« À coup sûr, dit l’illustre physiologiste Bernus, en secouant la cendre de son cigare, à coup sûr, le cas est insolite. Toutefois, les fastes de l’expérience nous révèlent d’autres exemples de ces dédoublements de personnalité, qui sont, peut-être, la clef de bien des phénomènes spirites. Aksakow, Crookes, d’autres encore, en citent d’aussi caractéristiques… »
Bernus se tut. Personne ne releva le propos. Chacun songeait encore à l’étrange histoire que venait de narrer le professeur Rémi Remont, à cette aventure d’une grande dame suédoise, assassinée par son « double, » dans des conditions particulièrement épouvantables. Un malaise stagnait sur toutes ces pensées d’hommes. C’est en vain que l’amphitryon, le grand chirurgien Tribert, qui exécrait les contes noirs après le café, et qui, d’ailleurs, en sa qualité de matérialiste attardé, mais solide, ne prenait pas grand intérêt à ce qu’il considérait comme des fables, c’est en vain que Tribert, dis-je, essaya, par quelques lazzi un peu crus, de purifier l’atmosphère de mystère et de brume où s’enlisait la rêverie de ses hôtes. Ses plaisanteries n’eurent aucun succès.
« Voyons, monsieur le Procureur général, finit-il par dire, en s’adressant, en désespoir de cause, à un haut vieillard de sèche mine, qui ne fumait pas et ne buvait rien, venez à mon secours, et, puisque nous sommes en veine de récits, ce soir, exhumez-nous des profondeurs de votre folâtre mémoire quelque anecdote un peu scabreuse, qui changera le cours funèbre de nos idées et nous rappellera que le rire est le propre de l’homme.
– Je ne saurais, en ce moment, mon cher Tribert, répondit le magistrat avec un tiède sourire, satisfaire à votre souhait. Ce que vient de nous conter le professeur Rémi Remont a simplement évoqué en moi le souvenir d’un homme singulier, que j’ai connu dans ma jeunesse, et dont l’existence et la fin sont toujours restées dans mon esprit comme un énigme sans solution précise. Malheureusement, l’histoire de cet individu est plutôt de nature à assombrir encore le ciel des songes de nos amis et vous voudrez bien me dispenser…
– Non pas ! non pas ! s’écria vivement le docteur Fernivare. Libre à Tribert de préférer des gaudrioles épicées à une bonne histoire, bien dramatique et suffisamment fantastique ! Je ne partage pas ce sentiment, moi, et j’estime n’être point seul de mon avis, n’est-il pas vrai ? ajouta-t-il en se tournant vers le reste des assistants, qui opinèrent tous affirmativement. Monsieur le Procureur, de grâce, dites-nous votre affaire.
– La majorité est contre nous, mon cher Tribert. Il faut se résigner, fit le procureur.
– Soit, acquiesça le chirurgien avec humeur, en se versant un nouveau petit verre de chartreuse. J’aurais mieux aimé quelque spirituelle bagatelle, mais, puisque le vent est au grave, parlez macabre, Schéhérazade ! Votre serviteur vous écoute. »
*
« Il y a quelque vingt-cinq ans de cela, commença le magistrat, j’étais allé passer une quinzaine de jours auprès d’un de mes amis, malade, aux eaux de Weissenburg, dans la Suisse bernoise. Je ne sais si quelques-uns d’entre vous, messieurs, ont jamais visité l’admirable et sinistre ravin où se tapit ce modeste établissement thermal. Sans atteindre à l’horreur sauvage des bains de Pfäffers, si célèbres dans l’Europe entière, Weissenburg peut revendiquer une place estimable parmi les cañons helvétiques. Une fissure de montagne, toute débordante de hêtres clairs et de ténébreux sapins, sert de fourreau à un torrent, dont les ruées farouches ont foré dans le schiste gris un tortueux et sonore pertuis. Ici, l’eau folle s’ébroue en neigeux jaillissements ; là, elle croule en longues écharpes rugissantes ; ailleurs, elle s’attarde en sourds entonnoirs couleur de jade, d’où monte lentement une fraîcheur de mort. Par instants, comme un calme ruisseau de plaine, le Bunschli – c’est le nom du torrent – flue à petit bruit entre deux étroites berges verdissantes ; puis, tout à coup, au heurt de quelques lourds rochers barrant son lit, il se fronce, se hérisse, éclate, bondit et se met à parler allemand… »
Ici, les auditeurs sourirent. L’antipathie du procureur pour la langue de Gœthe et de Heine était célèbre. Il avait même publié une brochure humoristique, à cette fin de prouver que, seuls, les ours et les tapirs avaient le gosier construit de manière à prononcer correctement Nach et Ich. « Quant à des mots comme Rorschach, ajoutait-il, les porcs eux-mêmes, ces virtuoses de la gutturale, sont impuissants à en traduire l’inaccessible vibration. »
