Il y avait une fois un fils de paysan, qui rêva qu’il épouserait une Princesse bien loin de chez lui, et elle était rouge et blanche comme du lait et du sang, et si riche qu’il n’y avait pas de limite à sa richesse. Lorsqu’il se réveilla, il lui sembla qu’elle était encore debout devant lui, en chair et en os, et elle lui parut si belle et charmante qu’il ne pourrait pas vivre sans elle. Et il vendit ce qu’il avait, et s’en alla par le monde pour la chercher. Il s’en alla bien loin, et plus loin encore, et en hiver il arriva dans un pays où tous les chemins étaient tout droits, sans aucune courbe. Lorsqu’il eut marché en ligne droite pendant trois mois, il arriva dans une ville et, devant la porte de l’église, il y avait un grand glaçon avec un cadavre dedans, et tous les gens qui sortaient de l’église crachaient dessus, en passant. Le garçon fut étonné ; et, lorsque le prêtre sortit de l’église à son tour, il lui demanda ce que cela voulait dire.
« C’est un grand criminel, dit le prêtre ; il est puni pour son impiété, et exposé là pour être la risée de tous.
– Qu’est-ce donc qu’il a fait ? demanda le garçon.
– Dans la vie, il était marchand de vin, dit le prêtre, et il mélangeait le vin avec de l’eau. »
Le garçon trouva que ce n’était pas un acte si épouvantable, « et s’il l’a payé de sa vie, ajouta-t-il, on pouvait bien le mettre en terre chrétienne, et le laisser en paix après sa mort. » Mais le prêtre dit que cela ne pouvait se faire en aucune manière, car il faudrait des gens pour briser la glace et l’en dégager, il faudrait de l’argent pour payer la terre chrétienne à l’église, le fossoyeur devrait avoir son salaire pour préparer la tombe, et le propriétaire de l’église pour les cloches, et le sonneur pour le chant, et le prêtre pour la cérémonie.
« Crois-tu que quelqu’un paiera tout cela pour un pécheur puni ? demanda-t-il.
– Oui, » dit le garçon ; pour faire mettre l’homme en terre, il paierait même la bière des funérailles sur le peu qu’il avait.
Le prêtre ne voulait tout de même pas, mais lorsque le garçon arriva avec deux hommes, et demanda en leur présence s’il pouvait refuser la cérémonie, il répondit qu’il ne le pouvait pas.
Ils brisèrent donc la glace et dégagèrent le marchand de vin, et le mirent en terre chrétienne ; ils sonnèrent les cloches et chantèrent pour lui, et le prêtre jeta les pelletées de terre, et ils burent la bière des funérailles, en sorte qu’ils pleurèrent et burent ensemble ; mais lorsque le garçon eut payé la bière des funérailles, il ne lui resta plus beaucoup de skillings dans la poche.
Il se remit en route ; il n’était pas encore allé loin, lorsqu’un homme le rejoignit, qui lui demanda s’il ne trouvait pas triste de marcher ainsi seul.
Non, le garçon ne trouvait pas cela, car il avait toujours à quoi penser, répondit-il.
L’homme demanda s’il ne voulait pas avoir un serviteur.
« Non, dit le garçon, je suis habitué à être mon propre serviteur ; aussi n’en ai-je nul besoin, et quand bien même j’aimerais en avoir un, je n’ai pas le moyen d’avoir un serviteur, car je n’ai pas d’argent pour l’entretenir et le payer.
– Tu as besoin d’un serviteur, je le sais mieux que toi, dit l’homme ; et tu as besoin d’un serviteur sur qui tu puisses compter à la vie, à la mort. Si tu ne veux pas de moi comme serviteur, tu peux me prendre comme compagnon ; je te promets que je te serai utile, et cela ne te coûtera pas un skilling ; je m’entretiendrai moi-même, et je n’ai pas besoin de nourriture ni d’habits. »
Soit, dans ces conditions, il voulait bien l’avoir pour compagnon ; et depuis lors, ils voyagèrent ensemble, et l’homme, le plus souvent, marchait devant et montrait le chemin.
