« La Porte ouverte » est heureuse de mettre en ligne aujourd’hui une étonnante anticipation de Jules Sageret. Dans une de ses chroniques de La Dépêche, Pierre Mille, fin connaisseur en matière de merveilleux scientifique, tenait cette « nouvelle admirable » pour un chef-d’œuvre injustement méconnu et regrettait que Jules Sageret soit « allé l’enterrer dans un coin de ce livre très grave et très documenté qui s’appelle Les Paradis laïques. » L’inéluctable ascension des Siffleurs, ces anthropoïdes amenés à supplanter la race humaine, ne sera sans doute pas sans éveiller quelques similitudes avec le roman de Pierre Boule, La Planète des Singes.
J’ai suivi des soirées spirites.
Notre médium tenait une plume que conduisit d’abord fidèlement l’abbé Nonotte, contemporain, victime et ennemi de Voltaire, comme on le sait. À chaque séance, nous obtenions pour le moins vingt pages auxquelles le médium ne contribuait en rien, sinon par le mouvement machinal de ses doigts, car il s’entretenait sans cesse avec nous, et des sujets modernes les plus étrangers aux apologies chrétiennes qu’il rédigeait avec une rapidité de sténographe. Il se servait de sa main gauche pour allumer des cigarettes, boire, gesticuler, et même dessiner des bonshommes. L’autre main cependant n’en éprouvait ni interruption, ni ralentissement dans sa course effrénée. Mais, au milieu de la neuvième séance, on la vit brusquement quitter le papier. Elle fit des écarts saccadés dans toutes les directions. Et cela certainement contre la volonté du médium. Cette pauvre main, nous le comprîmes tous, était en proie aux disputes de plusieurs Invisibles. Des forces antagonistes d’égale puissance la maintinrent immobile pendant un instant. Enfin, elle se rabattit violemment vers le papier qu’elle éclaboussa d’un pâté en forme de point d’exclamation, et recommença d’écrire. Ce n’était pas l’abbé Nonotte qui avait eu le dessus dans la bataille, car tout était changé : style, sujet, forme des lettres, ponctuation.
Je vais transcrire ici les communications du médium dans leur phase nouvelle. Je les transcris sans titre ni préambule, telles que les voici devant moi sur leurs feuillets originaux. Sachez seulement, à titre de préparation, qu’elles racontent l’histoire de l’humanité depuis une date future dont la détermination est impossible.
Laissons désormais la parole à l’esprit.
« L’an 47 du deuxième cycle, on exhiba dans les foires une jeune fille, Ertha, la Belle Siffleuse, disaient les affiches. Une seule chose la rendait tout d’abord singulière : elle ignorait l’art de prononcer les consonnes et sifflait à merveille. Des physiologistes, qui l’examinèrent, mirent son défaut d’articulation au compte d’une certaine apophyse mal développée. Il paraît que c’est une conformation anatomique toute pareille, mais encore plus accentuée, qui empêche les singes de s’exprimer en langage humain.
On trouva la Belle Siffleuse laide. Son moral ne sut pas plaire davantage, bien qu’on n’eût rien à lui reprocher. Elle fut toujours morne, machinale, dépaysée dans tous les pays où la traînait le trust forain de ses exploiteurs. Qu’elle manquât de gaieté, on pouvait le passer à une femme-phénomène, mais sa tristesse était antipathique. Une seule valeur lui restait : son sifflement qui donnait les notes les plus graves du basson et montait jusqu’aux sonorités suraiguës de la flûte. Ertha imitait en outre tous les instruments à vent et tous les cuivres, grâce à un don inné que, cependant, n’accompagnait aucun instinct musical. Si on n’avait pris soin de la dresser, elle eût fait entendre une cacophonie atroce, tant elle avait naturellement d’indifférence pour l’harmonie ou le désaccord des sons qu’elle enchaînait. Une fois pourvue de l’éducation nécessaire, la Belle Siffleuse amusa ses auditeurs sans leur écorcher les oreilles, mais il ne fallait attendre d’elle qu’une correction purement mécanique.
Ertha excita donc la curiosité. Elle fut d’un bon rapport. Toutefois, comme le monde vivait encore sous le régime de la concurrence, des Beaux Siffleurs et des Belles Siffleuses ne tardèrent pas à surgir en assez grand nombre. Cela n’avait rien d’inattendu. On fut même surpris d’apprendre par les physiologistes que deux de ces phénomènes étaient parfaitement authentiques.
La science fit alors une enquête, en partant de cette idée assez plausible que les monstres vivants n’étaient pas tous dans les baraques de foire. On releva ainsi de par le monde une centaine de Siffleurs. Leur habitat parut indéterminé. Ils étaient remarquables par leur homogénéité spécifique : un quelconque des onze Siffleurs nés parmi les nègres ressemblait aux dix autres autant, mais pas plus, qu’aux Siffleurs d’origine allemande ou mongolique. Même couleur d’épiderme partout notamment : l’olivâtre plus ou moins foncé par le soleil. C’était un problème intéressant.
Les académies scientifiques se concertèrent afin de poursuivre des observations avec méthode. On apprit ainsi, au bout de deux générations, que les couples de Siffleurs étaient remarquablement féconds, tandis que l’union entre l’homme et le monstre produisait de rares hybrides incapables de se reproduire. Encore ces hybrides ne furent-ils obtenus qu’au prix de leur poids d’or. Il fallut en effet payer très cher quelques malheureux ayant perdu tout sentiment de dignité pour les décider à rendre mères des Siffleuses, lesquelles d’ailleurs furent plus ou moins violées. Jamais on ne put décider une femme à se livrer à un Siffleur. Tout commerce sexuel avec ces phénomènes excitait plus de répugnance et de réprobation que la bestialité. On prétendait qu’eux-mêmes n’éprouvaient pas un dégoût réciproque. On le prétendait sans preuves, parce qu’on y voyait une marque de leur infériorité. L’instinct supérieur de conservation de la race humaine soulevait le monde contre eux. Ils se multipliaient en effet doublement, et par leur propre fécondité, et par leur apparition spontanée au sein des familles les plus saines. Le Bureau Statistique International, qui ne tarda pas à s’occuper d’eux, publia en l’année 120 les chiffres suivants : naissances de Siffleurs : un par 830 ménages humains, dix par femelle siffleuse. Ainsi, officiellement, les monstres n’étaient plus rangés dans notre espèce : on les appelait mâles et femelles, non hommes et femmes. Au lieu d’enfanter, ils mettaient bas des petits qui devaient un jour crever et non mourir.
