Cela commença d’abord par une légère vapeur qui s’éleva au-dessus du jardin, à l’endroit où achevaient de pâlir les dernières roses d’automne. Le matin était clair et cassant, comme il l’est parfois dans ces journées de novembre où le vent balaie, dès le lever du soleil, les brouillards de l’aube. Cette vapeur montait dans l’air frais avec des saccades qui évoquaient la respiration d’un être vivant, ou la hâte d’un fumeur nerveux, et je me demandais quel vagabond avait choisi mon jardin pour la première pipe matinale ; puis, une singulière architecture de branches bougea au-dessus des rosiers, quelque chose d’enchevêtré, de sec et d’aigu comme un arbre mort.

Quand je m’approchai de lui, le renne leva vers moi des yeux d’une couleur indéfinissable. La fumée de sa respiration s’éleva plus rapide, et je sentis sur ma main un souffle humide et chaud qui, je ne sais pourquoi, me fit trembler comme une caresse naïve.

On ne voit pas tous les jours des rennes dans cet honnête et paisible village de Saint-Georges-le-Cavalier. Il fallait que celui-ci se fût échappé d’un jardin zoologique ou d’un cirque, mais pourquoi avait-il choisi justement mon jardin comme lieu de refuge, après cette escapade ?

L’animal ne semblait pas effrayé. Il broutait sans inquiétude l’herbe qui poussait entre les rosiers, et parfois il me regardait avec la certitude d’une calme complicité. Sans doute me connaissait-il suffisamment déjà pour savoir que je ne me risquerais pas dans les rues de Saint-Georges-le-Cavalier traînant un renne au bout d’un licol, à la recherche de son hypothétique propriétaire. Les Tourangeaux sont malicieux, et je ne me souciais pas de m’exposer à leurs railleries en promenant ce compagnon incongru devant les boutiques bourdonnant du caquet des ménagères.

Je n’avais donc rien de mieux à faire que de laisser l’hôte non invité brouter ma prairie et flairer mes roses, jusqu’au moment où les gardiens lancés à sa poursuite le rejoindraient chez moi. Et s’ils ne trouvaient pas sa piste, la renne finirait par se lasser des distractions insuffisantes que Saint-Georges-le-Cavalier met à la disposition des étrangers. Appartenant à une race d’animaux que je savais accoutumés aux longues migrations, il disparaîtrait un jour comme il était venu, et je n’aurais plus à craindre l’indiscrète curiosité de mes voisins.

L’étrange animal se tint fort tranquille durant toute la journée. J’allai lui rendre visite, de temps en temps, dans le coin du jardin qu’il avait choisi pour asile. Personne ne remarqua sa présence ; personne, peut-être, ne se souciait ailleurs de son absence. Je pensais que la nuit qui l’avait apporté emporterait de la même manière cet animal dont l’apparition capricieuse, illogique comme un rêve, ne m’étonnait pas outre mesure, habitué comme je l’étais aux jeux étranges de la nuit et du sommeil. Après tout, j’aurais pu aussi bien rêver cette irruption d’un renne dans la paix bourgeoise et paysanne de Saint-Georges-le-Cavalier, et il n’en serait plus rien resté le lendemain matin.
 

*

 

Mais, le lendemain matin, au lieu d’un renne, il y en avait deux. Le nouveau venu avait appris sans doute de son prédécesseur que j’étais un propriétaire indulgent, car il y avait déjà dans ses yeux couleur d’herbe rase une expression de confiance presque tendre, et quand je le caressai, il retourna la tête pour renifler ma main avec une douceur qui supposait déjà entre nous une intimité certaine. Saint-Georges-le-Cavalier allait-il devenir le refuge de tous les rennes évadés ? Si cela continuait ainsi, les singes en rupture de cage, les rhinocéros vagabonds, les serpents nomades, les girafes inquiètes finiraient par se rassembler aussi dans mon jardin.

Je me suis toujours bien accommodé des situations paradoxales ; cependant, si l’apparition du premier renne m’avait abasourdi, j’assistai presque sans surprise à l’arrivée du troisième, qui survint deux jours après le second, et j’aurais été déçu, je l’avoue, si le quatrième renne ne m’avait attendu, mêlé à ses congénères, quand, impatient et levé plus tôt que de coutume, je descendis dans le jardin pour voir ce que faisait mon troupeau.

Quatre rennes dans une villa de Saint-Georges-le-Cavalier ! À vingt kilomètres de Tours ! Le moment où l’on s’étonne des événements absurdes était dépassé. Il y a ainsi une limite au-delà de laquelle aucune surprise ne nous atteint plus. La présence d’un renne en cet endroit pouvait être considérée comme un phénomène étonnant ; le fait que les rennes, maintenant, étaient quatre, ramenait l’étrangeté originelle dans l’ordre de l’habitude et de l’usage. Déjà, je pensais : mes rennes, et l’amitié que j’avais pour eux touchait presque au sentiment de la propriété.

