un si joli endroit ; il y a de si jolies fleurs.

– Oui, ajouta le petit garçon, et les brebis y trouvent de si bonnes herbes qu’elles nous y conduisent sans que nous nous en doutions ; et puis, il y a de si bonnes cerises, et tout le long du chemin, on trouve des fraises… »

Pendant ce temps, l’oiseau s’était éloigné et ne paraissait pas plus gros qu’un merle.

Les brebis rassurées se mirent de nouveau à brouter l’herbe, les agneaux à faire des cabrioles divertissantes, comme s’il avaient voulu se moquer du croquemitaine dont on leur avait fait peur, et la petite Rosa jouait avec eux, riait aux éclats, et semblait aussi narguer la vilaine Pouïana. Enfin, tout avait repris l’aspect accoutumé.

« Que fait votre père en France ? dis-je au jeune pâtre.

– Il est maçon de son état, me répondit l’enfant. Chaque année, au printemps, il part pour aller dans une grande ville, où il y a des maisons aussi grandes que tout notre village ensemble, à ce que nous a dit notre père, et il ne ment jamais, lui. Quand j’aurai quinze ans, il me prendra avec lui, et mon petit frère Cechino (prononcez Tchekine) gardera le troupeau à ma place. Mais, Seigneur Jésus, s’écria-t-il tout à coup, voilà les brebis qui bêlent de nouveau. Ah ! cette maudite Pouïana ! Si j’étais grand et que j’eusse un fusil, je n’aurais pas de repos que je ne l’aie tuée. »

En effet, brebis et agneaux revinrent auprès de nous en donnant de vives marques de leur frayeur. Cette seconde apparition ne causa cependant pas autant de terreur que la première. Dix minutes après, quoique la Pouïana fût encore bien visible, les enfants et les bêtes avaient repris leur tranquillité première. Elle s’était assez rapprochée de nous pour me convaincre que ce n’était pas un oiseau de proie ordinaire.

Mais pourquoi aurais-je été plus inquiet que des enfants et d’innocentes brebis ? Reprenant donc ma conversation interrompue, je demandai au jeune pâtre s’il y avait une école dans leur village.

« En hiver, M. le curé fait venir chez lui tous les enfants des environs, et il leur montre à lire, à écrire et à compter.

– Et vous, savez-vous lire ? lui demandai-je.

– Oui, monsieur, et écrire, et compter aussi. »

Voulant éprouver la science du petit pâtre, je lui présentai mon passeport, en lui disant : « Lisez donc ce qui est écrit sur cette feuille de papier. »

L’enfant lut assez bien les caractères imprimés, mais il ne put déchiffrer l’écriture de messieurs de la police milanaise.

De nouveaux bêlements se firent entendre, et les brebis se rapprochèrent de nous encore une fois ; mais ce n’était plus là cette terreur qui les avait saisies la première fois, et cependant l’oiseau s’était considérablement abaissé vers la terre. Il me parut de la grosseur d’un pigeon de volière, ce qui annonçait un oiseau de la plus forte taille, vu qu’il était encore à la hauteur des petits nuages blancs dont le ciel était parsemé.

Ces alternatives de frayeur et de sécurité produisirent leur effet ordinaire. Le petit troupeau et les enfants finirent par ne plus s’émouvoir des réapparitions de la terrible Pouïana, et l’oiseau put, à l’aide de cette ruse de guerre, se rapprocher assez du Mont-aux-Brebis pour qu’à un moment donné, il lui fût permis de choisir sa victime parmi les agneaux insouciants qui commençaient à ne plus écouter les bêlements plaintifs de leurs mères.

En effet, au moment où l’on s’y attendait le moins, l’aigle des Alpes descendit avec la rapidité de la foudre, et enleva dans ses serres un charmant petit agneau que le jeune pâtre avait déjà rapporté trois fois dans les bras de sa sœur.

Rien ne pourrait donner une idée de la terreur réelle très profonde qui s’empara de nous tous, de moi-même, je l’avoue, à la vue de cet oiseau gigantesque, dont les ailes avaient assez d’étendue pour couvrir de leur ombre un cheval de la plus grande taille. D’ailleurs, le bruit assourdissant qu’il fit, en maîtrisant l’impétuosité de sa descente et en reprenant avec effort son vol devenu plus lourd à cause de sa charge, suffisait bien pour causer un peu d’émotion.

Je renonce à décrire la triste scène qui suivit cet enlèvement. Il me semble entendre encore le dernier bêlement du petit agneau et les plaintifs gémissements de la pauvre brebis. Ceux qui ne veulent voir dans le mouton qu’un animal stupide n’ont jamais été témoin de l’anxiété, du désespoir même qui se peint dans l’œil si expressif de la brebis quand on lui ravit son petit dans certaines circonstances, c’est-à-dire quand elle peut comprendre que sa vie est en danger.

Bientôt, nous quittâmes cette funeste et pourtant si jolie position ; les enfants pleuraient et le troupeau se hâtait de s’éloigner d’un lieu si terrible ; l’herbe avait perdu pour lui la saveur, comme les fleurs leur beauté et les fruits leurs attraits aux yeux des pauvres petits bergers.
 
 

 

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(Auguste de Frarière, in Bulletin de la Société des gens de lettres, huitième année, n° 1, janvier 1852 ; « Variétés, » in L’Espérance de Blaye, journal agricole, commercial, littéraire et d’annonces, seizième année, n° 813, dimanche 8 février 1852 ; in Journal d’Elbeuf et des départements de la Seine-Inférieure et de l’Eure, politique, commercial, agricole et d’annonces, treizième année, du n° 13 au n° 15, jeudi 11, dimanche 15 et jeudi 19 février 1852 ; in Journal des villes et des campagnes, feuille parisienne des familles, de la religion, des maires, de la propriété et du commerce, trente-neuvième année, n° 89, lundi 17 mai 1852. Jean-Baptiste Berré, « Aigle s’efforçant d’enlever un mouton, » huile sur toile, 1812 ; anonyme, « L’Enlèvement de Ganymède, » huile sur toile, école toscane, c. 1630-1640)