Le langage ne faisait par là que suivre les constatations de la science. Celle-ci ne pouvait plus traiter l’apparition des Siffleurs comme un phénomène tératologique. On se trouvait en présence d’une véritable espèce bien caractérisée. De là une théorie qui apparut presque aussitôt. Toutes les espèces, dit-on, passaient à certains moments donnés par des crises de mutation. Alors, au lieu de continuer à se reproduire, fidèlement pareilles à elles-mêmes, elles voyaient surgir de leur sein des individus beaucoup moins semblables au type ordinaire que précédemment ; ces individus se groupaient par variétés, et les variétés extrêmes constituaient une ou plusieurs espèces nouvelles qui entraient en concurrence vitale avec l’espèce souche. La crise de mutation était assez courte relativement à l’existence normale de ces espèces souches. De là, dans une période géologique, l’existence d’une flore et d’une faune inconnues à la période immédiatement antérieure et la rareté des flores et faunes de transition. Il ne fallait pas être surpris que l’espèce humaine, à peu près constante depuis l’anthropoïde tertiaire, passât maintenant par une crise de mutation. Telle fut en résumé cette théorie inventée par un syndicat scientifique, dit le S. S. A.
Des savants s’employèrent à la justifier par ailleurs. On lui rattacha des faits qui s’étaient expliqués d’abord en dehors d’elle. Ainsi l’apparition des Siffleurs avait été accompagnée, et même un peu précédée, par celle d’hommes plus anormaux que de coutume. Les uns avaient des cervelles volumineuses et des épaules voûtées, les autres se faisaient remarquer par leurs jambes courtes, ou par leur charpente athlétique et leurs fortes mâchoires allongées au-devant d’un crâne exigu, ou par l’abondance de leurs poils, ou par leur calvitie, ou par leur beauté, ou par une vue exceptionnelle, ou par leur myopie. Cette variété plus grande des types humains avait été attribuée en premier lieu à l’action combinée de l’hérédité et de la spécialisation toujours croissante des carrières. On concevait, par exemple, que les pilotes d’aviateurs eussent les jambes atrophiées à force de ne plus marcher et pussent transmettre héréditairement leur atrophie à leurs enfants ; ceux-ci, moins bien conformés pour d’autres métiers, choisissaient naturellement une profession où l’on restait assis, et ainsi de suite jusqu’aux aéromen culs-de-jatte de l’avenir. La théorie du S. S. A. parut bien plus satisfaisante. On l’adopta sans opposition.
Il y eut alors une débauche d’espèces, de variétés, de sous-variétés, dans le genre homo. L’espèce primitive de l’homme reçut le nom d’homo priscus, le Siffleur s’appela homo sibilans, et il y eut en outre l’homo intellectualis, l’homo mecanicus, l’homo pugnax, l’homo glaber, l’homo villosus, l’homo spectabilis. Mais les classificateurs en furent pour leurs frais, car, sauf les deux premières, toutes les catégories d’homo se montrèrent instables et flottantes, si bien qu’on les raya de la nomenclature. Décidément, le priscus et le sibilans devaient être seuls considérés. L’usage prévalut d’appeler ce dernier anthropoïde, malgré son qualificatif d’homo.
L’adhésion unanime des esprits à la doctrine du S. S. A. n’empêcha pas la jalousie scientifique de s’attaquer à lui. J.-R.-J. Sand Arena, un savant isolé, qui voulait le priver du mérite de l’invention, montra un courage bien rare. Il fit des recherches dans ces immenses dépôts où l’on conservait encore, soin pieux mais inconsidéré, les livres imprimés à partir du moyen XIXe siècle de l’ère dite chrétienne jusqu’à la fin de la période des ères. À cette époque reculée où l’homme avait la singulière coutume de repérer le temps sur la naissance d’un dieu ou une révolution politique, et non, comme plus tard, sur la révolution sidérale des points équinoxiaux, on en vint à employer pour la fabrication des livres un papier détestable. Il ne lui fallait pas plus d’un siècle ou deux pour se changer en poussière. De sorte que Sand Arena dut poursuivre ses recherches, non dans une bibliothèque, mais dans une carrière de poudre plâtreuse. Il eut cependant une chance inouïe jusque-là. Après avoir désagrégé une centaine de volumes rien qu’en les ouvrant, il recueillit quelques fragments presque intacts. Un savant y résumait, entre le XIXe et le XXIIe siècle de l’ère chrétienne, la doctrine d’un autre savant nommé de Vries. Or celle-ci n’était autre précisément que la théorie de la crise de mutation soi-disant inventée par le S. S. A. De Vries avait cultivé une plante, l’onagre ou œnothère, et l’avait surprise en train de procréer spontanément des espèces-filles qui différaient d’elle par plusieurs caractères très sensibles. De là, par extension à tous les êtres vivants, un tableau de l’évolution future et passée auquel le S. S. A. n’ajoutait rien. Ce qui était arrivé jadis à l’œnothère arrivait maintenant à l’homme. On aurait dû le prévoir. Quel éclatant triomphe cependant pour la sagacité des Anciens !
Les conclusions de la science eurent une répercussion immédiate dans le domaine juridique. Puisque le Siffleur appartenait à une espèce nouvelle, différente de l’espèce humaine qui avait fait les lois, ces lois ne le concernaient pas plus que le chimpanzé ou le bœuf. Et d’autre part, sous peine de disparaître, l’homme devait garder la suprématie dans la concurrence vitale qui s’établissait.
Il y allait aussi de la conservation du Beau et du Bien, car, à mesure que les Siffleurs se multipliaient, on apprenait à les connaître. Ils étaient dénaturés. L’instinct de la famille n’existait pas chez eux. On constata que les mères n’avaient aucun attachement particulier pour leurs propres enfants. Quand elles allaitaient, on pouvait échanger leur nourrisson contre un autre sans qu’elles parussent y voir aucun inconvénient. C’était avec la même facilité qu’en sortant des bras d’un mâle, elles acceptaient les caresses d’un autre mâle. À vrai dire, ces animaux ne connaissaient rien de l’amour, hors son côté strictement physiologique.
