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(J-H. Rosny [aîné], illustré par Edwin Lord Weeks, in Le Figaro illustré, neuvième année, n° 17, août 1891 ; cette nouvelle a été reprise en volume, avec quelques modifications, dans le recueil éponyme, Paris : Librairie Plon, 1896)
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(J-H. Rosny [aîné], illustré par Edwin Lord Weeks, in Le Figaro illustré, neuvième année, n° 17, août 1891 ; cette nouvelle a été reprise en volume, avec quelques modifications, dans le recueil éponyme, Paris : Librairie Plon, 1896)
Le rêve de partir pour une autre planète n’est pas aussi ancien que le rêve, aujourd’hui réalisé, de faire concurrence aux oiseaux.
Pour l’immense majorité des anciens, il n’y avait pas à proprement parler d’autre monde que la Terre.
Ceux-là paraissent bien téméraires qui supposaient que le Soleil est aussi grand que le Péloponèse et les très rares penseurs qui imaginaient l’astre plus vaste encore n’étaient écoutés ni par le vulgaire ni par l’immense majorité des savants.
Aujourd’hui, nos petits-enfants apprennent que le volume du Soleil vaut plus d’un million de fois, et le volume de Jupiter quatorze cents fois le volume de la Terre, que Vénus est à peu près notre égale par la taille et Mars huit, fois plus petit.
D’année en année s’accroît le nombre des hommes qui pensent qu’un jour nos descendants iront visiter Vénus ou Mars. Ce furent d’abord des rêveurs, des poètes, des romanciers. Maintenant, de nombreux savants pensent comme eux ; chaque jour, les rêves se rapprochent un peu plus de la réalité.
Ce sont d’ailleurs des savants, dont quelques-uns célèbres, qui viennent de fonder une Société, filiale de la Société astronomique, dans le but de centraliser les travaux sur les moyens qui permettront d’accomplir ces excursions prodigieuses. La science qu’ils fondent se nommera l’Astronautique (j’ai eu la chance de proposer ce nom et de le voir adopter) et ses adeptes seront les Astronautes.
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À première vue, cela paraît chimérique. Nos avions s’élèvent avec beaucoup de peine à douze kilomètres au-dessus de la surface terrestre. Or, la lune est à 384.000 kilomètres, Vénus à 41.400.000 kilomètres, et enfin Mars, grand favori, à plus de 78 millions de kilomètres. Comment franchir ces vertigineuses distances ?
Ce n’est pas avec des avions, naturellement, qu’on y pourra jamais parvenir : au-delà d’une certaine hauteur, ils seraient totalement impuissants.
Il y faut des appareils nouveaux, des « astronefs, » de nature inconnue encore…
Jules Verne, dans son roman De la Terre à la Lune, imaginait un énorme obus et décrivait le canon colossal qui devait lancer ce projectile, mais ses calculs étaient faux. Ni son obusier, ni d’ailleurs aucun autre, ne sauraient donner une impulsion suffisante.
Un autre romancier, Achille Eyraud, proposait vers 1865, une méthode plus scientifique, la méthode de la fusée.
Cette ingénieuse méthode fut adoptée, étudiée, mise relativement au point par Robert Esnault-Pelterie (un des fondateurs de notre Société avec André Hirsch), par le docteur Bing (Français), par l’Américain Goddard, par les Allemands Oberth, Hohmann, Valier, Lorenz…
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La voie est ouverte. L’homme a réalisé tant de prodiges dans ce dernier siècle qu’on peut espérer que cette « chimère » deviendra une réalité, comme le sont devenues tant d’autres chimères.
Maintenant que la parole humaine peut être emmagasinée et mise en cave, tellement que nos arrière-petits-enfants entendront nos voix, nos discours, nos chants, que nous pouvons converser à travers les océans sans même un fil conducteur, que, transformée en ondes, la parole remplit l’atmosphère, prête à redevenir parole dans nos radiophones, maintenant que les êtres, avec tous leurs gestes, semblent revivre au cinéma, que la radioactivité nous a fait pénétrer dans les abîmes du sous-sol atomique, tout nous paraît possible…
Quoi qu’il en soit, l’Astronautique exigera des expériences qui ne peuvent manquer de nous valoir de fécondes découvertes.