« Oui, messieurs, reprit l’orateur, sans se laisser troubler par le léger murmure soulevé par sa boutade, l’allemand est l’idiome des cascades. Toutefois, le Bunschli n’est point seul à le parler en ce merveilleux abîme de Weissenburg. La plupart des malades exhalent, avec les fragments de leurs poumons, les rocailleuses syllabes de ce honteux patois. C’est vous dire tout l’agrément du lieu, que seule la majesté du paysage peut rendre tolérable. Mon ami, jeune convalescent astreint aux minutieuses rigueurs d’un étroit régime, ne pouvait songer à me servir de compagnon dans les excursions que je faisais tous les jours hors de l’antre grandiose où, serré entre deux falaises torses, comme une aveline entre les branches d’un casse-noisette, le chalet des bains illuminait le vertige noir du gouffre de la clarté sinueuse de ses façades et de la dentelle de ses corniches, pareil à une petite cage rose, où flambait, symétriquement, la classique gaieté des persiennes vertes. Lorsqu’on était condamné à ne point sortir de cet aimable réduit, il fallait une cruelle dose d’énergie morale pour ne point, en se penchant au balcon de sa chambre, éprouver quelque désir de se laisser glisser entre les lèvres hurlantes du torrent voisin. Heureusement pour moi, ma qualité d’homme bien portant me laissait le loisir d’échapper, plusieurs heures par jour, aux suggestions du spleen et de battre, d’un pied robuste, les sentiers de la montagne. Cette quotidienne lampée de brise lumineuse et de ciel frais me permettait d’aborder, sans trop d’effroi, les douloureuses promiscuités du repas du soir.
Le surlendemain de mon arrivée, la place voisine de la mienne, à la table d’hôte, jusqu’alors vide, se trouvait occupée, lorsque nous entrâmes dans la salle à manger, mon ami et moi, par un personnage, dont l’aspect bizarre hypnotisa brusquement mon attention. Tandis que je m’asseyais à ses côtés, je l’analysais, tout en déployant lentement ma serviette. C’était un homme encore jeune, d’une quarantaine d’années environ, semblait-il, et dont le teint, les cheveux, la barbe, qu’il portait entière, les yeux, les sourcils, présentaient un caractère d’albinisme si violent, si choquant, si exceptionnel, qu’il était impossible de ne point sursauter en l’apercevant. Je doute que les Romains, candidats aux élections, parvinssent à atteindre un semblable effet de blancheur, en se couvrant de craie la tête et le visage. Les lèvres mêmes de l’inconnu étaient exsangues, et, cependant, chose plus étrange encore que tout le reste, sa physionomie était pleine d’animation et d’énergie. Cette tête de marbre, cette tête de mort suait la vie, l’activité et l’intelligence. L’iris de ses yeux, plus pâle que le rose mourant d’un pétale d’églantine, avait l’éclat fantastique d’un feu de forge poussé au blanc. Je regardai ses mains, qui, malgré leur décoloration, leurs ongles couleur de neige, les stries ternes qu’y traçaient des veines effacées, semblaient douées d’une vigueur et d’une souplesse extraordinaires. Sans l’ombre d’effort apparent et avec une aisance et une élégance notables, de deux doigts seulement, il maniait un lourd broc de grès gris, empli de vin d’Yvorne. Ce détail me fit plaisir. Je m’étais aperçu, au premier coup d’œil, que les courbes harmonieuses de ses gestes, le fin sourire qui fronçait, par instants, les ailes frémissantes de son nez et les commissures intelligentes de ses lèvres, le dessin svelte et solide de toute sa personne, laissaient présumer en lui l’absence d’origine germanique. Quand je vis qu’il ne buvait point de bière, je fus convaincu de l’exactitude de mon hypothèse, et, charmé d’avoir rompu avec Wacht am Rhein qui encombrait l’ambiance, je m’ingéniai à entrer en relations avec un être aussi remarquable. Lorsque, lui ayant adressé la parole, à la suite de je ne sais quelle insignifiante réflexion de mon ami, j’entendis pour la première fois le son de sa voix, j’éprouvai la même impression qu’à la vue de son visage. Cette voix était très basse, voilée, mais d’une sonorité profonde et lointaine, comme un appel de cor aux creux d’une dense futaie, ou comme la vibration d’une cloche puissante, noyée dans un suaire de velours. Mon émotion fut même si vive en l’écoutant, qu’il s’en aperçut, je pense, car, au bout d’un instant d’entretien dans le français le plus pur, il me dit, en souriant :
« Je vous demande pardon de ne point parler plus haut ; ce n’est point par ordonnance du médecin : c’est, hélas ! impossibilité de nature. J’ai vainement essayé, plusieurs années durant, l’effet des eaux d’ici, que l’on dit excellentes pour la gorge. Le résultat fut nul, et j’ai cessé tout traitement. Je ne souffre, d’ailleurs, pas du tout ; je me borne à faire souffrir les oreilles de mes voisins.