Je ne me demandais pas comment les ressources de mon jardin pourraient contenter l’appétit de quatre rennes. D’autre part, il n’y avait aucune raison pour que le troupeau ne continuât pas d’augmenter ainsi, et je fus presque déçu en constatant que le nombre de mes pensionnaires restait stationnaire. Cette interruption ramena une sensation d’inquiétude. Pourquoi ne vient-il plus d’autres rennes ? J’étais déçu, soupçonneux, irrité. J’attendais je ne sais quoi et les rennes, eux aussi, avaient l’air d’attendre. Parfois, ils frappaient du sabot avec énervement et secouaient leurs grands panaches de corne comme pour en faire tomber la mousse qui séchait le long de leurs bois.

J’avais pris l’habitude d’ouvrir ma fenêtre de très bonne heure. Sitôt éveillé, j’inspectais du regard le jardin, attentif aux petites colonnes de fumée qui montaient du tas pressé et chaud des rennes couchés parmi les rosiers. Le jour où je vis un homme circuler autour d’eux, j’eus envie de chasser l’intrus qui, certainement, venait m’enlever mes rennes ; j’allais crier des injures, quand le costume de l’homme me surprit, comme étant peu fréquent parmi les gardiens de cirques ou de ménageries, et je descendis précipitamment le rejoindre dans le jardin.

Il ne comprenait pas le français ni l’allemand, ce qui m’étonna, car il y a généralement beaucoup d’Allemands parmi les dresseurs d’animaux. Il répondait à mes questions dans une langue inintelligible, sans cesser de sourire amicalement. Il était vêtu d’une façon pittoresque, portant une veste bleue brodée de rouge, de larges pantalons de la même étoffe serrés à la cheville, des chaussures taillées comme des mocassins, des gants tricotés de dessins multicolores. Un grand bonnet à quatre pointes, fait de drap bleu et rouge, coiffait son visage où s’épanouissait un sourire mongol, plein de bienveillance. À sa ceinture pendaient un couteau dans sa gaine de cuir et une pipe toute noire, racornie, qui ressemblait à un très vieil os.

Cet homme ne paraissait pas disposé à emmener les rennes, ce qui lui valut immédiatement ma sympathie. Il caressait leur tête moussue, leur dos rugueux, en leur parlant d’une voix rauque et chantante qui éveillait bizarrement en moi une sensation de déjà entendu. Et les rennes se pressaient autour de lui, reniflant ses vêtements, léchant ses mains, comme s’ils retrouvaient joyeusement un ami depuis longtemps perdu. Si bien que j’éprouvai presque un vilain sentiment de jalousie, comme si cet homme était venu m’enlever leur amitié.
 
 

 

On eût dit que le Lapon l’avait deviné, car il me sourit par-dessus les ramures qui s’enchevêtraient autour de lui et poussa vers moi le museau doux et chaud d’un des animaux. Je compris alors que le nouveau venu n’était pas là pour interrompre la féerie des rennes, mais, au contraire, pour lui donner une signification plus profonde et une direction nouvelle. Je lui tendis mon tabac. Gravement, silencieusement, nous accomplîmes ce rite qui continue les vieilles cérémonies de la concorde ou de la réconciliation, qui réunit dans une sorte de communion les hommes dont les langages ne s’harmonisent pas : nous fumâmes ensemble, et la fumée montait aussi des naseaux des rennes, comme de plusieurs petits autels de sacrifices allumés dans ce clair matin de novembre.

Je conduisis ensuite le Lapon vers une cabane qui servait de resserre pour les brouettes et les outils de jardinage. La maisonnette de bois sentait l’herbe sèche et la terre remuée. Il y avait des pelotes hirsutes de raphia, qui pendaient comme des têtes blondes coupées, des sécateurs rouillés et des bêches sans manche. Le rayon de soleil qui entrait par la lucarne haut placée estampait un cœur de lumière sur le sol.

Mon hôte parut enchanté de cette demeure. Je lui signifiai par geste qu’il pouvait s’y installer à loisir. Sur quoi, sans perdre un instant, repoussant les brouettes et les piles vacillantes de pots à fleurs, il s’accroupit à terre, carrément installé sur le cœur de soleil, et, sortant un morceau d’os d’une escarcelle qui pendait à sa ceinture, il commença de tailler à la pointe du couteau d’étonnants dessins.