Ils étaient dépourvus de tout sentiment d’honneur individuel. Ils paraissaient lâches. L’élégance, l’harmonie, le goût, l’ornementation, le beau, n’avaient aucun sens pour eux. C’est ainsi qu’ils s’habillaient sans le moindre souci d’esthétique, ou mieux, de dignité. Pourvu qu’ils n’eussent ni trop chaud, ni trop froid, et ne ressentissent aucune gêne dans leurs mouvements, le reste ne leur importait pas. Il faut convenir qu’ils redoutaient la saleté propice aux microbes. Mais ils portaient avec sérénité des vêtements tachés par les acides. Ils ne demandaient aux réparations que d’être durables, et trouvaient une pièce rouge tout aussi bonne qu’une autre pour raccommoder une étoffe bleue. Cette grossièreté était la même chez les femelles que chez les mâles. Elle s’alliait au mépris des bijoux. Les Siffleurs qui avaient des indicateurs chrono-météorologiques, se les attachaient au cou avec de la forte ficelle. Ainsi, non seulement cette espèce n’était pas civilisée, mais elle manquait de tous les ressorts qui ont entraîné les anciens sauvages vers la civilisation. Il ne lui restait d’humain que la raison. Et dans quelle mesure ? On ne pouvait guère s’en assurer, tant les communications étaient difficiles entre les deux espèces ; car le Siffleur, quand il voulait parler, en était réduit à ne prononcer que les voyelles. S’il paraissait comprendre, on ne le comprenait qu’avec peine. Qu’il fût d’ailleurs d’une intelligence vaste ou bornée, cela revenait au même ; une raison comme la sienne n’avait rien à faire, faute d’être aiguillonnée par les besoins d’ordre sentimental. Il fallait donc à tout prix, pour la cause du progrès, que l’homme conservât un empire souverain sur la terre.
Des mesures préservatrices furent proposées. Celle qui eût sauvé le monde consistait à traiter les Siffleurs comme des animaux nuisibles, à les tuer tous. Leurs mères, quand elles étaient de notre race, ne s’y opposeraient pas, tant elles les considéraient comme des produits monstrueux. Ne supprimait-on pas directement les nouveau-nés par trop tératologiques ? Seule jusqu’ici la difficulté de distinguer au berceau l’homo priscus de l’homo sibilans avait sauvé les anthropoïdes nés de l’homme. Et ainsi, une fois la crise de mutation terminée, l’homme poursuivrait avec sécurité son œuvre admirable qui consiste à mettre toujours plus d’âme dans la matière.
Le cas fut soumis à la délégation mondiale, la D. M. Celle-ci gouvernait ce que les nations avaient en commun : la téléphonophotographie, la monnaie, le dépôt de l’or, les poids et mesures, les observatoires astronomiques, la météorologie, l’intercommunication par air, par eau et par terre. Elle jugeait les procès entre les divers pays. Elle maintenait, par la surveillance du vocabulaire et de l’enseignement, l’unité du pitching, cet ancien sabir anglo-chinois devenu langue auxiliaire universelle. On lui confiait enfin l’étude et la mise en train des réformes sociales. C’était une remarque faite depuis longtemps et par tout le monde qu’en vertu de la solidarité économique des nations, aucune d’elles ne pouvait se considérer toute seule dans la législation du travail. Des accords étaient nécessaires. Mais il avait fallu beaucoup de temps avant que cette idée entrât dans la pratique par la fondation d’une section de la D. M. chargée de ces accords. La D. M. fut donc saisie du problème des Siffleurs, problème qui était éminemment social et international.
Après un sérieux examen, elle écarta le massacre général. Une question de sentiment s’y opposait. Et, en outre, il y avait quelque gâchis économique à supprimer une main-d’œuvre intelligente et considérable comme celle des anthropoïdes. Plusieurs délégués proposèrent de les réduire en esclavage, avis parfaitement conforme au droit, puisque toutes les espèces différentes de l’homme étaient la chose de l’homme. Cette solution fut aussi repoussée. On craignit avec juste raison un avilissement excessif de la main-d’œuvre qui ferait tomber les ouvriers dans la misère. Éclairée enfin par de longs débats, la D. M. promulgua un décret dont voici les dispositions essentielles :
L’anthropoïde surnommé Siffleur, n’étant pas homme, ne jouit d’aucun des droits de l’homme. Il n’est au regard des législations ni citoyen, ni père, ni époux. Toutefois, de graves intérêts sociaux empêchent qu’on le range parmi les animaux, objets de la propriété privée et des transactions entre particuliers. Il doit être considéré comme une force de travail mise à la disposition de la communauté. En l’exploitant avec sagesse, on le fera servir au bien de tous et, loin de menacer le progrès, il y contribuera, si on le soumet aux statuts que nous avons élaborés pour lui. Ces statuts résoudront enfin la question sociale.
Désormais, l’anthropoïde, quel qu’il soit, est astreint au prolétariat. Il ne peut exercer de professions libérales, ni vivre oisif, ni diriger un commerce ou une industrie, sauf, dans les cas indiqués ci-après. Il ne possède que par usufruit essentiellement précaire. On le change de résidence suivant les besoins de la main-d’œuvre, sans qu’il puisse rien emporter avec lui que ses effets. En dehors des voyages que nécessite le travail, les diverses sociétés de transport en commun refusent de recevoir l’anthropoïde dans leurs véhicules, et cela sous peine de fortes amendes.
On commencera par faire un recensement exact de tous les Siffleurs existants pour les répartir dans chaque pays au prorata de la population humaine. Cela fait, la distribution de cette main d’œuvre entre les diverses exploitations sera laissée aux soins des C. G. T. nationales qui obéiront aux principes suivants : pourvoir d’abord les industries où le salaire est minimum, ne pas laisser le salaire des industries à main-d’œuvre purement humaine devenir moindre que dans les industries à main-d’œuvre mixte, et enfin, à conditions économiques équivalentes, établir dans tous les établissements similaires la même proportion entre le nombre des travailleurs humains et celui des travailleurs anthropoïdes.