– Mais on vous entend à miracle, lui répondis-je. Seulement, il semble que vous soyez placé fort loin de votre interlocuteur.
– Une voix de téléphone ? insista-t-il gaiement.
– Nullement. Une voix mœlleuse et ferme, quoiqu’assourdie légèrement, mais d’une netteté, d’une précision admirables.
– Vous me causez, monsieur, un très appréciable plaisir. C’est la première fois que l’on me parle ainsi, ou plutôt… » Il s’arrêta un instant. « Voulez-vous me pardonner l’étrangeté de ma confidence, reprit-il, en rougissant légèrement, mais j’ai remarqué – ou cru remarquer – que, lorsque j’adresse la parole à quelqu’un, mon interlocuteur paraît m’entendre plus ou moins bien, suivant le degré de perfection, non de ses organes, mais de son intellect. C’est une expérience que j’ai faite cent fois – et qui ne m’a jamais trompé, acheva-t-il gracieusement.
– Cette présomption est trop flatteuse pour moi, mais peut-être bien n’est-ce qu’une présomption, » dis-je, en m’inclinant. Et je poursuivis, en riant : « J’imagine, au moins, que vous ne livrez pas ce secret à tout le monde, car la surdité de vos interlocuteurs disparaîtrait comme à plaisir. »
La conversation, commencée sur ce ton, ne tarda pas à se transformer et à quitter les carrefours de la banalité pour le chemin – moins fréquenté – mais plus suave, des idées générales. À la fin de la soirée, nous étions, mon ami et moi, enchantés de notre nouveau voisin. Songez donc ! Un monsieur qui avait lu, in extenso, le Monde comme volonté et représentation de Schopenhauer, l’Ahasvérus de Quinet, le Capital de Marx, et qui avait l’exquise bonté de n’en point abuser ! Un wagnérien militant, qui consentait à ce qu’Auber et Félicien David fussent des musiciens, et dont la bienveillance s’étendait même jusqu’à l’infime Adolphe Adam ! De tels phénomènes ne resplendissent point quotidiennement sur l’horizon des idées. L’immense érudition, la parfaite courtoisie intellectuelle, la piquante conversation de M. Chadot – Lionel Chadot, avocat, portait le carré de vélin qu’il me remit ce soir là – m’avaient, je l’avoue, complètement séduit et je me promis bien que nos relations n’en resteraient point là.
En effet, le lendemain matin, me promenant sur la petite terrasse de l’hôtel, j’aperçus M. Chadot, qui fumait un cigare, allongé dans un rocking-chair. Je m’approchai ; il se leva et vint à moi, la main tendue.
« Il me semble, dit-il, en désignant d’un geste mes hautes guêtres de cuir et mon bâton ferré, que vous vous apprêtez à courir le pays.
– Sans doute, répliquai-je. Serait-il indiscret de vous demander si vous êtes aussi un fervent de la marche à pied ?
– J’en raffole, et si ce n’était point, de mon côté, être terriblement importun que de vous imposer ma compagnie…
– Aucune ne saurait m’être plus agréable.
– En ce cas, merci ! Dans cinq minutes, je suis à vous. »
Quelques instants plus tard, nous gravissions de conserve les pentes du ravin, déjà perdus dans les méandres d’une attrayante conversation sur l’art roman. M. Chadot avait ce talent, si exclusivement français et si admirable, quoiqu’en puissent penser certaines personnes, d’enchâsser dans une phrase plaisante une remarque profonde et de noyer une maxime dans un bon mot. C’est par là, surtout, qu’il séduisait ses interlocuteurs, tandis qu’il les intriguait par les évidentes bizarreries de sa personne physique et morale. Au bout d’une heure de marche à travers des sapins, des pâturages, de hautes moraines ébréchées, où le sentier que nous suivions s’insinuait, tantôt engainé entre deux banquettes rocheuses, tantôt s’épanouissant en clairières, flagellés de la bienfaisante lanière de la brise des cimes, nous finîmes par atteindre une calme ferme de bois sculpté, où M. Chadot, que la montée avait quelque peu altéré, demanda une jatte de lait. La servante qui nous l’apporta était une belle paysanne d’une vingtaine d’années, d’une santé insolente, douée de cette placidité alpestre qui ne s’étonne de rien. La surprenante figure du touriste blanc ne lui arracha pas un sourire. En revanche, à ma très vive surprise, M. Chadot considéra longuement cette fille, et une expression d’étrange mélancolie imprégna ses traits. Il me sembla même qu’un long soupir fusait hors de sa poitrine.