Les moucherons dansaient avec la poussière dans la vibrante colonne de jour. Dehors, les rennes frappaient du sabot et grattaient leurs bois contre le tronc des arbres. Au cours des jours précédents, j’avais cherché une explication improbable à cette suite d’événements ; j’acceptais le fait, maintenant, sans m’interroger sur ses causes et ses origines. Le Lapon était là, patiemment attentif à son travail. On eût dit qu’il avait toujours habité cette cabine à outils. Je regardais ses mains fines et noueuses jouer autour du couteau et de cette plaque d’os où les traits ébauchaient une figure d’animal. Le reniflement des rennes arrivait jusqu’à moi à travers la porte fermée, avec le crissement, parfois, d’un andouiller contre le bois du vantail.

Le premier jour, la présence d’un renne à Saint-Georges-le-Cavalier m’avait paru intempestive, presque inconvenante. Aujourd’hui, je ne pensais plus à Saint-Georges-le-Cavalier, si ce n’est pour m’étonner que ce village pût exister encore autour de ce bizarre campement lapon qu’était devenu mon jardin. Je n’éprouvais plus ce sentiment de gêne qui m’avait troublé d’abord à l’idée que les voisins pourraient s’indigner ou s’amuser de me voir donner asile à ces hôtes saugrenus. Les voisins ne comptaient plus maintenant. Saint-Georges-le-Cavalier ne comptait plus. Et, au bien-être que je sentais tandis que je fumais à côté du Lapon silencieux, je découvrais soudain que ma vie avait attendu cela, obscurément, depuis combien d’années, et que toute la peine que j’avais prise pour élever des roses et analyser des paysages de Claude Lorrain n’avait plus aucune importance à côté de ce simple fait que les rennes étaient là, derrière cette porte, balançant leurs têtes hérissées de branches mortes où séchait encore du lichen.

Avec un matelas et des couvertures, le Lapon s’était installé un lit dans la cabane. Je lui apportais ses repas qu’il mangeait gravement, lentement, taillant la viande avec son couteau barbare, mâchant longuement, le regard fixe, avec le même sérieux méditatif et concentré que les rennes apportaient à brouter mes pelouses. Puis, nous allumions nos pipes, et quand il avait fini de fumer, il chantait. À mi-voix, comme on se parle à soi-même, attentif à une sorte de paysage intérieur, il se racontait une complainte plate comme la steppe, qui progressait du même rythme lourd et ralenti que l’on a en marchant dans la neige molle. Parfois aussi, il me parlait comme si j’avais pu le comprendre, et, quand il s’interrompait, je hochais la tête d’un air approbateur et pénétré pour l’encourager à continuer. Pendant tout le temps que durait ce monologue, les rennes aiguisaient leurs cors contre le bois de la cabane et piétinaient le gravier des allées.
 

*

 

Un matin, alors que je venais comme de coutume rendre visite au Lapon, je l’aperçus debout, le dos appuyé contre la portée fermée. Il se souriait à lui-même, avec une sorte d’exaltation intense et calme. Je ne l’avais jamais vu ainsi. Dès que j’approchai, il agita son bonnet carré à bout de bras et cria un mot que je ne compris pas. Il avait l’air affairé d’un homme qui veut vous faire une surprise, en réservant jusqu’au moment propice le choc de la découverte. Quand j’arrivai devant la cabane, il ouvrit la porte, plein d’empressement et de mystère et me fit signe d’entrer. Lui-même resta dehors comme pour mieux jouir de mon étonnement et de ma joie.

D’abord, je ne distinguai rien dans la pénombre, hors de la cascade poussiéreuse et dorée où se bousculaient des moucherons. Mais le cœur lumineux ne reposait plus, comme d’ordinaire, sur le sol. Il servait de collerette ensoleillée à un objet bizarre qui me parut être une boule de bois taillée en forme de tête de dragon. La langue aiguë jaillissait d’entre les mâchoires largement ouvertes ; les yeux saillaient violemment avec une expression de ruse et de méchanceté. Cette tête couleur d’or bruni semblait très vieille.

Les quatre rennes haletaient derrière la paroi de bois et entrechoquaient leurs cornes avec un bruit de baguettes de tambour. Le Lapon découpait une silhouette attentive et sombre dans le grand soleil. Il y avait une odeur nouvelle dans la cabane, l’odeur des arbres étrangers et du goudron, peut-être, amère et profonde comme celle qu’on sent auprès des bateaux où l’on décharge les poutres et les mâts du Nord.

Je crus d’abord que c’était un fauteuil décoré de boules ornementales à l’extrémité de ses bras, un fauteuil à bascule, peut-être, car ses pieds reposaient sur de longues poutres aiguës, mais l’aspect de ce siège ne suggérait pas l’idée des flâneries sédentaires. Bien au contraire, on sentait cette armature de bois prête à la course et au bond. Elle semblait vibrer dans l’étroit espace où l’enfermait la cabane. Je songeai alors à ces navires dans lesquels les grands Vikings se faisaient ensevelir, jadis, et quoiqu’on eût entassé un monticule de terre et de pierres sur la barque enfouie profondément dans le sol, il fallait encore l’amarrer par une corde à un gros rocher afin que l’esquif vagabond ne fût pas tenté de prendre son vol, ouvrant l’épaisse terre ainsi qu’il avait coutume d’ouvrir la vague.