Le salaire de l’anthropoïde sera le dixième de celui de l’homme, ce qui suffit amplement à un être sans besoins et qui n’aime ni le vin, ni la viande. Mais cette paie réduite ne pourra jamais diminuer la somme dépensée actuellement par le patronat pour la main-d’œuvre. Les syndicats y veilleront. Pour rendre leur surveillance plus facile, on donnera force de loi à l’usage presque universel aujourd’hui de la paie globale. Et c’est par là qu’apparaît enfin le bonheur de l’humanité laborieuse vainement recherché jusqu’ici, au prix d’utopies et de bouleversements, par tous les socialismes. Prenons un exemple : un trust patronal emploierait dans une exploitation cent hommes. Il les paierait au taux du salaire minimum actuel, soit deux dollars par tête. Il verserait donc deux cents dollars journellement au syndicat de ces cent hommes. Voici qu’on répartit la main-d’œuvre anthropoïde ; supposons que ce soit à raison de deux anthropoïdes pour un homme et que la production de deux anthropoïdes vaille seulement celle d’un homme, évaluation très pessimiste, puisque aujourd’hui deux anthropoïdes travaillent comme trois hommes. L’exploitation considérée emploiera donc cinquante hommes et cent anthropoïdes. Le patron verse toujours deux cents dollars au syndicat. Celui-ci procède à la distribution. Il attribue vingt sous à chaque anthropoïde, soit en tout vingt dollars. Restent pour les cinquante hommes 180 dollars qui représentent par tête 3 dollars 60 sous au lieu de 2 dollars.
Les anthropoïdes urbains habitent des quartiers spéciaux analogues aux compounds ou aux légendaires ghettos. Ces ghettos, qui doivent renfermer un millier d’occupants adultes au maximum, sont formés des maisons les plus pauvres. On les clôt de grilles. Un châtiment sévère attend les anthropoïdes qui se trouveraient hors de leur ghetto entre neuf heures du soir et six heures du matin. Ils sont libres dans les quartiers qu’on leur a réservés. L’administration n’y intervient que pour les recenser et les déplacer. Elle les déclare solidairement responsables. Toute absence injustifiée de l’atelier, toute faute contre le travail de leur part, sont punies par la confiscation de meubles ou autres objets pris au hasard dans leur ghetto.
Autant que possible, le régime des compounds sera aussi appliqué aux Siffleurs distribués parmi les exploitations agricoles.
La peine de mort, depuis longtemps rayée des codes, est rétablie pour les anthropoïdes.
La saisie immédiate et totale des biens possédés par ceux-ci pourvoira aux frais de la nouvelle organisation : déplacement des habitants humains actuels des futurs compounds ou ghettos, ameublement des maisons qui constituent les ghettos, répartition, recensement des anthropoïdes, indemnités, etc.
L’anthropoïde commence donc avec le nouveau régime par ne rien posséder. Puis il a son salaire dont il peut disposer en toute liberté, et il lui est loisible d’exercer l’industrie et de commercer, pourvu que ce soit avec ses seuls pareils, à l’intérieur de son ghetto, et sans aucun détriment pour le travail qu’il doit aux hommes. Les loisirs ne lui manquent pas, car il est sévèrement prohibé de l’employer en dehors des sept heures légales. On achève de protéger l’homme contre sa concurrence en interdisant toute sortie de denrées quelconques hors des ghettos.
Que si, malgré toutes les précautions prises, les Siffleurs arrivent à constituer une force économique menaçante, les autorités nationales prendront telles mesures d’urgence qu’il appartiendra, sauf à en référer ensuite à la Délégation Mondiale.
Tel fut le décret de la D. M., réduit à quelques lignes, alors qu’il remplissait un fort volume, tant il y a de rouages à mettre en place lorsque l’on monte une mécanique sociale.
Pendant les longues délibérations de la D. M., on eut un vif émoi qui justifia d’avance le statut élaboré pour les Siffleurs.
Ceux-ci n’ignoraient pas que leur sort fût agité. Leurs petits groupes correspondaient entre eux malgré la brutalité spontanée des hommes.
– Un anthropoïde monte en aéro-car ; survient un voyageur humain qui le prend par les épaules et le jette dehors au moment où le véhicule s’envole. Tout le monde rit. Même hilarité parmi les employés de télécommunication quand on repousse un Siffleur sans lui laisser envoyer son message dont le prix a été perçu. On assomme l’anthropoïde isolé, besogne facile tant il est lâche. – Voilà ce que l’on se racontait tous les jours. Les autorités fermaient les yeux et se bouchaient les oreilles avec la complicité de l’opinion. Mais il n’y avait pas assez d’esprit de suite dans cette persécution pour qu’elle fût efficace.
Les phono-photo-gazettes du 23. 7. 211. II (1) publièrent le récit suivant :
« Cette nuit, une route au bord d’une plaine marécageuse en Hongrie. Le paysan Raczös, conduisant un locomoteur, remorque vers l’atelier le plus proche, mais encore très éloigné, une moissonneuse-batteuse-moulin-boulangerie qui a besoin de réparations urgentes. Soudain, le tracteur s’arrête. Une panne ! Raczös descend de son siège. Il commence à peine d’examiner les organes de la machine quand il tressaille. Une rumeur interrompt le silence. Qu’est-ce donc ? Des oiseaux de nuit ? Mais leurs cris n’auraient pas cette surprenante variété. Quant aux hommes, ils ne donneraient pas un concert aussi discordant, ni à cette heure, ni en cette solitude. Alors, Raczös pense aux anthropoïdes, et comme il les sait méprisables, sa frayeur se dissipe. Toutefois, il demeure inquiet, n’augurant rien de bon pour la paix humaine d’une telle réunion. La police doit être prévenue, songe-t-il. Pour se mettre à même de la mieux renseigner, il veut approcher les Siffleurs. Il marche sans bruit et courbé à travers les joncs. Bientôt, les anthropoïdes lui apparaissent. On peut, malgré l’obscurité, évaluer leur nombre à une centaine. Aucun d’eux ne semble remplir un office de présidence ou de direction. Ils font entendre leur ramage l’un après l’autre, brièvement. Parfois, un charivari collectif non moins bref leur répond : assentiment ou huée ? on ne sait. Raczös revient à son tracteur. L’accident, heureusement peu grave, se répare vite. Au bout d’une demi-heure, Raczös trouve sur sa route un avertisseur téléphonique sans fil. La police réveillée, instruite, monte en aviateurs et surprend à l’aube vingt anthropoïdes qui sont prestement arrêtés et mis en prison. Il y en a au moins deux fois autant qui se sont échappés. On les recherche activement. »
Du 24. 7. 211. II.
« Une seule arrestation nouvelle a pu être opérée parmi les conjurés anthropoïdes. Les autorités hongroises viennent de procéder à un premier interrogatoire. On constate qu’aucun des prévenus ne comprend le hongrois. En revanche, nul d’entre eux n’ignore la langue internationale. C’est donc du pitching que se sert le commissaire de police. Mais comme les anthropoïdes sont inintelligibles quand ils veulent parler, on leur fait écrire leurs réponses.
Interrogés sur leur origine, les prévenus ont déclaré quinze nationalités différentes.
