PAR LE 85° NORD-QUART-NORD
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Nous étions seuls dans cette auberge de Hollande dont la porte s’ouvrait sur les polders. Au-delà les dunes, puis, grise sous le ciel gris, la mer.
« Oui, me dit-il, j’ai hiverné quatre fois là-bas où tout est silence et désolation. J’ai fait les quatre plus fameux voyages vers le Pôle, toujours en qualité de second ; j’ai eu les pieds gelés et me voici maintenant, tenant l’auberge de mon père, et pour toujours cloué au rivage, plus bon à rien qu’à m’engraisser. Et j’y réussis pas mal, comme vous pouvez voir… Oui, monsieur : j’ai connu les longues nuits polaires, constellées d’étoiles sans nombre et les cieux de velours noir ou bleu. Le grand silence des plaines glacées où se profilent les hautes silhouettes fantomatiques des banquises… La Beauté, dont parle ce poète de votre pays, qui a dit :
« Je hais le mouvement qui déplace les lignes, » aurait trouvé là, par le 85°, son vrai domaine. Rien ne bougeait autour de nous, ni dans le jour qui durait deux heures, ni dans les nuits dont la splendeur semblait devoir être éternelle.
Nous avons vu mourir pas mal des nôtres emportés par le scorbut ou ces maladies mentales devant lesquelles notre docteur était impuissant ; mais ceci n’est pas mon histoire, j’y reviendrai une autre fois.
Nous étions à bord du Kraken vingt-cinq lurons qui avaient plus froid dans le corps qu’ils ne l’avaient aux yeux, je vous l’assure, tous du Nord, Norvégiens, Suédois, Flamands, rompus à toutes les misères, à tous les drames de l’Océan Glacial ; il fallait quelque chose pour nous émouvoir : une nuit, nous nous sommes tous regardés avec épouvante, car nous sentions la folie rôder autour de nous, et nous avons senti positivement passer son souffle dans notre cerveau.
Parmi nous, il y avait un Irlandais silencieux, mystique, aux allures inquiétantes, n’ayant avec nous que des rapports lointains et intermittents ; j’entends par là qu’on ne le voyait qu’aux heures de service et aux repas ; pour le reste du temps, il disparaissait dans son cadre, lisant des prières dans un vieux livre relié en parchemin, ou jouait sur une cornemuse les airs de son pays, tristes à porter le diable en terre, ou bien des cantiques pas plus gais. Cela ajoutait quelque chose d’inattendu à nos misères.
Nous avions abordé la banquise et frayé notre route dans un chenal que nous espérions remonter, quand tout à coup nous fûmes bloqués, en deux heures, dans la mâchoire de glace. Nous n’avions plus qu’à hiverner là ; c’était vers la mi-décembre.
Notre but, cette fois, n’était pas de trouver le passage à l’ouest, mais bien d’étudier l’arrivée d’une monstrueuse comète, dont le pôle terrestre serait le point le plus rapproché de sa course errante. C’était la comète de Hewke, et elle devait commencer à sauter de l’horizon le 25, à 11 h. 45 du soir.
On construisit la hutte de l’observatoire ; les savants installèrent leurs instruments et nous organisâmes notre vie.
L’Irlandais Dick, qui ne parlait jamais à personne et qui, d’ailleurs, ne s’intéressait à rien, ne savait pas qu’une comète était attendue à ce point précis depuis des siècles ; son caractère soupçonneux nous éloignait de lui et ses manies nous le faisaient fuir ; de là, la solitude où il entendait vivre ; et nous le laissions faire.
Bien entendu, nous devions fêter Noël avec pompe. Le faux pont aménagé comme salle à manger, bibliothèque et salle de travail, avait été, pour la circonstance, décoré de guirlandes de papier ; le luminaire avait été augmenté ; le poêle, bien entendu, était de la partie et ronflait… ça nous emplissait les oreilles d’un bruit joyeux, qui rappelait bien des choses : la maison où l’on était né, les vieux qui nous y avaient élevés, bref, des souvenirs qui remuent le cœur et mouillent les yeux… Nous n’attendions pas seulement l’heure de nous mettre à table, mais aussi celle où le grand astre mystérieux allait surgir de l’horizon.