« Qu’avez-vous donc ? lui demandai-je, quand nous fûmes seuls. Seriez-vous souffrant ?
– Nullement, répondit-il, mais je n’ai pas été maître de mon impression, et si vous me voyez si violemment ému, c’est que…
– C’est que ?… insistai-je.
– C’est que cette enfant sera morte avant huit jours, » répondit-il tristement.
Je fis un mouvement et le regardai avec effroi.
« Avez-vous lu, me dit-il en souriant, une très curieuse nouvelle de Georges Eliot, qui a paru il y a deux ou trois ans, et qui se nomme le Voile soulevé ?
– Il me semble que oui, lui répondis-je, mais mes souvenirs à ce sujet sont assez peu précis.
– Le héros de ce conte est doué de la faculté, aussi exceptionnelle qu’inquiétante, de lire la pensée de tous les hommes à travers leur visage. Seule, l’âme de la femme qu’il aime lui échappe. Je ne suis point affligé – car, à mon sens, c’est une affliction – d’un semblable pouvoir, mais j’en possède un, presque aussi terrible. Je suis averti de la mort prochaine des gens – et ce, d’une manière à peu près infaillible, – mais, comme le personnage d’Eliot, ma propre destinée reste mystérieuse pour moi. Convenez, continua-t-il en riant, que ma face spectrale est bien l’enseigne qui convient à une aussi macabre aptitude. Je n’ai, d’ailleurs, de prescience que sur ce point, mais d’innombrables faits m’ont attesté la rigueur et la sûreté de mes prévisions.
– Cette prévision se manifeste-t-elle chez vous, demandai-je, de différentes manières ou par un phénomène unique ?
– Par un phénomène unique, répondit-il. Lorsque je rencontre la personne qui doit mourir, mon odorat perçoit immédiatement une senteur d’aromates d’une fragrance extraordinaire, mêlée de… »
À ce moment, des cris aigus, des exclamations violentes, le bruit d’un galop effaré, l’interrompirent. Nous nous précipitâmes tous deux dehors. Comme nous franchissions la porte du chalet, un énorme taureau noir passa comme une trombe devant nous, poursuivi par deux paysans armés de fourches. Derrière eux, une femme en pleurs poussait des cris de détresse.
« Qu’il y a-t-il donc ? interrogea M. Chadot, en allemand.
– Ah ! monsieur, monsieur ! la pauvre Rosa ! la pauvre petite ! renversée par le taureau ! »
Et la paysanne se mit à courir vers une prairie dans laquelle on voyait un corps de femme étendu. Nous la suivîmes. Sur l’herbe, pâle, la poitrine traversée d’un coup de corne, la jeune servante d’auberge agonisait. M. Chadot se pencha vers elle. Quand il se releva, il pleurait, lui aussi, silencieusement.
« Venez, » me dit-il à voix basse, tandis que les voisins, accourus, s’empressaient autour de la mourante.
Nous redescendîmes vers Weissenburg, péniblement impressionnés. Pendant quelques minutes, aucun de nous ne se sentit le courage de rompre le silence. Pourtant, à la longue, notre conversation se renoua, et, sans parvenir à la gaieté, reprit une certaine animation. Quand nous avions quitté l’établissement thermal, le ciel était couvert et le temps frais. Au retour, le soleil creva la nuée et nous réchauffa un peu. Toutefois, je crus remarquer que M. Chadot ne parut pas se réjouir outre mesure de la venue de ce rayon. Cet homme étrange était plus pâle que de coutume et paraissait en proie à un malaise croissant.