Le traîneau ressemblait à ces navires. L’avant se recourbait et pointait comme une proue. L’accord des lignes disait la vitesse, la légèreté, la fantaisie. Cela ressemblait aussi à quelque squelette d’oiseau dont les têtes de dragons remplaçaient les articulations. Le Lapon était à côté de moi, maintenant ; je voyais sa main trembler tandis qu’elle caressait le bois lisse et luisant.
 
 

 

S’était-il servi des brouettes pour fabriquer cela ? Les brouettes dormaient paisiblement au milieu des pioches et des râteaux. Le bois du traîneau paraissait ancien, d’ailleurs, usé par le frottement de nombreuses mains, affiné par l’usage de nombreuses années. Le Lapon sourit mystérieusement quand je fis la mimique de l’homme étonné. D’où venait le traîneau ? D’un geste vague, il désigna les rennes qui grognaient, leurs quatre têtes pressées dans l’embrasure de la porte, arrêtant le soleil dans la toile d’araignée de leurs ramures. Puis il toucha sa poitrine, et cela voulait dire : d’où les rennes sont venus, d’où je suis venu moi-même.

De sa manche, il effaça une tache sur le bras du traîneau. Je posai la main, à mon tour, sur la tête méchante du dragon qui fut soudain fraîche et douce dans ma paume. La colonne de soleil qui se roulait avec les mouches sur le bois brun éveillait une palpitation qui cheminait de la pointe de mes doigts jusqu’à mon cœur qui battait plus vite que de coutume. Et, dans cette paix stationnaire, il y avait un étrange suspens, l’impatience d’une halte qui se prolonge trop, l’esprit même de la vitesse domptée qui tremblait dans toute cette ossature de bois.

J’aurais pu entendre, comme chaque matin, le marteau du forgeron cerclant des roues de charrettes et les hurlements des enfants dans la cour de l’école à l’heure de la récréation, si tout cela n’avait appartenu à une existence précédente avec laquelle le moment présent n’avait rien de commun. Le village vivait autour de moi, à la manière habituelle qui était celle de plusieurs siècles faits de longues années, mais le bourdonnement des moucherons dans le soleil et ce grincement d’os et de branches que faisaient les rennes effaçaient toute cette symphonie matinale de Saint-Georges-le-Cavalier qui m’avait amusé autrefois.

Nous ne pensions pas à fumer. Le Lapon s’appuyait des deux bras sur le traîneau, en chantonnant doucement, et je ne savais si je devais m’attendre à voir le véhicule se balancer comme un berceau ou bondir, en craquant de toutes ces jointures de bois vers la porte où les quatre rennes emmêlaient leurs respirations tièdes et leurs cimiers nus.
 

*

 

L’hiver vint, plus précoce et plus froid que de coutume. Le vent avait arraché, pétale par pétale, les roses les plus tenaces. Depuis que le traîneau occupait la cabane, le Lapon avait quitté son abri ; il couchait maintenant sous une sorte d’appentis qui servait de resserre à bois. Il ne semblait pas souffrir du froid, d’ailleurs, pas plus que les rennes qui se pelotonnaient confortablement sous la pluie grise.

Un matin, il neigea. Des flocons qui tombaient lentement, avec beaucoup d’hésitations et de regrets, parce qu’ils pressentaient sans doute qu’il ne resterait plus rien d’eux quand ils auraient touché le sol, peuplèrent l’air d’une agitation d’édredons secoués. Préservé par l’auvent, le Lapon continuait à graver des images de rennes sur des morceaux d’os. Nous n’avions plus fait aucune allusion au traîneau. Nous n’entrions plus dans la cabane où le véhicule mystérieux était apparu. Peut-être avait-il disparu aussi capricieusement qu’il était venu, peut-être la cabane était-elle vide, mais je n’osais pas aller m’en assurer.

Quand l’avant-garde de la neige se fût laissée disperser et massacrer par le vent, le gros de l’armée descendit en colonnes épaisses. L’air devint immobile et cotonneux. La neige remplit l’espace, ainsi qu’une horde barbare envahit de sa foule un pays qui a renoncé à se défendre. Elle s’installa sur les toits et dans les jardins, étendant une épaisse couverture de calme et de sommeil. L’atmosphère était pleine d’attentes, de pressentiments. Depuis longtemps, j’espérais que quelque chose arriverait. Je ne savais pas quoi. Quelque chose que j’avais toujours attendu, peut-être toute ma vie.
 