Lorsqu’ils eurent traversé beaucoup de pays, par-dessus collines et plateaux, ils arrivèrent devant une montagne. Là, le compagnon cogna et demanda qu’on ouvrît. La montagne s’ouvrit devant eux, et lorsqu’ils eurent pénétré loin dedans, la femme-trold s’avança avec une chaise et les invita :
« Veuillez-vous asseoir, vous devez être fatigués, dit-elle.
– Assieds-toi toi-même ! » dit l’homme.
Ainsi elle dut s’asseoir, et, lorsqu’elle fut assise, elle n’en bougea plus, car la chaise était telle qu’on ne s’en pouvait lever quand on était dessus. Alors, ils se promenèrent dans la montagne, et le compagnon regarda autour de lui, tant qu’il vit une épée accrochée au-dessus de la porte. Il voulut absolument l’avoir, et il promit à la femme-trold, si elle lui donnait l’épée, de la délivrer de la chaise.
« Non, s’écria-t-elle, demande-moi n’importe quoi ! Tu auras ce que tu voudras, mais pas cela, car c’est l’épée des trois sœurs ! (elles étaient trois sœurs qui possédaient l’épée en commun).
– Eh bien, tu peux rester assise là jusqu’à la fin du monde, » dit l’homme.
Mais lorsqu’elle entendit cela, elle dit qu’il aurait l’épée, s’il la délivrait.
Il prit l’épée et l’emporta, et laissa quand même la femme-trold sur la chaise.
Lorsqu’ils eurent marché très loin par-dessus des montagnes arides et des plateaux désolés, ils arrivèrent encore devant un escarpement. Là, le compagnon cogna et demanda qu’on ouvrît. Ce fut comme la première fois. La montagne s’ouvrit devant eux, et lorsqu’ils eurent pénétré loin dedans, une femme-trold s’avança vers eux avec une chaise, et les pria de s’asseoir, car ils devaient être fatigués, dit-elle.
« Assieds-toi toi-même, » dit le compagnon.
Et, de même que sa sœur, elle n’osa faire autrement et, une fois sur la chaise, elle resta assise. Le garçon et le compagnon se promenèrent dans la montagne, et celui-ci ouvrit toutes les armoires et les commodes, tant qu’il trouva ce qu’il cherchait ; c’était une pelote de fil d’or. Il voulait absolument l’avoir, et il promit à la femme-trold que, si elle voulait lui donner la pelote, il la délivrerait de la chaise. Elle répondit qu’il pouvait prendre tout ce qu’elle possédait, mais qu’elle ne voulait pas perdre la pelote, car c’était la pelote des trois sœurs. Mais lorsqu’elle entendit qu’elle resterait assise jusqu’au jour du jugement, s’il n’avait pas la pelote, elle dit qu’il pouvait la prendre tout de même, s’il voulait la délivrer. Le compagnon prit la pelote, mais laissa quand même la femme-trold sur la chaise.
Puis ils marchèrent pendant bien des jours sur des plateaux et à travers les forêts, et ils arrivèrent encore devant un escarpement. Ce fut exactement comme les deux premières fois : le compagnon cogna, la montagne s’ouvrit, et, dans la montagne, arriva une femme-trold avec une chaise, qui les pria de s’asseoir, parce qu’ils devaient être fatigués. Mais le compagnon dit : « Assieds-toi toi-même, » et elle s’assit. Ils n’eurent pas traversé beaucoup de chambres, qu’ils aperçurent un vieux chapeau, accroché à une patère derrière la porte. Cétaît ce que voulait le compagnon ; mais la femme-trold ne voulait pas s’en séparer, car c’était le chapeau des trois sœurs et, si elle le donnait, elle deviendrait tout à fait malheureuse. Mais lorsqu’elle entendit qu’il lui faudrait rester là jusqu’à la fin du monde, s’il n’avait pas le chapeau, elle lui dit qu’il pouvait le prendre, à condition de la délivrer. Lorsque le compagnon eut le chapeau, il la pria de rester assise, comme ses sœurs.