D. – Y avait-il des Hongrois parmi vous ?
R. – Oui. Ils sont échappés.
D. – Leurs noms ? Leur signalement ?
R. – Nous n’avons pas distingué leurs traits dans la nuit. Nous ignorons leurs noms.
D. – Il n’est pas vraisemblable cependant que vous ayez tenu votre réunion sans vous connaître, sans pouvoir justifier entre vous de votre identité ou d’un mandat régulier.
R. – Pourquoi nous connaître ? Pourquoi des mandats ? Nous étions réunis, deux ou trois par nation, pour traiter des intérêts de notre espèce entière. Nos semblables comprenaient que notre nombre était suffisant, et aucun d’eux n’aurait eu l’idée de se déranger pour le grossir inutilement.
D. – Vous étiez élus pourtant.
R. – Pas du tout. On savait qu’une entente universelle était nécessaire. Dans chaque pays, les deux ou trois premiers qui avaient pris l’initiative de la réaliser et qui possédaient assez d’argent pour voyager au loin se trouvaient naturellement désignés.
D. – Désignés comment ?
R. – Par les journaux. Tout se passe comme s’il y avait par pays un seul journal pour notre espèce. Vous devriez le savoir. On y insère les informations universelles, puis nationales. À quoi bon en donner des rédactions différentes ?
D. – Avez-vous donc tous la même opinion ?
R. – Certainement, puisque nous formons une seule espèce. Il arrive à chacun de nous de se tromper. Les autres s’en aperçoivent et le redressent aussitôt, sans qu’il ait la moindre velléité de s’obstiner. Parmi les êtres raisonnables, il n’y a que l’homme qui puisse persévérer sciemment dans l’erreur.
D. – Nous ne sommes pas ici pour faire de la philosophie. Dites-nous plutôt comment vous vous compreniez, bien qu’appartenant à toutes les nationalités.
R. – Nous avons adopté une de nos langues, qui sera désormais notre langue unique.
D. – C’est un fait nouveau, si je ne me trompe.
R. – Tout nouveau. Notre congrès a été la première occasion pour nous d’employer ce langage universel qui s’imposait avec la nécessité de notre entente universelle.
D. – Expliquez-nous de quelle manière vous avez pu vous mettre d’accord sur le choix de ce langage et l’apprendre aussi vite.
R. – Comment pouvez-vous l’ignorer ? ou, si vous l’ignorez, ne pas le deviner ? L’accord était fait d’avance dans nos esprits. On a choisi la langue parlée par le plus grand nombre, pour deux raisons évidentes : la première était qu’il y aurait le moins possible de gens obligés de l’apprendre, la seconde qu’il y aurait le plus possible de gens capables de l’enseigner. Au bout d’un an, il se trouva partout des personnes assez instruites pour figurer à notre congrès. Dans trois ans, on ne se servira plus nulle part de dialectes particuliers.
D. – L’amour-propre national ne vous a-t-il pas gênés ?
R. – Tout amour-propre nous est étranger. Nous avons même beaucoup de peine à comprendre en quoi consiste ce sentiment chez vous autres.
D. – Vous êtes donc dangereux. Vous n’avez rien d’humain. Il est à croire que votre congrès préparait la destruction de notre espèce.
R. – Pour le moment, nous nous occupons uniquement de présenter nos revendications à la D. M.
La suite de l’interrogatoire est remise à demain. »
Ces nouvelles répandirent la surprise et, il faut l’avouer, presque l’épouvante, parmi les hommes. On connaissait les langages nationaux des anthropoïdes ; on les comprenait même assez souvent. Mais nul ne s’étonnait de leur apparition, bien qu’il y eût eu un rare mérite pour des êtres disséminés à s’entendre sur les signes nombreux de la pensée. Des explications supprimaient la nécessité trop odieuse d’admirer les anthropoïdes. Ils avaient, disait-on, imité suivant leur pouvoir la langue qu’on employait le plus autour d’eux. Et ainsi leurs ramages étaient nés du parler humain, comme jadis les jargons petit-nègre des idiomes des blancs. Telle pouvait bien être en effet l’origine du moyen que les Siffleurs avaient trouvé pour échanger leurs idées. Quant à la vérifier par des études linguistiques, il n’y fallait pas songer. Une suite de deux notes musicales, do ré, par exemple, pouvait avoir une quarantaine de significations chez les anthropoïdes, suivant que toutes les deux étaient émises comme une croche puis une noire, ou une noire puis une croche, ou deux noires, ou deux croches, ou suivant les octaves d’où on les tirait, ou suivant le timbre de flûte, de clarinette, de hautbois, d’ocarina, qu’on leur donnait, ou suivant qu’elles sonnaient comme ou, a, é, eu, u, in, an, on, i. Comment démêler dans tout cela ce qu’étaient devenues les articulations ? La vérité fâcheuse, mais évidente, était que les anthropoïdes ne manquaient pas de puissance créatrice. Leur ingéniosité les avait dotés, pour peindre la pensée, d’une palette sonore beaucoup plus riche que celle des hommes. On ne s’en était pas étonné, parce que l’acquisition de cette palette avait semblé progressive, grâce à la pénombre de mépris où vivaient les Siffleurs. Mais voilà que tout à coup, sous la pression d’un danger redouté, ceux-ci adoptaient un langage universel ! Quelle facilité d’entente ! Quelle force ! En vérité, ces monstres ne formaient qu’un être unique. Par l’effet spontané d’un caractère de leur espèce, ils réalisaient une action commune et universelle, à quoi l’humanité n’était arrivée qu’après de millénaires souffrances, et très imparfaitement. Les trembleurs voyaient déjà la civilisation anéantie.
Leurs craintes augmentèrent encore quand on publia un document remis à la D. M. sous le titre de Revendications de l’humanité-unie contre l’humanité-divisée. On savait que les anthropoïdes s’appelaient entre eux les Unis.
« Nous appartenons à deux espèces différentes et incompatibles, disait en résumé ce factum. Si nous vivons ensemble, nous vous opprimerons demain comme vous nous opprimez aujourd’hui. Il faut donc nous séparer. Nous, les Unis, nous sommes quarante millions contre quatre milliards d’hommes-divisés. Donnez-nous donc une étendue de terre qui nourrisse actuellement quarante millions d’habitants, donnez-nous-la en deux ou plusieurs territoires. En équité, nous devrions partager les frais de l’opération proportionnellement à notre importance numérique respective, mais nous consentons à ce que les Unis en supportent la moitié ; étudions un arrangement sur cette base. Désormais, tous les cent ans, on augmentera ou diminuera le territoire de chaque espèce d’après la règle initiale.