« Décidément, cher monsieur, lui dis-je, en m’arrêtant, vous êtes, malgré vos dires, réellement malade. Cette horrible scène…
– Non, répliqua-t-il, ce n’est pas cela. Mais je me sens un peu las. Si donc vous le permettez, nous nous reposerons un instant. »
Nous nous assîmes, côte à côte, au bord du sentier. Le soleil, alors fort incliné sur l’horizon, allongeait nos ombres sur le sol. Je regardai mon compagnon. Une transformation curieuse semblait se faire sur son visage, si animé d’ordinaire. Non seulement il était, comme je l’ai dit, extrêmement pâle, ce que la fatigue et l’émotion expliquaient suffisamment, mais sa physionomie, si vivante, si claire, si intelligente, se faisait de plus en plus éteinte, blafarde, terne, et, à ma stupeur grandissante, une expression d’idiotie s’installait peu à peu sur cette noble figure. Machinalement, mes yeux, en quittant cette face métamorphosée, se reportèrent sur le chemin et je fus alors frappé d’un phénomène extrêmement singulier. J’ai dit que le soleil projetait alors nos ombres sur le sentier. Tandis que la mienne était claire, grise, flottante, celle de mon voisin paraissait d’une épaisseur, d’une densité, d’une opacité et d’une netteté de contour prodigieuses, comparables à celles d’une tache d’encre de Chine sur une feuille de papier blanc. Et plus je la considérais, plus elle semblait se foncer et s’alourdir, au point d’émettre des reflets bleuâtres, tant le noir en devenait intense. Involontairement, une phrase me sauta aux lèvres :
« Que pensez vous de Peter Schlemilh ? » demandai-je brusquement à mon compagnon.
Alors, d’une voix, si changée, si fluette, si lointaine, que je tressaillis, il me répondit :
« Cette histoire est absurde. Il est plus difficile à un homme d’être privé d’ombre qu’à une ombre… »
Il s’interrompit soudainement, l’œil hagard. Je le regardai, avec un mélange de terreur et de curiosité. Juste à ce moment, un nuage passa, couvrant le soleil. Nos ombres disparurent. Il poussa un profond soupir, parut s’arracher à quelque noire méditation, et, me prenant la main, me dit gaiement, en se levant avec un entrain juvénile :
« En route, cher monsieur ! Cette halte nous a mis en retard et le pot-au-feu va refroidir. »
Pendant les deux ou trois kilomètres qui nous séparaient encore de l’hôtel, il causa avec une volubilité quelque peu maladive et un esprit charmant. Au souper, il me sembla tout à fait rasséréné. Les jours suivants, nous fîmes plusieurs promenades ensemble, mais je remarquai qu’il choisissait invariablement un temps couvert pour m’accompagner. Les marcheurs, il est vrai, aiment assez les cieux de sourde lumière, mais il était, cependant, curieux de constater avec quelle obstination M. Chadot évitait le soleil. De plus, en l’étudiant davantage, je pus m’apercevoir du goût qu’il avait pour les menues déambulations, à l’ombre des sapins du parc, le long du Bunschli, encore qu’il fût parfois malaisé de parler ensemble, à cause du fracas de torrent, et désagréable de humer les embruns et les buées qui montaient du fond du gouffre. Mais l’albinos ne paraissait pas s’en soucier autrement.
Mon intimité avec M. Chadot avait, durant mon séjour à Weissenburg, fait de tels progrès que, lorsqu’il nous fallut nous séparer, nous nous engageâmes mutuellement à nous revoir à Paris, et, fait plus méritoire, nous nous tînmes parole. Ce ne fut qu’en pénétrant de plus en plus dans la vie privée de mon nouvel ami que je pus me rendre compte à quel point ses habitudes étaient déconcertantes. Il habitait, à Passy, un sombre petit hôtel, fort élégamment décoré à l’intérieur, entouré d’un jardin planté d’arbres si touffus et si voisins de la maison qu’ils faisaient à celle-ci comme un vestibule de feuillage, un narthex de frondaisons. Chadot se promenait souvent dans son minuscule parc, même les jours de gros soleil, car les ramées y étaient si drues qu’une fraîcheur et une ombre suaves y stagnaient perpétuellement. Il ne sortait presque jamais le soir et toujours en voiture. Pendant la journée, on était sûr, si le temps était pluvieux et le ciel morne, de le rencontrer, flânant sur le boulevard ou aux Champs-Élysées. En toute autre circonstance, il restait enfermé chez lui ou roulait, clos en un fiacre, à travers Paris. Un matin, je le trouvai au lit, tout enveloppé de bandages et de compresses.
« Voyez, me dit-il en riant, si j’ai raison de me refuser à sortir à pied les jours de soleil, et si cette manie, dont vous avez fini par vous apercevoir, m’est utile. Hier, la journée m’a paru si invinciblement admirable que je n’ai pas su résister à la tentation d’affronter la clarté des cieux en joie et l’irradiation triomphale de l’astre d’or. Mal m’en a pris, mon bon ami. Je suis, comme vous le savez, un peu distrait dans la rue. Aussi viens-je d’être culbuté, en pleine place de la Concorde, par un omnibus. Avouez que l’œil d’Apollon est pour moi le mauvais œil.