Au bout d’un certain temps, ils arrivèrent à un détroit. Le compagnon prit la pelote de fils d’or, et la lança si fort contre la montagne de l’autre côté du bras de mer qu’elle revint jusqu’à lui, et lorsqu’il l’eut jetée plusieurs fois, elle devint un pont. Sur ce pont, ils traversèrent le détroit et, lorsqu’ils furent arrivés de l’autre côté, l’homme dit au garçon de remettre les fils en pelote le plus vite qu’il pourrait, « car si ce n’est pas fait vite, les trois femmes-trolds vont arriver et nous mettront en miettes, » dit-il. Le garçon se mit à pelotonner le plus vivement qu’il put, et il ne restait plus que le dernier fil, lorsque les femmes-trolds arrivèrent en courant ; elles volèrent dans l’eau, virent le passage devant elles, et se précipitèrent sur le bout du fil ; mais elles ne surent pas le saisir, et se noyèrent dans le détroit.
Lorsqu’ils eurent encore marché quelques jours, le compagnon dit :
« Nous allons arriver au château où se trouve la Princesse que tu as vue en rêve, et lorsque nous y serons, tu entreras et tu diras au roi ton rêve, et l’objet de ton voyage. »
Ils arrivèrent, et le garçon fit comme il avait dit, et fut assez bien reçu ; on lui donna une chambre, et une pour son serviteur, et, à l’heure du repas, il fut invité à dîner à la propre table du roi. À la vue de la Princesse, il la reconnut aussitôt ; c’était bien elle que son rêve lui avait promise. Il lui dit son désir, et elle répondit qu’il lui plaisait, et qu’elle l’épouserait volontiers, mais qu’il devait d’abord subir trois épreuves. Lorsqu’ils eurent dîné, elle lui remit des ciseaux d’or, et lui dit :
« La première épreuve est celle-ci : prends ces ciseaux, garde-les, et rends-les-moi demain à dîner ; ce n’est pas une épreuve bien difficile, je pense, dit-elle avec une vilaine grimace, mais si tu ne le fais pas, tu perdras la vie ; c’est la loi, tu seras condamné, roué, et ta tête piquée sur une perche, comme les prétendants dont tu peux voir les crânes par la fenêtre. »
Des têtes d’hommes étaient ainsi piquées autour du palais, comme on voit en automne des corneilles posées sur des pieux.
« Il doit y avoir quelque piège là-dedans, » se dit le garçon. Mais la Princesse était si gaie et si vive, et batifola si bien avec lui, qu’il en oublia les ciseaux et lui-même, et, tandis qu’ils se trémoussaient et faisaient du bruit, elle lui subtilisa les ciseaux sans qu’il s’en aperçût.
Lorsqu’il monta dans sa chambre, le soir, et raconta ce qui s’était passé, ce qu’elle avait dit, et la paire de ciseaux qu’il devait garder, le compagnon demanda :
« Tu as bien les ciseaux qu’elle t’a donnés ? »
Il chercha dans toutes ses poches, mais il n’y avait pas de ciseaux, et le garçon devint plus qu’inquiet lorsqu’il comprit qu’il ne les avait plus.
« Bon, bon, rassure-toi ; je vais voir si je ne peux pas te les rapporter, » dit le compagnon.
Et il descendit à l’étable. Il y avait là un bouc grand et gros, qui appartenait à la Princesse, et ce bouc volait dans l’air beaucoup plus vite qu’il ne marchait sur terre. Il prit alors l’épée des trois sœurs, lui donna un coup entre les cornes et demanda :
« Quand la Princesse ira-t-elle trouver son bien-aimé cette nuit ? »
Le bouc bêla, et dit qu’il ne pouvait pas le dire, mais lorsqu’il eut reçu un second coup, il dit que la Princesse devait venir à onze heures. Le compagnon mit le chapeau des trois sœurs, et par là devint invisible, et il attendit son arrivée.
Alors, elle prit le bouc et le frictionna avec un baume qu’elle avait dans une grande corne, et elle dit :
« En haut, en haut, au-dessus des toits et des flèches d’église, au-dessus de la terre, de l’eau, des monts, des vallées, vers mon bien-aimé qui m’attend dans la montagne cette nuit ! »
Au moment où le bouc partit, le compagnon se précipita sur sa croupe, et l’on alla comme le vent ; le voyage ne fut pas long. Naturellement, ils arrivèrent à une montagne ; la Princesse frappa, et ils entrèrent chez le trold, son bien-aimé.