Faites cela parce que c’est le moyen le moins désagréable de laisser la sélection naturelle décider entre nous. Vous avez sans doute vos raisons de vous croire mieux adaptés que nous à la gestion de la planète. Voici les nôtres pour soutenir le contraire. Depuis qu’il existe, l’homme-divisé s’efforce en vain de réaliser une bonne économie. Il n’y parviendra jamais, en raison de sa nature même dont la contradiction est l’essence. Il comprend que c’est la communauté des intérêts qui lui permet de subsister, et toute son énergie se dépense dans une lutte des intérêts particuliers contre l’intérêt général. Sa prétendue solidarité a pour seul effet de substituer les haines collectives aux haines individuelles. Quand il se dit socialiste, il veut l’exception pour tous. Qu’il soit socialiste ou autre chose, il réprouve dans le gaspillage une atteinte à la satisfaction de ses besoins, et le gaspillage découle, comme une conséquence nécessaire, de ses besoins les plus impérieux. C’est ainsi que chez l’homme-divisé la femme a besoin d’être vêtue, mais elle a encore plus besoin de suivre la mode. Ne faut-il pas tous les ans consacrer beaucoup de travail et d’argent au simple changement des étoffes et de la coupe ? Cela représente une quantité de vêtements non fabriqués. Bien d’autres exemples montreraient votre inaptitude à mettre les actes d’accord avec les idées dans le domaine économique.
Elle provient des mêmes causes qui vous font mériter votre nom d’hommes-divisés. Chacun de vous est en effet divisé contre soi. Il a une raison qui lui montre un but et des ressorts d’activité qui le poussent à l’opposé de ce but. Ces ressorts sont la vanité, le désir de paraître, l’honneur, la jalousie sexuelle, et mille appétits singuliers, comme l’amour du Beau, de la viande, de l’alcool et de la gloire.
Nous autres, les Unis, nous sommes au contraire poussés par toute notre nature dans la direction que l’intelligence reconnaît comme celle du bien commun. Nul d’entre nous n’éprouve de désirs qu’une organisation sociale sans utopies ne puisse facilement satisfaire chez tous. Et voici enfin par quoi nous vous sommes très supérieurs : nous n’avons aucune préférence pour les individus, nous n’aimons en réalité que notre espèce, tous nos enfants, toutes nos femmes, et non pas, comme vous, quelques enfants et deux ou trois femmes.
Nous sommes des abeilles, mais au lieu d’avoir plusieurs ruches, nous n’en connaissons qu’une : notre humanité à nous, les Unis. Cela suffit pour que le monde doive nous appartenir un jour, après une évolution pacifique, si vous consentez à l’arrangement que nous proposons, par d’autres moyens de sélection, si vous repoussez notre requête… »
On fut frappé dans ce document, comme dans le récent interrogatoire des conjurés anthropoïdes, par un ton audacieux qui contrastait si fort avec la couardise du Siffleur isolé. Les pessimistes en prenaient occasion pour dire : « Anéantissez l’espèce rivale pendant que vous avez encore le nombre, ou bien satisfaites-la, car il est vrai qu’elle se montre forte et courageuse quand on la menace, malgré la timidité de ses membres pris séparément. »
La D. M. n’écouta pas ces Cassandres.
Elle fit bien, au gré de l’opinion générale, tant la mise en ghettos s’opéra tranquillement. Les anthropoïdes, si fiers tout à l’heure, ne résistèrent pas quand on les réduisit en servage pour le bien de l’humanité. Ils gagnèrent donc seulement à cette aventure d’être considérés comme des bluffeurs.
Les mesures prises à leur égard se trouvèrent d’ailleurs justifiées par la hausse du salaire minimum qui fut presque tout de suite d’un tiers, car on avait eu soin d’appliquer d’abord es anthropoïdes aux travaux les moins payés, et leur main-d’œuvre se montra plus productive qu’on ne l’espérait.
Ils abondèrent de plus en plus dans les ateliers, grâce à une multiplication très rapide, apportant bientôt à l’homme travailleur des paies de hauts fonctionnaires, sans qu’il en coûtât un sou de plus aux patrons. La misère disparut. Tout le monde était heureux, même les anthropoïdes, qui semblaient prendre fort bien parti de leur condition. Sur leurs vingt sous journaliers, ils dépensaient environ dix sous pour les premières nécessités de la vie ; ils faisaient cuisine commune, couchaient dans de vastes dortoirs formés d’amas de paille sur des planchers inclinés, s’habillaient comme des arlequins en cousant ensemble tous les résidus de pièces d’étoffe, tous les chiffons un peu solides qu’ils pouvaient trouver. Les dix autres sous allaient à l’hygiène, aux bains publics que chacun fréquentait, à l’instruction, à l’entretien des malades, à l’achat des matières premières qui alimentaient l’industrie créée dans les ghettos, car les Siffleurs, après avoir travaillé sept heures pour les hommes, travaillaient encore cinq heures pour eux-mêmes. Ils eurent ainsi des fabriques de toutes sortes dont les produits leur étaient réservés, puisqu’aucune marchandise ne sortait de leurs quartiers.
L’humanité se félicitait de sa chance et de son génie. Elle avait enfin résolu ce problème, en apparence insoluble, de satisfaire les besoins à mesure qu’ils grandissaient. Jusque-là, les progrès de l’industrie et de l’organisation sociale ne pouvaient aller assez vite pour suivre la métamorphose du petit luxe en première nécessité. Les désirs montaient en progression géométrique, tandis que leur assouvissement se traînait avec peine sur la pente de la progression arithmétique. Maintenant, celui-ci avait aussi des ailes. La main-d’œuvre anthropoïde jouait le rôle d’un machinisme intelligent possédé par les travailleurs humains qui voyaient ainsi, sous une forme inattendue et détournée, se réaliser leur vieux rêve : la propriété des moyens de production. Et, en même temps, le patronat ne perdait rien.
L’homme vécut donc les années de sa vie heureuse sur terre. Et le bonheur alla sans cesse croissant. Les Siffleurs ne semblaient pas menacer la sécurité. Ils se montraient dociles. C’est pourquoi on ne craignit pas de les affecter aux industries de transport et aux administrations. On alla même jusqu’à recruter parmi eux plusieurs compagnies de cette armée permanente de mercenaires que l’on destinait à encadrer les milices, au cas où la D. M. devrait employer la force pour mettre ses décrets en vigueur parmi les nations ou les classes. L’observation prouvait en effet que, s’ils étaient une centaine ensemble, les anthropoïdes cessaient de se montrer par trop pusillanimes.