Nous étions tous sur le pont, empaquetés dans nos vêtements d’esquimaux, quand la lueur qu’émettait la comète frangea l’horizon, aurore insolite d’un bleu pâle, virant vers le blanc, puis, lentement, l’astre monta, noyau incandescent laissant traîner derrière lui son panache de lumière.
L’Irlandais était derrière nous. Sa folie se déclencha d’un seul coup.
« C’est elle, s’écria-t-il ; c’est elle. Courbez-vous, hommes pleins de péchés, voici l’étoile ! Christ est réincarné, il vient de renaître et, comme naguère, il attend vos hommages et vos cadeaux. Que lui porterez-vous, à l’Enfant-Roi qui vient encore sauver le monde ? Portez-lui vos âmes repentantes. Portez-lui vos cœurs chargés d’amour ! »
Le capitaine s’approcha de lui.
« Allons, Dick, si la comète trouble à ce point vos esprits, rentrez, garçon ! »
Docile, l’homme, malgré ses yeux de fou, obéit ; il descendit et nous fûmes tous occupés par la comète. Un astronome nous fit une courte conférence ; puis, quand il crut que nous n’avions jamais fait que voir des comètes dans toute notre vie, il s’arrêta de parler. Chacun prit terre pour aller aider ces messieurs, mais il était bien entendu qu’à minuit juste tout l’équipage serait à table.
En effet, à minuit, tout le monde était rassemblé dans l’entrepont, chacun debout à sa place ; le capitaine devait faire un bout de prière, mais une place était vide : celle de Dick. On le chercha, mais on ne le trouva pas. Des hommes montés sur le pont revinrent en disant qu’on entendait un murmure au loin. En effet… dans la nuit glacée, un chant très doux venait, faible comme un soupir… C’était un cantique qu’il jouait souvent et… il le jouait là-bas… guidé par l’étoile, vers son rêve.
On se mit à sa recherche ; après trois heures de marche et de contremarche sous la splendeur d’un ciel laiteux, on rentra… Le réveillon fut triste, je vous le laisse à penser ; ce diable d’homme absent était présent, pour tous… On avait des regards inquiets. L’un de nous demanda si les astres inconnus n’étaient pas capables de troubler les cervelles humaines. Cette question chavira tout le monde ; on se sentit peu certain de son jugement et de son libre arbitre… On dit qu’il y a des folies collectives… est-ce possible ?… Je crois que nous l’avons craint… Du champagne débouché à temps remit toute chose en place…
Chaque jour, quatre hommes se mettaient à la recherche du disparu.
L’homme de veille, la nuit du réveillon, affirma que longtemps il entendit la cornemuse, mais le vent qui a des traîtrises la faisait entendre tantôt à l’est, tantôt à l’ouest. Les banquises, dans cette nuit de silence, se renvoyaient les notes et ce n’était plus une cornemuse qui jouait, mais dix, quinze… on ne savait plus ; et pendant ce temps, de nuit comme de jour, la comète étirait son panache splendide.
Alors, chacun de nous se reprocha les petites misères qu’il avait faites à Dick. Dick fut, désormais, un remords collectif, et cette fois nos cœurs furent unanimes. Pleins de pitié et de tendresse, nous aurions pu les porter en hommage à la crèche si le Sauveur, comme le croyait Dick, s’était réincarné… C’étaient des cœurs tout blancs, comme la lumière du grand météore vagabond, comme la muraille de glace qui nous emprisonnait…
On retrouva Dick à genoux devant la banquise, découpée comme une cathédrale. Il avait les mains jointes et, dans le fond de son regard bleu, une joie figée pour toujours… une joie surhumaine… Qu’avait-il vu pour que la mort éternisât une telle béatitude au fond de ses prunelles glacées ?