Elle fera appel à tous les domaines, scientifiques : physique, chimie, mécanique, biologie, physiologie, tout y passera, et en particulier : l’électromagnétisme, la radioactivité, la métallurgie…
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Sait-on que, dès à présent, on est certain que, pour peu qu’on consente aux dépenses nécessaires, – dépenses, hélas ! plutôt lourdes, – nous pourrions déjà lancer des projectiles dans l’espace interplanétaire et atteindre, par exemple, notre petite sœur la Lune ?
Seulement, ces projectiles ne reviendraient jamais sur notre terre et ils seraient naturellement « inhabités. » Avec les moyens actuels, un homme, enfermé dans un tel bolide, passerait de vie à trépas, dès le départ.
Puisque le projectile ne peut pas revenir, même si, avec le système de la fusée, on trouvait quelque moyen de préserver la vie du voyageur, celui-ci ne manquerait pas de périr en route.
Dans les temps présents ou prochains, on ne peut donc envisager que le voyage d’un corps inanimé et il ne semble pas qu’on en tirerait d’autre avantage que de tendre vers de nouvelles solutions balistiques – ce qui, d’ailleurs, n’est pas négligeable !
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Sur quoi compte-t-on, en somme, pour un départ avec voyageur ? Sur les forces radioactives.
Il n’y a aucun doute selon M. Esnault-Pelterie que « le véhicule interplanétaire ne sera réalisé que lorsqu’on se sera rendu maître de l’énergie intra-atomique, mais alors les quantités d’énergies dont nous pourrions disposer seraient tellement disproportionnées avec nos moyens actuels que, du coup, le problème deviendrait facile, et, on pourrait presque dire, le voyage agréable. »
Naturellement, il faut que l’énergie intra-atomique soit au préalable « domestiquée, » comme l’est déjà en grande partie l’énergie électrique, et ce n’est là encore qu’une espérance – mais une espérance très ferme chez beaucoup de savants notoires.
On obtiendrait une accélération de telle nature que le voyageur ne ressentirait aucun désagrément, tout en développant de telles vitesses que la Lune serait atteinte en 3 heures et demie, Vénus en 35 h. 40 et Mars en 50 heures environ, en profitant des périodes où ces astres passeraient au plus près de la Terre.
Bien entendu, le problème de retour est supposé résolu dans ces conditions.
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M. Robert Esnault-Pelterie et son savant ami M. André Hirsch, fondateurs de notre Société, offrent un prix de 5.000 francs, qui sera distribué par la Société astronomique. Ce prix sera attribué au meilleur travail : manuscrit, brochure, brevet explicite, etc., qui auront été examinés par un jury composé de physico-chimistes, d’astronomes, de mathématiciens, et même d’un homme de lettres, à la vérité bourré de notions scientifiques.
Singulier animal que l’homme !
Quelle distance entre l’assassin qui tue pour quelques pécunes et le savant qui plonge dans les gouffres de l’infini et de l’infinitésimal, entre le misérable individu qui passe sa vie à rechercher des joies aussi grossières que les joies des brutes et le poète dont « les joies s’en vont de rêve en rêve, » comme dit notre grand-père Hugo… Un loup est un loup, mais peut-on vraiment dire que le noble Curie, le puissant Balzac, le prodigieux Beethoven sont les semblables de feu Troppmann et de Jack l’éventreur ?
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(J.-H. Rosny aîné, de l’Académie Goncourt, « Hommes et choses, » in La Dépêche, journal de la démocratie, cinquante-neuvième année, n° 21671, dimanche 4 mars 1928 ; illustration de Maurice Toussaint pour Jusqu’à la Lune en fusée aérienne, d’Otfrid von Hanstein, 1932)
(in Art et Médecine, revue réservée au corps médical, n° 2, février 1934. Pour une meilleure lecture de l’article, n’hésitez pas à cliquer sur les images pour les agrandir)
LE NYCTALOPE
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Ils s’étaient égarés dans cette forêt palustre où, continuellement, il fallait contourner des mares. Vers le soir, ils arrivèrent dans une auberge aussi sinistre que les anciennes ventas des sierras ibériques.