« Voilà qu’il est venu un nouveau prétendant qui veut m’épouser, il est jeune et beau ; mais je ne veux pas d’autre que toi, ajouta-t-elle, en câlinant le trold de la montagne. Alors, je lui ai donné une épreuve, et voici les ciseaux qu’il devait garder, garde-les maintenant, toi ! »
Et ils rirent ensemble avec autant d’abandon que s’ils avaient déjà fait attacher le garçon à la roue.
« Oui, je le garderai, et en prendrai grand soin, et je dormirai dans les bras de la fiancée, pendant que les corbeaux mangeront les entrailles de ce garçon, » dit le trold.
Et il déposa les ciseaux dans un coffret de fer à triple serrure ; mais, au moment où il lâcha les ciseaux, le compagnon les prit. Aucun d’eux ne pouvait le voir, car il portait le chapeau des trois sœurs, et le trold referma le coffret sur rien, et il cacha les clefs dans le trou d’une de ses molaires, préparée à la manière des trolds.
« Il aura de la peine à les trouver là, » se dit-il.
Comme il était plus de minuit, elle rentra chez elle. Le compagnon monta sur le bouc avec elle, et ils ne furent pas longtemps en route.
Au dîner, le garçon fut prié de descendre à la table du roi ; mais la Princesse faisait de vilains gestes, et elle était si belle et si fière qu’elle ne voulait presque pas regarder du côté du garçon. Lorsqu’ils eurent mangé, elle se composa une vraie figure de fête, se fit douce comme miel, et demanda :
« Tu as bien, sans doute, les ciseaux que je t’ai prié de garder hier ?
– Oui, je les ai, les voici, » dit le garçon, et il les leva en l’air et les laissa retomber sur la table, qui trembla.
La Princesse n’aurait pas pu être plus en colère s’il les lui avait jetés à la figure. Mais elle se fit câline et tendre tout de même, et dit :
« Puisque tu as si bien veillé sur les ciseaux, il ne te sera pas difficile de garder ma pelote de fils d’or, et d’en avoir soin, pour me la rendre demain à dîner ; mais si tu ne l’as pas, tu perdras la vie et seras condamné, c’est la loi. »
Cela n’est pas bien difficile, se dit le garçon ; il prit la pelote de fils d’or et la glissa dans sa poche. Mais elle se mit à plaisanter et batifoler avec lui de nouveau, si bien qu’il s’oublia et oublia la pelote, et tandis qu’ils se trémoussaient et faisaient du bruit, elle la lui vola, puis le fit partir.
Lorsqu’il fut monté dans la chambre et eut raconté ce qu’ils avaient dit et fait, le compagnon demanda :
« Tu as bien la pelote de fils d’or qu’elle t’a donnée ?
– Oui, je l’ai, » dit le garçon ; et il mit la main à la poche où il l’avait mise ; mais non, il n’avait pas de pelote, et il fut de nouveau si inquiet qu’il ne savait que devenir.
« Bon, bon, rassure-toi ; je vais tâcher de l’avoir, » dit le compagnon ; et il prit l’épée et le chapeau, s’en alla chez un forgeron et lui fit mettre deux cents kilos de fer à son épée. Puis il vint à l’étable, donna au bouc un coup entre les cornes, qui le fit sursauter, et demanda :
« À quelle heure la Princesse va-t-elle trouver son bien-aimé cette nuit ?
– À minuit, » bêla le bouc.
Le compagnon se coiffa du chapeau des trois sœurs, et attendit.
Le Princesse arriva en courant avec la corne de baume, et frictionna le bouc.
Puis elle dit, comme la première fois : « En haut, en haut,au-dessus des toits et des flèches d’église, au-dessus de la terre, de l’eau, des monts, des vallées, vers mon bien-aimé qui m’attend dans la montagne cette nuit ! »
Au moment où le bouc partit, le compagnon se précipita sur sa croupe, et l’on alla comme le vent. Naturellement, ils arrivèrent à la montagne du trold, et lorsqu’elle eut frappé trois coups, ils entrèrent chez le trold, son bien-aimé.