– Allons donc ! fis-je, en haussant les épaules. Pareil accident vous fût survenu par tout autre temps !
– Non, mon cher, répliqua-t-il d’un ton extrêmement sérieux. Il m’est à peu près impossible, à Paris ou dans toute autre grande ville, – et il appuya sur ces mots avec une gravité singulière – de circuler à pied, dans les rues, au soleil, sans courir les dangers les moins contestables. Ces jours- là, une sorte de fatalité semble peser sur moi.
– Eh ! bien, lui dis-je en raillant, si le séjour de Paris ensoleillé est si inquiétant pour vous, vous plairait-il de me promettre de venir déjeuner, dimanche prochain, à Sèvres, chez mon beau-frère, l’officier de marine ? Vous n’ignorez pas qu’il marie bientôt son fils : il y aura donc, chez lui, comme une sorte de dîner de fiançailles entre intimes. Il est superflu de vous rappeler l’estime qu’il fait de votre personne et de votre parole ; aussi m’a-t-il prié de vous amener à ce repas, en s’excusant de la façon cavalière dont se présente cette invitation par procuration, et en comptant, à ce sujet, sur votre indulgence.
– Elle lui est acquise et j’accepte bien volontiers. Veuillez lui transmettre mes remerciements, et à dimanche, mon cher ami.
– Même avec du soleil ?
– Oui, même avec du soleil, encore que ce ne soit point d’une exquise prudence. »
Ici, messieurs, dit alors le procureur, je vous prie de m’accorder une attention plus grande encore que celle que vous avez bien voulu me prêter jusqu’alors, car nous touchons au vif du drame. Je vous ai parlé du prodigieux et prophétique instinct de mon ami au sujet des morts prochaines, privilège effrayant, de l’existence duquel il m’avait donné, en des circonstances répétées, depuis l’affreuse aventure du chalet, des preuves aussi décisives que terrifiantes. Il m’avait avoué aussi, vous vous le rappelez, que son sort personnel demeurait seul voilé à ses propres yeux. Il savait qu’il lui était impossible de prévoir, autrement que par les moyens communs, et d’ailleurs sans nulle certitude, le moment de sa propre fin. Ce qui me reste à raconter témoigne que, sur ce point non plus, il ne se trompait pas.
Le dimanche où nous étions convenus de nous rendre à Sèvres, fut une claire journée d’été, de ciel libre et doux. Un peu avant midi, nous arrivions chez le contre-amiral Z***, mon beau-frère, qui habitait une villa, au bord de la Seine, non loin et au-dessous du pavillon de Breteuil. Il recevait, ce jour-là, comme je l’ai dit, la famille de sa future belle-fille et quelques amis. Son fils, récemment promu enseigne de vaisseau, était tout à la pensée de son prochain bonheur et gardait la sottise nerveuse, distraite et souriante, qui possède les amoureux en de telles conjonctures. Ma nièce éventuelle était assez gentille. Le repas fut gai. Comme il touchait à son terme, on vint nous prévenir que le café était servi dans le jardin. Tout le monde se leva et sortit.
Souffrez que j’entre dans quelques détails indispensables à la clarté de mon récit. Le seuil de la porte qui donnait sur le jardin était formé d’une large dalle blanche ; une sorte d’espace découvert, dans lequel avaient été disposés, sous une tente de toile ouverte d’un côté, des sièges rustiques et une table, s’étendait devant la maison, à l’amorce de l’allée maîtresse du petit parc. Tandis qu’un certain nombre de convives occupaient les sièges dont je viens de parler, d’autres, debout, leur tasse à la main, continuaient les conversations commencées dans la salle à manger. Parmi ces derniers, je remarquai M. Chadot, aux prises avec un fâcheux médecin, d’une élocution à la fois prolixe et terne. Je suppose qu’il devait souffrir vivement, car il se trouvait en plein soleil ; je voyais son ombre dure et pleine se découper nettement sur la dalle de l’entrée, tandis que le verbeux morticole lui infligeait une description de Bénarès.
« Pierre, dit tout à coup la jeune fille en s’approchant de son fiancé, ne voulez-vous pas nous montrer ces armes malaises dont vous avez parlé pendant le dîner et que vous jugez si remarquables ? Mes amies et moi-même aurions grande envie de les admirer.
– Mais, certainement, ma chère Marie, répondit l’enseigne ; je vais vous les chercher. »
Un instant après, il apparaissait, tenant à la main deux merveilleux kriss à poignée de corail.