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(Ernest-Maurice Laumann, « Conte du Quotidien, » in Le Quotidien, numéro d’essai hors commerce, uniquement réservé aux abonnés, mardi 6 mars 1923 ; Mark Richard Myers, « The Relief of the ‘Investigator’, » huile sur toile, 1853)
L’ÉPAVE
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« La mer avait été mauvaise toute la nuit ; le bateau trop chargé refusait à la lame et talonnait à chaque instant, fatiguant beaucoup.
Le jour allait naître.
Une brume jaunasse traînait sur la mer, posant sans compter son humidité visqueuse sur tout le navire.
Nous venions de quitter Stromsoë où nous avions pris un chargement de bois de sapin, tout frais, déjà débité en planches. Nous en avions dans les cales, à faire craquer les membrures, sur le pont, partout où on avait pu en arrimer proprement sans trop gêner les manœuvres. Sur le pont, de l’avant à l’arrière, on en avait fait des tas, dessinant des allées toutes droites, et ça vous montait bien jusqu’à la hauteur des épaules.
Tout de suite, en mettant le pied hors du poste, je fus saisi, comme à la gorge, par la puissante et bonne odeur de la résine. Le bois coupé saignait par toutes ses plaies, comme le ciel pleurait doucement toutes ses larmes ; alors, voilà que tout à coup, dans ma bête de cervelle, il se passa un tas de choses auxquelles je ne m’attendais pas, ah non !
Comprenez-moi bien, mon lieut’nant, c’est difficile ; car je n’y comprends rien moi-même. Je ne fus plus le simple matelot au commerce qui vous parle, non. Je redevins, d’un seul coup, le petit enfant que j’étais sur les côtes de Provence, à l’ombre de la forêt de pins qui trempe ses pieds dans la mer bleue.
Avec une étrange vérité de couleurs, je revis la falaise crayeuse, les petites maisons, les filets qui séchaient au soleil, et, en moi-même, des choses revenaient, des sentiments que j’avais eu à quatre ans…
Puis, tout s’effaça d’un seul coup.
Ce qui tenait le plus en moi, et en raison même de cette satanée odeur qui me sauta aux narines, ce fut une furieuse envie de revoir la terre, des arbres, des cailloux, de la poussière, de m’étendre sur le sol, de le griffer de mes ongles, d’arracher des mousses pour le plaisir de sentir dans mes mains cette terre, où je voudrais tant dormir un jour.
Oui, c’était ça ! Depuis des mois et des mois, nous naviguions sur ce voilier, qui marchait sur la mer comme un invalide se traîne sur une route. Enfin, j’en avais assez.
Cette odeur était partout autour de nous ; depuis la pomme des mâts jusque sur la mer, nous la traînions derrière nous. C’est elle qui me poussait à déserter, rien que pour voir des arbres, des cailloux, sentir de la poussière et ne plus voir la mer.
J’en étais là, et j’allais, flairant le bois où ses blessures laissaient couler la résine, quand, tout à coup, au détour d’une pile de planches, je découvris un type extraordinaire.
Je vivrais quarante-cinq mille ans, ce qui est, comme vous savez, l’âge du commandant du bateau qui trimballe la peste sous toutes les latitudes, que je verrais toujours ce type-là ; je n’en ai d’ailleurs jamais rencontré un pareil.
Malgré le froid et le brouillard, l’homme n’avait sur l’échine qu’un mauvais tricot bleu rapiécé avec des morceaux de toile à voile, un restant de pantalon sans couleur, et ses pieds nus sur l’humide saleté du pont ! Eh bien, tout ça, ce n’était rien.
On est malheureux pendant un temps, puis en vient un autre et le mauvais tricot est remplacé par une bonne vareuse ou un confortable ciré – seulement, au bout des manches de son maillot, le pauvre n’avait plus que des moignons. Les mains avaient été coupées, ou arrachées, car seule la main gauche conservait un doigt.
L’homme ne m’avait pas vu et je m’esquivai derrière une pile de bois pour le mieux voir. Je connaissais tout le rôle de l’équipage ; j’étais donc sûr et certain, comme on dit, de n’avoir jamais vu ce type-là à bord, en aucun temps.