Cependant, les familles humaines tendaient à restreindre leur fécondité. La crise de mutation, qui justement prenait fin, laissait peut-être à la plus vieille espèce un affaiblissement de la puissance procréatrice. Mais le calcul y ajoutait son effet. Diminuer le nombre des hommes, c’était augmenter la proportion relative des Siffleurs, et par conséquent la richesse et le loisir. Le temps vint donc assez vite où les deux espèces comptèrent juste autant d’adultes l’une que l’autre.
Le bureau statistique de la D. M. publia cet événement que la presse qualifia d’heureux, en proposant de le célébrer par une grande fête. On était loin de soupçonner quel effroyable cataclysme allait la remplacer.
C’était la nuit en Chine. Une rumeur éveilla les villes. Les gens couraient dans les rues criant : « Les Siffleurs ! les Siffleurs ! sauve-qui-peut ! aux armes ! » On voyait des lueurs d’incendie et l’on s’épouvantait surtout d’un bruit qu’on n’avait jamais entendu ; il rappelait la vibration des gongs unie à des appels de trompettes, mais il avait aussi des sonorités qui semblaient produites par des gorges humaines. On se précipitait vers le téléphone automatique sans fil : le transmetteur central ne fonctionnait plus. On allait frapper chez des voisins. Que se passait-il ? Nul ne le savait au juste. Les hommes déterminés, prenant leur fulgurateur, se mêlaient à l’agitation de la cité qui était comme celle d’une fourmilière bouleversée par un coup de bêche. « À la Télé ! » disaient les uns, et l’on rencontrait des fuyards qui répondaient : « Ils y sont ! » On apprenait ainsi peu à peu que tous les endroits d’où pouvaient partir des nouvelles, ou des ordres, ou de la force, ou des moyens de transport, étaient entre les mains des Siffleurs. Les malheureux humains tourbillonnaient dans des cercles de plus en plus étroits. Repoussés par les flammes d’un dépôt de marchandises qui brûlait, ils se heurtaient à une maison dynamitée, pour tomber ensuite dans un essaim d’éclairs mortels. Et le bruit de gong, clameur de ralliement poussée par les anthropoïdes, approchait. Un grand espace vide se creusait entre deux foules, de rares coups de fulgurateur étaient tirés d’un côté, des foudres en gerbe répondaient de l’autre, et enfin les Unis ne voyaient plus devant eux que des morts ou des blessés.
Des hommes s’enfuirent en aviateur, espérant trouver le salut dans une autre ville. La lumière changeait à mesure que le soleil montait au-dessus de l’horizon, mais il n’y avait aucun changement d’une ville à l’autre : toutes s’abîmaient dans la même catastrophe. L’après-midi, une odeur infecte les signala de loin : les anthropoïdes commençaient de brûler les cadavres arrosés de pétrole.
Comme le cataclysme s’était déchaîné partout à la même minute, afin que nulle contrée n’eût le temps de se mettre en garde après l’alerte produite par la rupture des communications internationales, il s’abattit en plein jour sur l’ouest de l’Europe. Cette circonstance était défavorable aux Siffleurs. Aussi, bien qu’ils eussent affaire à des peuples moins militaires que les Chinois, subirent-ils quelques échecs. Çà et là, dans les casernes (car il avait fallu faire de nombreuses exceptions au régime des ghettos), les soldats humains, mieux commandés, ne succombèrent pas à l’agression inattendue de leurs camarades anthropoïdes ; ils résistèrent, vainquirent, purent préserver les dépôts d’armes et de munitions, et finalement anéantirent les Siffleurs qui, pris de leur instinct de ruche, avaient combattu avec rage et s’étaient fait tuer jusqu’au dernier. Quelques armées humaines entrèrent en campagne, mais si inférieures numériquement qu’elles reconnurent bien vite la folie de leur tentative. On les y aida. « Rendez-vous à discrétion, dirent les Unis, sinon nous allons foudroyer les Divisés qui sont presque tous entre nos mains, à raison de un sur mille pour commencer, jusqu’au jour où vous obéirez à notre sommation. » Comme cette menace fut mise à exécution, et faute de pouvoir équilibrer les représailles, les derniers champions humains durent mettre bas les armes.
Il n’y eut plus alors de dévastations ni de tueries. Les Unis appliquèrent le régime de la séparation entre espèces qu’ils avaient jadis proposé à la D. M. Seulement, ils l’appliquèrent en vainqueurs. Les hommes se virent assigner une foule de petits territoires séparés les uns des autres, sans façade sur la mer ou les grands fleuves navigables. On y était libre, à condition de ne pas avoir d’armes ni d’aviateurs, de se soumettre aux recensements, à la surveillance, aux perquisitions, de ne communiquer d’un territoire humain à l’autre que par l’intermédiaire ou avec la permission des Unis.
À partir de cet instant, l’humanité déclina très vite. Elle comprit bien que son unique chance de salut était dans la fécondité. Mais chacun se disait le plus souvent : « Il faut que l’ensemble des hommes procrée. Quant à moi, je puis bien suivre mes propres convenances ; qu’est-ce en effet que la conduite d’un particulier dans la conduite de la masse ? » Ainsi persistait la vieille contradiction humaine entre l’intelligence du bien collectif et les actes individuels. Et d’autre part, il se confirmait que la stérilité de l’espèce-souche était un effet de la crise de mutation. Il n’y eut bientôt plus qu’un enfant par couple, puis un par deux couples. À chaque diminution importante d’une population, les Unis restreignaient son territoire. Les cercles des patries humaines devinrent des points sur la mappemonde, et les points, l’un après l’autre, disparurent.
Que reste-t-il maintenant ? Rien, peut-être, en dehors de moi.
L’histoire de l’humanité m’a été contée par mes parents qui sont morts. Je ne pourrais pas la tenir des Unis. Ils n’ont que des archives statistiques. Depuis que l’homme est devenu quantité négligeable, on a brûlé tous les documents qui le concernaient. À quoi bon encombrer les bibliothèques ?