« Tenez, mesdemoiselles, dit-il en tendant l’un à sa fiancée et l’autre à une des amies de celle-ci, ne sont-ce pas vraiment de purs joyaux? »
Les jeunes filles s’extasièrent à l’envi sur la beauté des armes.
« C’est égal, dit Marie, je n’aime pas à manier cela. Reprenez votre poignard, monsieur le collectionneur ! »
Et elle le lui présenta en souriant. Par une distraction excusable, le jeune homme, qui regardait plus la femme que l’objet, laissa échapper le kriss, et cela si malheureusement qu’il tomba, perpendiculairement, la pointe en avant sur la dalle du seuil et se brisa net.
Au même moment, j’entendis un cri et je vis M. Chadot s’affaisser sur le sol.
On se précipita aussitôt vers lui. Le médecin avec lequel il causait lui saisit le poignet et devint pâle. Brusquement, il ouvrit son gilet, lui posa la main sur le cœur.
« C’est fini, dit-il d’une voix entrecoupée.
– Voyons, voyons ! fit l’amiral. C’est impossible ! Il n’est qu’évanoui.
– Il est mort, répliqua le médecin. Anévrisme, congestion, je ne sais encore, mais il n’est plus. »
L’amiral se releva vivement, et s’adressant à tout le monde :
« Mesdames, messieurs, dit-il avec émotion, nous allons transporter notre malheureux ami dans ma chambre. Malgré l’affirmation du docteur, je ne puis croire encore à cette foudroyante catastrophe. Pierre, aide-nous, je te prie.
– Oui, mon père, » répondit le jeune homme, et, avec son concours, nous enlevâmes le corps inanimé de M. Chadot, qui, soi-dit en passant, me parut d’une invraisemblable légèreté. Une minute plus tard, il reposait sur le lit de l’amiral.
Tandis que le docteur, un bras passé sous le buste inerte, cherchait à le redresser, je le vis soudain retirer sa main et la regarder en poussant une exclamation.
« Du sang ! dit-il. Voici qui est singulier ! » Et se tournant vers nous : « Messieurs, continua-t-il, veuillez m’aider à déshabiller le corps. J’ai besoin de… Enfin, nous allons voir. »
Nous obéîmes. Le torse mis à nu, le docteur prit le patient par les épaules et le retourna. À notre profond étonnement, au milieu du dos, du côté gauche, une large blessure trouait les chairs. Le docteur la sonda du doigt, et, non sans efforts, en retira une longue lame d’acier, sanglante et pointue, qu’à sa forme zizaguée nous reconnûmes immédiatement pour un morceau du poignard malais…
« Voici, dit le praticien, l’objet qui a causé la mort. La pointe du kriss a touché le cœur et la fin a été instantanée.
– Mais comment cela a-t-il pu arriver ? demandai-je. J’ai vu toute la scène et la chose me paraît tout à fait incompréhensible.
– Explique-toi, me dit mon beau-frère, car moi, je n’ai rien vu et je serais curieux de savoir comment…
– Voilà, répliquai-je. Au moment où Pierre laissait choir à terre le poignard que lui tendait Marie, M. Chadot se trouvait au moins à trois mètres d’eux causant avec vous, docteur, et tournant le dos aux jeunes gens.
– Parfaitement, appuya le docteur. Je me le rappelle très bien.
– Le kriss est tombé, la pointe en avant, droit sur la dalle, et s’est brisé. J’ai entendu distinctement le bruit.
– Moi aussi, mon oncle, dit Pierre.
– C’est alors que Chadot a brusquement roulé sur le sol en poussant un cri.
– C’est exact, répliqua le docteur. Ainsi, il faudrait admettre que la partie rompue du poignard a ricoché et est venue se planter dans le dos de ce malheureux avec une telle force qu’elle a pénétré jusqu’au cœur.
– C’est inconcevable, repris-je. Je vous répète, docteur, que M. Chadot était au moins à trois mètres du groupe formé par Pierre, Marie et Mademoiselle Yvonne. S’il avait été blessé par contre-coup, il n’aurait pu l’être que légèrement, n’est-ce pas votre avis ?
– J’en conviens, repartit le médecin. Cependant…
– Mais, tout d’abord, interrompit l’amiral, êtes-vous certain que ce fragment de lame soit le même que celui du kriss brisé ?
– Cela est aisé à vérifier, » dit Pierre. Et il sortit de la chambre.
Pendant sa courte absence, le docteur essuya avec une serviette la lame souillée. L’enseigne reparut bientôt avec le manche du poignard. Les deux morceaux s’adaptaient exactement ensemble et la cassure paraissait toute fraîche.