Si j’en avais moins vu de toutes les couleurs, j’aurais pu avoir peur, car, c’est à ne pas croire, l’estropié tenait le manche d’un haubert sous son aisselle gauche et lui faisait décrire, en le maintenant sous son moignon droit, un geste semi-circulaire, comme un faucheur et, sur ses deux pieds nus, le torse tournait et retournait sur lui-même, comme s’il avait été monté sur un pivot.
C’était si comique, après le premier moment de dégoût, que je ne pus m’empêcher de rire.
L’homme arrêta sa manœuvre, surpris d’entendre ce rire, auquel il ne s’attendait pas, car il se croyait seul sur le pont. Il se tourna vers moi, me regardant avec des yeux si tristes, un visage si morne, que je m’arrêtai tout net de rire et je me dis : « En voilà un qui n’a pas dû s’amuser souvent dans la vie. »
Vous pensez bien, mon lieut’nant, que je voulais savoir ce que ce failli chien venait faire à bord. J’allai m’asseoir, le dos appuyé à la muraille, juste en face de lui.
« Alors, ça va, camarade ?
– Ça va.
– Y a longtemps que t’es à bord ?
– Depuis hier.
– Qu’est-ce que tu es venu y faire ? Es-tu matelot de pont ?
– Je suis matelot et j’ai payé mon passage. »
Je le regardai, car je n’aime pas que l’on m’abuse.
« Oui, qu’il dit doucement, j’ai payé mon passage ; très peu d’argent, juste la nourriture, mais je dois me rendre utile.
– Et où vas-tu ?
– Où va le bateau.
– Après ?
– Après, j’en reprendrai un autre, toujours, jusqu’à la fin.
– La fin de quoi ?
– La mienne. »
Ça, je l’avoue, je ne m’y attendais pas et ça me fit un certain effet.
« Tu dois avoir la conscience lourde, » que je dis.
Il ne répondit pas.
« Je veux mourir en mer ! »
Il avait l’air de se dire ça à lui-même et il répéta : « Je veux mourir en mer ! »
Vous savez, mon lieut’nant, à bord, on n’aime pas beaucoup ce genre de conversation. Je me levai et, mon épissure étant terminée, j’emportai le bout de câble et moi-même jusqu’à l’arrière où, justement, on sonnait la pitance.
L’homme ne nous rejoignit pas ; j’expédiai ma portion et je retournai à l’avant.
Il était à genoux, appuyé sur ses coudes, et mangeait la tête dans sa gamelle, comme un chien…
Trois jours après notre première rencontre, le maître charpentier vint prendre deux ou trois grandes planches ; il en fit une bière à claire-voie. C’était pour le type, qu’on avait trouvé lové dans une couronne de cordages, mort de misère. Tout ce qu’on peut avoir de mieux en misère ; et on le jeta à l’eau.
Le commandant, avec son livre de prières, se tenait près de la coupée ; nous étions nu-tête ; le maître charpentier balança l’objet qui nous suivit un moment, puis coula.
Le soir, dans mon cadre, je me disais :
En voilà un qui n’est qu’à moitié content. Il voulait dormir son dernier sommeil dans un sac, avec une gueuse de fonte aux pieds ; on l’a mis dans du sapin fraîchement coupé. Il ne voulait plus voir la terre ; il doit la sentir dans les veines du bois de son cercueil… Et moi, me disais-je, comment est-ce que je serai, dans un petit coin tranquille, avec des arbres ? Et ce soir-là, j’ai pris l’engagement de ne plus m’enrôler, jamais ; hein, comme c’est drôle, les idées, et la vie, et tout !!!
– Oui, mon lieut’nant, trois degrés bâbord à la barre ! »
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(Ernest-Maurice Laumann, « Les Contes du Quotidien, » in Le Quotidien, n° 216, mardi 15 janvier 1924. John E. Davis, « A Gale in the Pack, » aquarelle, 1842 ; W. Thomas Smith, « They Forged the last Links with their Lives: HMS ‘Erebus’ and ‘Terror’, » huile sur toile, 1895)