L’hôtesse, pareille à une vieille Malaise rôtie par les soleils, leur servit une omelette au jambon sombre, du pain gluant, un vin qui emportait la bouche…
Il y avait trois hommes dans ce logis, le père et ses deux fils, trois individus trapus, noirs, velus, aux profils de lynx, aux yeux jaunes… Ils se tenaient à l’autre extrémité de la salle basse. Par intervalles, ils jetaient des regards strabèques vers les voyageurs.
« Ça sent la tanière, ici ! chuchota Louis Lameran lorsque, le souper fini, ils se trouvèrent seuls dans une chambre aux solives vermoulues.
– Il s’agit d’être sur ses gardes ! répondit Jean Gaverne. Heureusement, j’y vois la nuit. »
Il était nyctalope, non par une maladie de l’œil, mais par une vision de chat ou de renard. Ni lui ni son compagnon n’étaient taillés en force. Comme armes, Lameran avait un revolver, avec lequel il était incapable de viser, et Gaverne un gros gourdin, mais il ignorait l’art du bâtonniste. En somme, c’étaient des hommes pacifiques, peu exercés, que trois bandits robustes massacreraient sans grand-peine.
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Ils fermèrent la porte du mieux qu’ils purent. Pas de verrous et une serrure branlante.
« Bah ! fit le nyctalope… il ne faut pas se fier aux apparences… Nous rirons demain de nos inquiétudes. »
Louis haussa mélancoliquement les sourcils. C’était un observateur attentif : il avait surpris des signes suspects.
Après avoir barricadé la porte avec un malheureux petit lavabo et bouclé les volets en bois plein, ils se couchèrent. Jeunes encore, et fatigués, ils s’endormirent vite…
Un craquement éveilla Lameran au milieu de la nuit. Il se dressa… il épia les ténèbres… Le craquement se renouvela. Puis, une lueur très vague se fit, qu’il devina venir d’une baie ouverte, baie qui pourtant n’était pas dans la direction de la porte. Enfin, il entendit un bruit léger et mou, qui décelait la marche de pieds nus… Les cheveux hérissés, la gorge aussi sèche qu’un bloc de chaux, il saisit son revolver. Il ne voyait rien – rien que la baie confuse où ils ne devaient plus être…
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Subitement, une main rude s’abattit sur sa paume et arracha le revolver avec une rapidité fantastique…
Effaré, abasourdi, en proie à l’instinct, Louis roula sur lui-même, s’effondra dans la ruelle et se glissa sous le lit.
La scène devint fantastique. On entendait distinctement les pas mous ; le lit de Lameran fut ébranlé ; puis une détonation retentit, suivie d’un cri de détresse et de la chute d’un corps…
Les pas s’accélérèrent ; bientôt, il y eut une seconde détonation… une fuite… des blasphèmes… un piétinement sur l’escalier… enfin un troisième coup de revolver, une clameur d’agonie…
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Malgré son épouvante, Lameran était sorti de sa retraite… Sûr qu’on massacrait son compagnon, il cherchait à le secourir, au péril de sa vie… Il se heurtait, dans les ténèbres, aux chaises, au lavabo, au lit de Gaverne ; il rauquait :
« Au meurtre ! Au meurtre ! »
Une voix gaie l’interrompit :
« Rassure-toi, mon pauvre camarade… nous sommes sauvés… »
Une allumette craqua ; l’antique chandelle jeta dans la chambre ses lueurs fuligineuses. Avec une stupéfaction indicible, Louis aperçut sur le sol les cadavres de deux des bandits, le père et un des fils.