*

 

Je m’éveillai avec le sentiment bizarre que ce que j’attendais était enfin arrivé. C’est une impression que l’on éprouve assez souvent en rêve, et peut-être me trouvais-je encore lié à l’atmosphère du songe qui l’avait provoquée. Je ne me rappelais plus exactement les images de ce rêve, mais il me semble qu’il était fait surtout de sensations vagues, informes, qui suscitaient, plutôt que la présence des choses, cet état préparatoire dans lequel nous nous disposons à les accueillir.

Il y avait une blancheur de neige et de lune dans la chambre qui accrochait des cristaux à tous les miroirs. Enfin débarrassé des filets du songe qui me liaient de leur réseau abstrait, je sentis une pression chaude sur mon bras, avec une odeur de laine mouillée. Un gant épais, tricoté de bleu, de jaune et de rouge, s’appuyait contre moi, et ce gant insistait doucement pour me ramener à la surface du réel, ainsi qu’on délivre un nageur des algues des bas-fonds.

Le Lapon était là, son bonnet enfoncé très bas sur les sourcils, le col de sa veste haut relevé, et il me secouait avec une insistance tendre et pressante. Il désignait du doigt la fenêtre où s’accrochait la masse de lumière pâle, froide et crispée, en murmurant quelques paroles que je ne compris pas. J’obéis cependant parce qu’il y avait dans cette blancheur une aspiration vorace qui m’attirait. Il fallait aussi que l’événement fût très important pour que le Lapon, qui n’était jamais entré dans la maison, eût osé venir me relancer jusqu’au fond de mon lit.

Un instant, la blancheur disparut. Le Lapon s’était placé devant la fenêtre, effaçant de sa silhouette hérissée de pointes la lune neigeuse qui collait aux vitres. Je renonçai à l’interroger. Je savais que ce qui devait être fait ne supportait, cette nuit-là, ni hésitation ni retard. Je m’habillai rapidement, étonné de retrouver mes vêtements familiers, déçu peut-être qu’ils ne se fussent pas transformés, durant cette nuit des métamorphoses, en un costume pittoresque et fantastique comme celui de mon compagnon.

Dans la nuit dure et tendue, les arbres ressemblaient à ces rameaux givrés qui perpétuent au fond de chaque bouteille de kummel la beauté cristalline des steppes d’hiver. Je ne reconnaissais plus le jardin et, à vrai dire, je le regardais à peine tandis que je suivais le Lapon. La neige serrée résistait, craquait sous les pieds. Le rêve des noëls polaires perchait sur les branches familières. Parfois, un rameau s’inclinait et laissait tomber une poignée de neige, comme si l’hiver imposait aux arbres plus de froid qu’ils ne pouvaient en supporter.

Le traîneau était devant la porte, dessin rigoureux et pur, squelette de branches nettes dont les ombres se croisaient comme un théorème de géométrie sur le sol blanc, porteur d’on ne sait quel problème que la découverte subite d’une diagonale ou d’un angle nouveau allait résoudre. Les quatre rennes attelés au traîneau penchaient la tête et reniflaient leurs sabots, ainsi qu’un homme souffle dans ses mains pour les réchauffer. La nuit accrochait des pendeloques de glace à leurs bois épanouis comme d’énormes plantes de corail blanc, et ces cristaux tintaient doucement tandis qu’ils balançaient la tête. Les museaux des dragons, violemment arrachés par la lune, plaquaient des ombres féroces sur le sol. On sentait dans l’air une douceur insistante et presque perfide.

Le Lapon s’installa sur le siège de devant. Il me tendit une des couvertures qu’il avait emportées – celles qui composaient, d’ordinaire, son lit dans la cabane – et enveloppa ses jambes dans l’autre. Il y avait sur le siège de derrière une sorte de coussin de cuir, mince et dur, fixé par des courroies. Quand je fus assis, je touchai légèrement l’épaule du conducteur. Sans se retourner, le Lapon fit claquer sa langue, lâcha la bride, et l’attelage partit au galop.
 
 

 

Le traîneau glissait sans secousse et sans bruit. On n’entendait que le claquement des sabots sur la neige glacée, semblable à un roulement de baguettes, sec et régulier, contre une feuille de carton. Jamais les habitants de Saint-Georges-le-Cavalier n’avaient entendu semblable chevauchée, et je me demandais quel bizarre déclenchement de rêves ce galop de rennes pouvait provoquer dans leur sommeil matelassé d’habitudes comme l’était leur vie. En quelques secondes, nous fûmes sortis du village où les maisons tassées et noires se pressaient en boule pour résister à la nuit et aux songes. Montprehaut-le-Vieux dormait aussi quand nous le traversâmes, et puis d’autres villages, dont je ne savais pas le nom, fortifiés contre les surprises du songe par le fronton de la mairie, le clocher de l’église, l’horloge de la poste et la pipe de fer du marchand de tabac.