« Comment as-tu gardé les ciseaux que je t’avais donnés hier, mon ami ? dit la Princesse. Le prétendant les avait et me les a rendus. »
Le trold répondit que c’était tout à fait impossible, car il les avait enfermés dans un coffret à triple serrure, et avait caché la clef dans le trou de sa molaire ; mais ils l’ouvrirent, pour voir, et le trold n’avait pas de ciseaux dans son coffret. Et la Princesse raconta qu’elle avait donné au prétendant sa pelote de fils d’or, mais qu’allons-nous faire, s’il sait jouer de tels tours ?
« La voici, dit-elle, car je la lui ai reprise. »
Le trold était embarrassé ; ils y réfléchirent un moment, et imaginèrent de faire un grand feu, et de brûler la pelote ; ainsi ils seraient bien sûrs qu’il ne pourrait l’avoir. Au moment où elle la jeta au feu, le compagnon guetta le mouvement, et la saisit, et aucun d’eux ne le vit, car il portait le chapeau des trois sœurs. La Princesse resta un certain temps chez le trold, et comme le matin approchait, elle rentra chez elle ; le compagnon monta sur le bouc avec elle, et l’on fut vite rentrés.
Lorsque le garçon fut invité à venir dîner, le compagnon lui donna la pelote de fils d’or. La Princesse était encore plus belle et plus fière que la veille, et lorsqu’ils eurent fini de manger, elle serra fortement les lèvres, et dit :
« Je ne compte guère ravoir ma pelote de fils d’or, qu’hier je t’ai donnée à garder.
– Si fait, dit le garçon, tu l’auras ; la voici. »
Et il la jeta sur la table, qui trembla, et le roi bondit en l’air.
La Princesse devint aussi blême qu’un cadavre, mais bientôt elle reprit un air aimable, et dit que c’était très adroit ; elle n’avait plus qu’une petite épreuve :
« Si tu es assez habile pour me procurer demain, à dîner, la chose à laquelle je pense, tu m’épouseras et je serai à toi, » dit-elle.
Le garçon se sentit comme condamné à mort, car il lui semblait qu’il n’était pas possible de savoir à quoi elle avait pensé, et encore plus impossible de le lui procurer, et lorsqu’il fut rentré dans sa chambre, il n’y eut presque pas moyen de le calmer. Le compagnon lui dit qu’il pouvait être tranquille, qu’on en viendrait bien encore à bout comme les deux premières fois, et le garçon finit par se rassurer, et se coucha pour dormir.
Alors, le compagnon se hâta d’aller trouver le forgeron, et lui fit mettre quatre cents kilos de fer à son épée, et, quand ce fut fait, il vint à l’étable, et donna au bouc, entre les cornes, un coup qui le fit sauter d’un mur à l’autre.
« Quand la Princesse ira-t-elle rejoindre son bien-aimé cette nuit ? demanda-t-il.
– À une heure, » bêla le bouc.
A l’heure dite, le compagnon était dans l’étable avec le chapeau des trois sœurs sur la tête, et après que la Princesse eut frictionné le bouc, et lui eut dit, comme d’habitude, de voler par les airs vers son bien-aimé qui l’attendait dans la montagne, ils s’envolèrent de nouveau, avec le compagnon assis sur la croupe ; mais, cette fois, il n’eut pas la main légère, car il frappa la Princesse, un coup par-ci, un coup par-là, tant qu’elle en fut toute abîmée. Ils arrivèrent au mur de la montagne, elle frappa à la porte, qui s’ouvrit, et ils entrèrent chez son bien-aimé.
Là, elle se plaignit à lui, elle gémit lamentablement, elle ne savait pas qu’il pût y avoir des temps si mauvais ; c’était comme s’il y avait eu quelqu’un qui la frappait et qui frappait le bouc, et sûrement elle devait être jaune et bleue sur tout le corps, tant le voyage avait été pénible ; puis elle raconta que le prétendant lui avait aussi rendu la pelote de fils d’or ; comment cela avait pu se faire, ni elle ni le trold ne pouvaient l’imaginer.
« Mais sais-tu quelle idée j’ai eue ? » demanda-t-elle.
Non, le trold ne pouvait pas le savoir.