Les maîtres actuels du monde n’ont aucune curiosité pour le passé. Il n’y a chez eux ni monuments historiques, ni aucune chose qui ne présente une utilité actuelle. Tous les tableaux, toutes les statues, tous les objets d’art, tous les vestiges de l’antiquité, tous les vieux livres ont disparu, détruits ou jetés parmi les remblais des terrassements. Et ces biens qui nous étaient chers n’ont pas été remplacés. Aucun besoin esthétique n’a surgi chez les anthropoïdes. Ils ne connaissent la couleur que pour avoir plus frais en été avec des maisons blanches à fenêtres bleues, et plus chaud en hiver avec ces mêmes maisons peintes en noir et ces mêmes fenêtres peintes en rouge. L’unique génie de leurs peintres consiste à trouver des moyens de plus en plus rapides et faciles pour effectuer ces changements de coloration.
Il ne subsiste de la civilisation que ce qui regarde la vie matérielle, simplifiée d’ailleurs par l’absence de plusieurs besoins jadis répandus. La science seule conserve son importance, parce qu’elle aide l’industrie et l’hygiène qui ne cessent point de progresser. Encore a-t-on supprimé de la science tout ce qui répond à la seule curiosité. Peu importent à l’anthropoïde l’origine des mondes et la constitution de la matière. Il voit dans l’étoile un repère commode pour l’estimation du temps, des longitudes et des latitudes, mais il se moque bien de savoir comment elle est faite chimiquement et physiquement. Et les fossiles ne l’intéressent que s’ils le renseignent sur les gisements de minerais ; il ne s’occupe pas un instant de considérer en eux l’évolution de la vie.
Toutefois, avec des raisons d’exister aussi restreintes, les Unis sont heureux, comme le montre l’expression, presque toujours gaie, de leur physionomie. Il me faut bien, malgré toute la répugnance qu’ils m’inspirent, reconnaître les éléments de bonheur dont ils sont doués. D’abord, ils se portent à merveille, peut-être parce qu’ils ignorent l’usage de la viande et des boissons alcooliques et cultivent assidûment l’hygiène. Le petit nombre de leurs besoins permet, grâce aux progrès industriels, que nul ne soit privé de ce qu’il désire. Surtout, l’anthropoïde a la chance d’être, comme il le dit, un homme social, un homme-abeille dont la ruche s’étend à toute la terre. Sa nature ne lui a donné aucun instinct qui soit étranger à l’instinct de la ruche. De là, sa dépression pitoyable quand il se trouvait isolé, au moment où son espèce naissait, de là aussi sa facilité pour agir en commun, son triomphe, et plus tard l’absence de rivalités, de jalousies, de querelles, sans que le défaut d’émulation ou le désintéressement individuel produisissent un travail relâché.
On reprochait jadis aux Unis leurs mœurs amoureuses. Ils passaient pour dénaturés parce que la famille n’existait pas chez eux. Ce trait de leur espèce a son côté favorable au bonheur. Ils ignorent les souffrances de l’amour, s’ils n’en connaissent pas les joies supérieures, et c’est bien un avantage qu’il n’y ait plus de prostitution ni de honte. Ce manque absolu d’exclusivisme dans les relations sexuelles est d’ailleurs sans inconvénient pour l’avenir de la race chez les Unis, car, pareils en cela aux abeilles et aux fourmis qui se préoccupent avant tout de leurs larves, ils réservent leurs plus grands égards pour les femmes enceintes, ils les entourent de sollicitude. Depuis le berceau, les enfants reçoivent en commun de meilleurs soins que s’ils avaient un père et une mère. Bien que les nourrices allaitent indifféremment n’importe quel petit, né en même temps que le leur, l’instinct maternel ne fait pas défaut, ou, si l’on veut, il est remplacé par un instinct de ruche aussi puissant, aussi merveilleux que lui.
Cet instinct de ruche permet encore de régler la fécondité, afin que le nombre des consommateurs reste proportionné aux ressources et que le bien-être n’aille jamais en diminuant. On ne procrée pas pour soi, on procrée pour l’espèce. Son intérêt seul est le mobile qui fait désirer ou craindre l’enfantement. C’est pourquoi on se règle sur les statistiques quotidiennes qui indiquent, d’une part, le nombre des naissances nécessaires au district pour l’année courante, et, d’autre part, le total de celles qui ont eu lieu depuis le commencement de l’année. À partir du moment où les deux nombres sont égaux, on pratique la stérilité jusqu’à l’année suivante.
Le bonheur des Unis pourrait sembler négatif. Je me sentais porté à croire qu’avec plus de loisirs et moins de besoins que l’homme, ils devaient s’ennuyer. Il n’en est rien. On ne leur voit jamais ce visage morne des gens qui sentent confusément le vide et ne savent comment le combler. Les anthropoïdes pratiquent mille sports athlétiques, et ils étudient. Bien que l’instinct d’espèce borne leur effort intellectuel aux techniques, le champ est encore assez vaste pour que personne chez eux ne sache tout.
Ils sont heureux ! Et cependant je ne les admire ni ne les envie. Leur civilisation est pour moi de la barbarie ; elle me soulève le cœur, parce que je suis un homme. Que n’ai-je vécu il y a bien longtemps, au prix même des calamités qui désolaient mes semblables ! L’humanité s’est trop prolongée, puisque je la perpétue à travers un paradis terrestre qui n’est pas le sien. Il ne faut pas vivre très vieux, qu’on soit un individu ou une race. Si l’on rencontre le malheur, on en souffre, et si l’on rencontre le bonheur, on souffre encore, car les gens du passé n’ont rien en leur nature qui les adapte aux félicités de l’avenir.
Mais comment ai-je pu communiquer avec vous que tant de millénaires déjà écoulés séparent de moi ? C’est un grand mystère. Je suis cependant en mesure de vous le… »
Ici, l’esprit anonyme s’arrêta. Se moquait-il de nous ou cédait-il à la puissance jalouse qui veille sur l’inviolabilité des arcanes ? La seule chose certaine, c’est qu’il ne revint jamais…
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(1) 23e jour du 7e mois de la 211e année du 2e cycle.
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(Jules Sageret, in Paradis laïques, Paris : Mercure de France, 1909. Repris dans l’anthologie de Marc Madouraud, Surhumanités : La Race qui vaincra et autre histoires, Recto Verso (Bruxelles), collection « Ides et Autres » (hors commerce) n° 63, décembre 1996 ; puis dans Le Boudoir des Gorgones n° 13, spécial « anticipation ancienne », octobre 2005. Cette nouvelle a été traduite dans l’anthologie de Brian Stableford, The Revolt of the Machines: Eight Scientific Romances, sous le titre : « The Race That Will Be Victorious, » Black Coat Press, 2014)