La rapidité de notre course me faisait comprendre combien les vallées étaient étroites, les collines basses et les maisons rapprochées dans ce pays où je ne circulais qu’à pied, en plein soleil, quand les choses gardent leurs distances conventionnelles et leurs dimensions régulières. Progressivement, les rennes accélérèrent leur galop, jetant village contre village, enchaînant les arbres de la route les uns aux autres comme s’ils avaient été réunis par des espaliers, jusqu’au moment où il n’y eut plus de route, et où la plaine se débarrassa d’un seul coup de toutes ses maisons et de tous ses arbres.

Je ne reconnus pas cet endroit, car je n’étais jamais venu aussi loin dans mes promenades et, depuis longtemps, j’avais renoncé à m’orienter. Peu m’importait d’ailleurs la direction que nous prenions. Le Lapon savait où il devait me conduire, et, à la négligence même avec laquelle il tenait la bride, je devinais que les rennes n’avaient pas besoin d’être guidés et galopaient d’eux-mêmes vers le but déterminé.

Une forêt vint au-devant de nous, noire et massive, inentamable à la lune et au givre, et nous nous y enfonçâmes, délivrés enfin de cette irritante blancheur, rendus à la nuit véritable, effrayant les oiseaux endormis, provoquant la fuite de créatures indéchiffrables qui bondissaient, à droite, à gauche, à travers les taillis. L’odeur des arbres était amère et puissante. Parfois, les sapins secouaient les bras et nous jetaient au visage la neige molle qui leur collait aux doigts ; c’était comme si la forêt s’était réveillée et nous eût crié : « Bonne chance, bon voyage. » Des boules de plumes invisibles sur les hautes branches caquetèrent avec colère. Une biche, arrachée d’un rayon de lune, toute blanche, coupa notre piste. Un loup hurla, faussement triste, dans le lointain des arbres.

Quand nous sortîmes de la forêt, la plaine nous reprit et nous fit sauter comme des marionnettes qu’on berce dans un drap. Des crêtes couleur de plomb et d’acier trahissaient le voisinage des séracs. Un fleuve s’étala, qui valait une plaine à lui tout seul, sur lequel nous glissâmes avec l’ivresse légère du patineur, et le frôlement du traîneau sur la glace agaçait les dents comme le crissement de l’ongle contre une vitre. Et les yeux étaient irrités aussi par ces mille reflets aigus que le clair de lune arrachait, étincelles froides, de ce miroir d’eau où lui seul avait le droit de se regarder.

Tout cela était si étrange que je me penchai par-dessus l’épaule du conducteur et criai dans son oreille : « Où allons-nous ? » Le Lapon se retourna. Je vis son visage tout plissé de surprise et il haussa les sourcils comme pour répondre : « Quelle absurde question ! Tu le sais bien, où nous allons, puisque c’est toi-même qui as choisi le but de notre voyage. »

Et je me souvins alors, que, lorsque j’étais enfant, il m’était arrivé souvent de rêver qu’un traîneau attelé de rennes m’emportait ainsi. Cela remontait peut-être au jour où, pour la première fois, j’avais vu une image du Père Noël, barbu et fourré de pelisses comme un cocher russe, distribuant son chargement de jouets au galop des rennes, dans un ciel de glace, et pour moi l’hiver, la Noël, les rennes, la neige, les jouets, s’emmêlaient dans une ivresse indistincte qui prenait la forme d’un traîneau. Ou cela venait-il de plus loin encore, d’un monde d’avant celui-ci dont je portais la nostalgie et l’aiguillon d’un impossible retour ?

Je n’avais pas voulu m’en rendre compte, quoique l’apparition du premier renne, déjà, eût dû m’avertir que cette lente matérialisation du rêve enfantin avait commencé à s’accomplir. Il faut beaucoup d’années pour que l’ombre d’un renne fabrique son corps, pour qu’un Lapon naisse enfin avec son bonnet à quatre pointes, son couteau barbare et ses mocassins, pour qu’un traîneau ait enroulé l’une autour de l’autre assez de couches d’aubier pour entreprendre sans danger une course comme celle-ci. La réponse du Lapon, ce sourire étonné dans le silence de la nuit et de la neige, condensaient brusquement toutes les coagulations du passé qui se cristallisaient dans le présent. Je savais, maintenant, parce que je me souvenais, non pas d’y être allé, mais d’avoir assez fortement et longuement désiré d’y aller, où nous allions.
 

*

 

Les rennes s’arrêtèrent au pied du glacier. La plaine finissait là, brusquement, dans le creux de ce mur abrupt qui s’étalait comme une coquille bleue et verte. En me retournant, j’aperçus, très loin, semblable à un trait de crayon épais sur la feuille blanche, l’énorme forêt que nous avions traversée.