« Eh bien, je lui ai dit qu’il fallait m’apporter demain, à dîner, la chose à laquelle je pensais, et c’était ta tête. Mon ami, crois-tu qu’il pourra me la procurer ? dit la Princesse, en câlinant le trold.
– Je ne le crois pas, » dit le trold ; et, à sa réponse, il se mit à rire et à s’esclaffer comme un lourdaud, et tous deux pensaient bien, le trold et la Princesse, que le garçon serait attaché à la roue, et que les corbeaux lui arracheraient les yeux, avant qu’il pût procurer la tête du trold.
Vers le matin, elle dut rentrer chez elle, mais elle avait peur, dit-elle, car il lui semblait qu’il y avait quelqu’un derrière elle, et elle n’osait faire seule le voyage ; le trold devrait bien l’accompagner. Soit, le trold va l’accompagner, et il sort son bouc, car il en avait un pareil à celui de la Princesse, et il le frictionne et lui met du baume entre les cornes. Lorsque le trold fut assis, le compagnon s’accrocha par derrière avec lui, et l’on partit à travers l’air, pour le palais du roi ; mais, en chemin, le compagnon tapa sur le trold et sur le bouc à coups répétés de son épée, si bien qu’ils baissaient de plus en plus, et à la fin ils furent presque sur le point de s’enfoncer dans la mer, au-dessus de laquelle ils volaient. Voyant qu’il faisait si mauvais temps, le trold accompagna la Princesse jusqu’au palais du roi, et attendit dehors, pour être sûr qu’elle rentrait sans encombre. Mais, au moment où elle ferma la porte derrière elle, le compagnon trancha la tête du trold, et courut à la chambre du garçon.
« Voilà, dit-il, à quoi pensait la Princesse. »
Bon, tout allait bien, comme on voit, et le garçon fut prié de venir à table et, après le dîner, la Princesse fut douce comme une fauvette.
« Tu as peut-être ce à quoi j’ai pensé ? demanda-t-elle.
– Oui, certes, je l’ai, » dit le garçon ; et il sortit la tête de dessous le pan de son habit, et la jeta sur la table, si bien que la table et toute la vaisselle furent renversées.
La Princesse était comme une morte, mais elle ne put nier que c’était bien ce à quoi elle avait pensé, et maintenant il devait l’épouser, comme elle avait promis. On fêta le mariage, et il y eut grande joie dans tout le royaume.
Le compagnon prit le garçon à part, et lui dit qu’il devrait fermer les yeux et faire semblant de dormir pendant la nuit des noces, mais que s’il tenait à la vie et voulait l’écouter, il ne fallait pas sommeiller un instant, avant d’avoir débarrassé la Princesse de la peau de trold qui l’enveloppait ; pour cela, il fallait la fouetter avec neuf balais de bouleau neufs, et la frotter avec du lait dans trois vases ; d’abord, il la laverait dans un vase avec du petit lait vieux d’un an, puis il la frictionnerait avec du lait caillé, et enfin il la rincerait dans un vase de lait frais ; les balais étaient sous le lit, et il avait placé les vases dans un coin ; tout était prêt. Le garçon promit de lui obéir, et de faire comme il avait dit.
Le soir des noces, ils se mirent au lit, et le garçon fit semblant de dormir. La Princesse se leva sur son coude, regarda s’il dormait, et le chatouilla sous le nez. Le garçon dormait toujours. Elle lui tira les cheveux et la barbe. Il dormait comme une souche, à ce qu’elle crut. Alors, elle tira un grand coutelas de sous l’oreiller, et voulut lui couper la tête ; mais le garçon se redressa, lui fit tomber des mains le couteau, et la prit par les cheveux. Puis il la fouetta avec les balais, tant qu’il n’en resta pas une brindille. Cela fait, il la jeta dans le vase de petit lait, et là il put voir quelle sorte d’animal elle était ; elle était noire comme un corbeau sur tout le corps ; mais après l’avoir lavée dans le petit lait, frictionnée avec le lait caillé, rincée dans le lait frais, la peau de trold disparut, et elle fut douce et ravissante comme elle ne l’avait jamais été.