« C’est prodigieux ! fit le médecin. Quel incroyable accident !
– Quant à moi, m’écriai-je, je me refuse à penser que les choses se soient passées ainsi que vous le disiez tout à l’heure, docteur. Une fois de plus, je vous affirme que notre pauvre ami était trop loin pour que le poignard pût, en rejaillissant, l’atteindre d’un façon grave.
– Mais était-il si loin que cela ? insista l’amiral.
– Il était à une telle distance que je voyais son ombre fort allongée arriver à peine au milieu de la dalle… »
Comme j’achevais ces paroles, je m’arrêtai brusquement, envahi par une idée bizarre, que je me gardai, du reste, de communiquer à mes compagnons. Mon attitude, néanmoins, dut leur sembler assez surprenante, car, au bout d’un instant de silence embarrassé :
« Allons ! dit l’amiral, avec une sorte d’impatience, que supposes-tu ?
– Rien du tout, répondis-je d’une voix sourde, sinon qu’il y a là un mystère que nous n’éclaircirons probablement jamais.
– En attendant, reprit le docteur, voici des circonstances hors du commun que nous aurons peine à faire accepter à la justice. Quoi que nous disions ou fassions, elle jugera tout cela un peu louche.
– Sans doute, mais quel remède ? riposta l’amiral. Il faut bien prévenir le commissaire de police et le médecin des morts. »
Comme nous l’avions prévu, le commissaire et le médecin furent difficiles à persuader. En dépit du témoignage unanime et de la complète honorabilité de toutes les personnes présentes, ils persistèrent à estimer que l’affaire masquait des « dessous » suspects et restèrent convaincus qu’en consentant à couper court à toute instruction, ils condescendaient simplement à étouffer un scandale qui eût atteint des gens haut placés.
M. Chadot ne laissait pour héritier qu’un seul parent, assez éloigné, sir William Shadow, avec lequel j’eus quelques rapports, car on trouva chez le défunt un testament qui m’instituait exécuteur de ses dernières volontés. Sir William était un homme grave et froid, albinos comme son cousin, ce qui n’avait rien d’étonnant, et affecté, comme lui, me sembla-t-il, de la peur du soleil, terreur bien excusable chez mon pauvre ami, puisque ce fut sans doute d’avoir bravé, pour m’être agréable, les rayons de l’astre, qu’il mourut si tristement. »
*
Le procureur s’était tu.
« Monsieur, dit alors le docteur Fernivare, laissez-moi vous faire observer que votre récit, si intéressant qu’il soit, a le tort considérable de ne pas conclure.
– J’en tombe d’accord avec vous, docteur, et je vous assure que ce n’est pas faute d’avoir cherché à élucider cette mort bizarre, que je me suis vu contraint, de guerre lasse, à la classer parmi les événements inexplicables.
– Au moins, insista Fernivare, n’avez-vous point quelque hypothèse plausible à ce sujet ?
– Aucune qui se puisse raisonnablement soutenir. Toutefois, permettez-moi de vous soumettre une réflexion. J’ai gardé un goût très vif pour les langues anciennes et suis quelque peu helléniste. Or, il est un passage célèbre de Pindare sur la fragilité et la brièveté de la vie humaine, que je ne puis relire, sans y associer le souvenir de mon ami. Entre autres graves paroles, on y lit cette sentence étrange : « L’homme est le rêve d’une ombre. »
– Eh bien ? interrogea le professeur Rémi Remont.
– Eh bien, reprit le procureur, qui sait si, dans certains cas, ces dédoublements de personnalité dont vous nous parliez ne se produisent pas entre l’homme et son ombre, et si toute violence exercée contre l’ombre n’atteint pas l’homme lui-même ? Qui sait, si, pour quelques organisations exceptionnelles, ce n’est point l’ombre qui est la partie principale et cachée de l’être, et l’homme, la partie secondaire et visible, l’incarnation tangible de l’ombre, le « rêve » réalisé de l’ombre ?
– Décidément, grogna Tribert, en se levant, je n’avais pas tort tout à l’heure et mes pressentiments étaient justes. Nous nageons en pleine bouillabaisse spirite. Il faut sortir de là. Vous plairait-il, messieurs, de remarquer que nos cigares se meurent et que l’heure du thé a sonné depuis longtemps ? »
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(Fleury Vindry, in La Nouvelle Revue, vingt-septième année, nouvelle série, tome XLI, 15 juillet 1906 ; illustration de Brian Froud, « The One with the White Hand (Birch Tree) » [détail], extraite de Faeries de Brian Froud et Alan Lee, 1978)