Les têtes de dragons qui formaient les accoudoirs du traîneau me brûlaient la paume. Si j’avais regardé mes mains, j’y aurais vu certainement l’empreinte pourpre de leurs mâchoires et de leur langue pointue comme des dents. Je ne sentais pas le froid ni la fatigue de cette longue course ; seulement un bien-être pénétré d’une sorte de douceur solennelle. Et je regardais les étoiles qui crépitaient par-dessus l’arête du glacier, semblables à des étincelles qui auraient jailli de ce brasier gelé.

Je me demandais ce qu’il pouvait y avoir derrière cette falaise hérissée de clochetons, de pigeons et de flèches. Rien, sans doute. L’univers s’arrêtait là. Sans doute avions-nous atteint ce glacier-du-bout-du-monde dont j’avais rêvé jadis, et bien des années avaient été nécessaires avant que le rêve d’un traîneau pût durcir sa géométrie végétale dans la pénombre d’une cabane à outils pour m’y conduire. Au-delà de ce mur, il n’y avait plus qu’un ciel devenant de plus en plus noir et de plus en plus froid, traversé de comètes qui fouettaient l’éther de leurs queues, ainsi que le font les poissons phosphorescents dans le demi-jour glauque des aquariums. Ou bien une autre plaine encore, puis une forêt où gémissaient des loups, puis des fleuves gelés, lisses comme les ruisseaux de verre d’un surtout de table, et très loin, au bout des routes redevenues familières, Montprehaut-le-Vieux et Saint-Georges-le-Cavalier. Ou bien encore le néant, tout simplement, sans forme et sans couleur, auprès duquel la plus opaque nuit est un joyeux bourdonnement de flammes et de lumières.

Le Lapon était descendu du traîneau et frappait dans ses mains pour les réchauffer. À quoi le glacier répondait en écho par un mélange d’applaudissements et de canonnades, si bien que tantôt je me croyais dans l’hémicycle d’un théâtre antique où tous les spectateurs auraient été saisis ensemble du délire dionysiaque, tantôt livré aux feux d’un bastion dont la garnison fantôme épuisait ses derniers obus. Les rennes fumaient de tout leur corps, leurs ramures étalées disparaissant presque dans cette épaisse vapeur humide qui avait l’odeur de la laine et du cuir. Et le traîneau vibrait comme si l’exaltation de la course ne se fût pas calmée encore, et je croyais sentir dans le creux de mes mains le souffle haletant des dragons.

Une mystérieuse solennité remplissait ce cirque froid. Creusé d’ombres étroites et profondes, le glacier avait cette expression de sagesse énigmatique et convaincue qu’on aperçoit dans le réseau de rides des très vieux visages. Je comprenais qu’on pouvait trouver ici réponse à toutes les questions, qu’une longue existence suffirait à peine pour qu’on pût parcourir tous ces couloirs d’un bleu luisant, toutes ces grottes au fond desquelles le clair de lune allumait des girandoles de lampions sur les murs de glace.
 
 

 

J’avais quitté le traîneau, moi aussi, et je me tenais debout à côté du Lapon. Des petits ruisseaux rampaient autour de mes pieds avec l’agilité vaniteuse d’un serpent de cristal. Certains s’étaient creusé d’étroites gouttières dans le pavé de glace, régulières comme celles qu’un diamant ouvre dans un miroir. Le bruissement, le clapotement de ces petites eaux faisaient une conversation de nains dans le vaste silence du glacier. Les étoiles allaient de flèche en flèche ; parfois, une constellation, prise de vertige, basculait brusquement derrière la crête aiguë. Je n’avais jamais connu une paix semblable à celle que j’éprouvais maintenant, quoique la masse monumentale du glacier fût imposante, redoutable et même maléfique. Pour moi, il n’émanait de cette violente architecture de froid qu’un sentiment de grandeur ; et, si paradoxal que cela puisse paraître, une sensation de chaleur. J’étais passé de l’autre côté de cette incertitude où nous maintiennent la curiosité et la peur. Je savais que, pour la première fois de ma vie peut-être, j’avais atteint quelque chose, et que ce fût ce glacier, justement, ce glacier-du-bout-du-monde, avec ses cathédrales bombardées et ses forteresses démantelées, cela donnait à l’expérience de cette nuit une qualité d’apaisement et de joie que je n’avais jamais rencontrée auparavant.