Le lendemain, le compagnon dit qu’ils devaient partir. Oui, le garçon était prêt à partir, et aussi la Princesse, car la dot était préparée depuis longtemps. La nuit, le compagnon transporta dans le palais du roi tout l’or et l’argent, et toutes les richesses laissées par le trold dans la montagne, et, le matin du départ, c’était tellement plein partout dans le palais qu’on ne pouvait avancer ; la dot valait plus que tout le pays du roi, et ils ne savaient comment emporter tout cela. Mais le compagnon savait toujours s’en tirer. Le trold avait encore laissé six boucs qui savaient voler. On les chargea et surchargea tellement d’or et d’argent qu’ils durent marcher sur terre, et ne purent s’envoler avec ; et ce que les boucs ne furent pas capables de porter dut rester dans le palais du roi.
Ensuite, ils voyagèrent bien loin, et plus loin encore, mais à la fin les boucs furent si fatigués qu’il ne purent pas aller plus loin. Le garçon et la Princesse ne savaient que faire, et le compagnon, voyant qu’ils ne pouvaient s’en tirer, prit toute la dot sur son dos, mit les boucs par-dessus, et porta le tout si loin qu’il n’y avait plus qu’une grande lieue jusqu’à la maison du garçon. Là, le compagnon dit :
« Maintenant, il faut que je te quitte ; je ne peux pas rester avec toi plus longtemps. »
Mais le garçon ne voulait pas le quitter, il ne voulait le perdre à aucun prix. Soit, il continua une lieue encore avec eux, mais il ne pouvait les accompagner plus loin, et le garçon eut beau le prier et le presser de venir jusque chez lui et d’y rester, ou tout au moins de prendre part à la fête du retour chez son père, le compagnon dit qu’il ne le pouvait pas. Alors, le garçon lui demanda ce qu’il voulait pour l’avoir accompagné et aidé.
« Si tu y tiens, que ce soit la moitié de tout ce qui te viendra en cinq ans, dit le compagnon.
– Bon, tu l’auras, » dit le garçon.
Après son départ, le garçon laissa toute sa richesse, et rentra chez lui les mains vides. Il y eut grande fête du retour, dont on entendit et demanda des nouvelles dans sept royaumes, et lorsqu’elle fut finie, ils durent charroyer tout l’hiver, tant avec les boucs qu’avec les douze chevaux que possédait son père, avant de rentrer tout l’or et tout l’argent. Au bout de cinq ans, le compagnon revint et voulut sa part. L’homme avait bien tout partagé en deux parts égales.
« Mais il y a une chose que tu n’as pas partagée, dit le compagnon.
– Quoi donc ? dit l’homme ; je croyais avoir tout partagé.
– Il t’est venu un enfant, dit le compagnon ; il faut aussi le partager en deux. »
Oui, c’était juste. Il prit l’épée ; mais, au moment où il la levait pour fendre l’enfant, le compagnon la saisit par la pointe, et il ne put frapper.
« As-tu été heureux lorsque je t’ai empêché de frapper ? demanda le compagnon.
– Oh, jamais je n’ai été aussi heureux, dit l’homme.
– Moi, j’ai été aussi heureux, le jour où tu m’as délivré du glaçon, dit-il. Garde tout ce que tu as ; je n’ai besoin de rien, car je suis un esprit. »
C’était le marchand de vin qui était dans un glaçon à la porte de l’église, et sur qui tout le monde crachait ; et il s’était fait son compagnon et l’avait aidé, parce qu’il avait donné ce qu’il avait pour lui donner la paix et le faire mettre en terre chrétienne. Il avait obtenu de l’accompagner pendant une année, et l’année était écoulée, lorsqu’ils s’étaient séparés la dernière fois. Et il avait obtenu de le revoir, mais maintenant il fallait qu’ils se séparent à jamais, car les cloches du ciel l’appelaient.
P. CHR. ASBJŒRNSEN
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(Peter Christen Asbjørnsen & Jørgen Moe, « Le Compagnon » [Følgesvennen], conte recueilli dans Norske Folkeeventyr, 1887, traduit du norvégien par P.-G. La Chesnais, in Mercure de France, tome XLIV, n° 155, novembre 1902. Les gravures sont tirées de l’édition originale ; ainsi que les deux épreuves, elles sont l’œuvre d’Erik Werenskiol ; la dernière illustration est de Carl Larson)