Car je prenais conscience maintenant de la vie multiple du glacier et de l’agitation puissante qui s’y manifestait sans cesse. Dans cette masse démesurée, dont je ne me serais pas aventuré à calculer la hauteur fantastique, l’étendue illimitée, tout était mouvement. Le peuple de l’eau habitait ses cavernes et ses crevasses. Les parois bleues et vertes qui m’avaient paru sèches comme des miroirs exsudaient en réalité des millions de ruisseaux ; des torrents s’étouffaient au fond des abîmes ; des cascades jouaient du sabre dans les failles des murs, qu’elles élargissaient du tranchant de leurs cimeterres. On eût dit que toutes les eaux profondes arrivaient à la surface, sous toutes les formes impérieuses ou modestes que l’eau peut revêtir, depuis cette timide sueur de la glace sourdant de tous les pores jusqu’au déchaînement des cataractes que je voyais sauter de palier en palier.

Derrière les jeux de l’eau, il y avait la vie cachée du glacier, qui se révélait par des explosions lointaines dont les échos marchaient de voûte en voûte, par des craquements de squelette qui trahissaient la tension des blocs, leur affaissement ou leur soulèvement. Parfois, un morceau de glacier bougeait comme un homme qui remue dans son sommeil, et se disposait autrement selon les nouvelles images d’un rêve.

Cette féerie, pour moi si surprenante, ne semblait pas étonner le Lapon. Il écoutait en lui-même le fracas des eaux et de la glace qu’il accompagnait d’une chanson à mi-voix, et caressait le pelage humide des rennes.

Je ne sais pas combien de temps nous sommes restés à cet endroit. Je crois que je ne l’aurais jamais quitté si, à un certain moment, le Lapon ne m’avait tiré de ma contemplation en me secouant le bras. Je ne pouvais me détacher du glacier. Il y avait, dans cette vie fourmillante qui l’animait, un puissant attrait. Le mur m’attirait par toutes les ouvertures de ses crevasses et de ses grottes. Je rêvais de m’enfoncer dans cet étonnant palais des mirages, de surprendre quels reflets de moi-même j’allais découvrir dans ces galeries de glaces, de pénétrer jusqu’au cœur secret de ce labyrinthe glauque pour y recevoir je ne sais quelle nécessaire leçon. Je ne me suis pas éloigné du traîneau, mais il me semble, cependant, que je suis allé aussi loin qu’on peut aller dans cet univers bougeant, craquant, suintant. J’ai regardé au fond des abîmes où les cataractes roulaient des blocs déracinés, sans que le Lapon eût besoin de me retenir. Je réchauffais mes mains dans l’amicale vapeur qui montait des rennes et, en même temps, je descendais de vertigineux escaliers jusqu’aux fondations même du glacier, jusqu’à la base des piliers qui supportent l’édifice de l’univers.

J’obéis quand le Lapon me prit par la main et me ramena vers mon siège. Il voulut installer, lui-même, la couverture autour de mes genoux. Quand ce fut fait, il sauta lestement dans le traîneau, et les rennes, après avoir pris une longue courbe, s’élancèrent dans la plaine.

Je ne me suis pas retourné pour revoir encore une fois le glacier. La tête enfoncée dans les épaules, à demi soulevé de son siège, le Lapon pressait le galop des rennes avec des claquements de langue et des cris gutturaux. Le froid, que je n’avais pas encore senti, prenait possession de moi, lentement, serrant mes mains dans les siennes, d’abord, puis attachant une corde autour de mes chevilles. De nouveau, des animaux s’effarouchèrent quand le traîneau coupa la forêt. Le fleuve glacé tonna sous les sabots des rennes, cria sous le couteau des patins. Les plaines s’ouvraient et se refermaient. Je crus apercevoir le clocheton faux-Renaissance de la mairie de Montprehaut-le-Vieux. Une horloge sonna, mais j’étais endormi déjà avant qu’elle eût vidé la dose exacte de ses heures.
 

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Je crois que le Lapon poussa la sollicitude jusqu’à me déshabiller et me mettre au lit avant de repartir, mais il laissa mes vêtements mouillés en désordre sur le parquet où je les retrouvai en m’éveillant ; il avait oublié en même temps un de ses gants qui gardait une odeur de neige et de pacage.

Les couvertures étaient soigneusement roulées dans un coin de la cabane au fond du jardin. Rien n’était changé dans la disposition habituelle des brouettes et des instruments, mais le traîneau, évidemment, avait disparu. Je ne m’attendais pas à le revoir. Je n’ai jamais revu le Lapon non plus, ni les rennes. Et comme trois hivers se sont écoulés sans que les ramures familières surgissent de nouveau entre les rosiers, je crois qu’ils ne reviendront jamais.
 
 

 

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(Marcel Brion, in Candide, grand hebdomadaire parisien et littéraire, quinzième année, n° 772, 28 décembre 1938 ; repris en volume dans les recueils Le Théâtre des esprits, Fribourg : Éditions de la librairie de l’Université, 1941, et La Chanson de l’oiseau étranger, Paris : Albin Michel, 1958)