Jean Gaverne se tenait là, livide, le revolver au poing. Il eut un rire convulsif et balbutia :
« C’est un rêve… Je ne me connaissais pas !… Quand ils ont ouvert cette porte cachée dans la muraille… JE LES ATTENDAIS. Je les ai vus venir, je suivais chacun de leurs mouvements, tandis que je ne leur étais visible qu’à de brefs intervalles et très confusément… C’est alors que j’ai eu l’idée du revolver… Je te discernais avec netteté… Je t’ai arraché l’arme et je suis parvenu à les abattre tous trois … moi qui n’atteindrais pas un sanglier à deux mètres !… C’est que j’ai pu tirer à bout portant, en les attaquant chaque fois sur le côté… sans qu’ils me vissent… À peine si j’ai eu peur, figure-toi ! J’eus dès leur arrivée le sentiment d’une supériorité écrasante : j’étais comme un voyant qui se battrait avec des aveugles ! »
Une lamentation funèbre s’éleva dans une chambre voisine, un hurlement de louve au fond des bois…
L’hôtesse sauvage pleurait les fauves !
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(J.-H. Rosny aîné, de l’Académie Goncourt, in La France Libre, journal socialiste, deuxième année, n° 447, lundi 22 septembre 1919 ; illustration de Sidney Sime)
L’EXPÉRIENCE DU PROFESSEUR CADASTRE
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Il y avait déjà six mois que Guillaume Pergannes désirait partager ses jours avec Mlle Nicole Darmaye, laquelle était conforme à ses goûts esthétiques et jouissait, par surcroît, d’un charme complexe qui venait de la grâce de ses mouvements, du timbre de sa voix, de sa douceur mêlée de subtile malice. Cette jeune personne faisait songer aux belles filles du Cumberland, dont les visages ont l’éclat de la nacre et le velouté des pétales de nelumbo, dont les cheveux semblent des torches à flamme d’or, dont la démarche fait songer aux nymphes agiles qui accompagnaient Diane chasseresse sur le Cynthe, le Taygète et l’Érymanthe. Il hésitait à se croire préféré, car son goût pour Nicole était partagé par de sportifs jeunes hommes et par des quadragénaires pourvus des biens qui permettent aux femmes de fréquenter assidûment les salons des couturiers et de déambuler dans d’étincelantes limousines. Il suffit d’un mot pour fixer de telles incertitudes : ce mot fut prononcé un soir de mai, devant Cassiopée, Wéga, le Cygne et les deux Ourses…
Toutefois, il fallait obtenir le consentement du professeur Cadastre, oncle et tuteur de Nicole, qui l’avait élevée avec un soin paternel et en qui elle avait une confiance absolue.
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Par suite, le lendemain matin, vers dix heures, Guillaume fit passer sa carte au professeur, qui ordonna de l’introduire dans son laboratoire. Cadastre y officiait, à peu près vêtu comme un maître-queue, hors le bonnet. Il s’occupait, depuis deux ans, du profond problème de la congélation organique… Aussi le laboratoire était-il passablement frais… On voyait, sur un plan translucide et sous des cloches de verre, deux grenouilles, deux carpes et deux souris réduites à l’état de glaçons…
« Dépêchons-nous ! fit le professeur. Le temps, c’est des expériences ! »
La demande de Guillaume n’exigeait pas un discours en trois points. Il alla vite au fait, en y joignant tout au plus quelques épithètes auditives et quelques interjections émues…
« Je ne vous connais pas, » répondit le professeur en fronçant des sourcils énormes et noirs.
La nature s’était complue à l’orner d’un poil pullulant et d’une physionomie diabolique. Ses yeux de feu luisaient d’une malice agressive ; sa bouche avait les plis du sarcasme et de la mauvaise humeur.
« Tout ce qu’on ne connaît pas est équivoque ! ajouta-t-il… Je vous mettrai en observation. »
Et, se dirigeant vers les bêtes glacées, il dit :
« Vous voyez ces carpes, ces grenouilles et ces souris ?… À l’heure qu’il est, dix heures et quatorze minutes… elles sont positivement réduites à l’état de glace. En voici la preuve. »
Il saisit une carpe et la broya d’un coup de pilon, puis, répétant une opération identique sur une grenouille et une souris :
« Voilà… elles se rompent absolument comme des minéraux… Et pourtant, cher Monsieur, en réalité, elles n’étaient pas mortes… Seulement, leur vie était devenue virtuelle… Je vais vous le prouver en faisant revivre la carpe, la grenouille et la souris intactes… Pour la carpe et la grenouille, c’est classique… Pour la souris, c’est tout nouveau… (1) Jusqu’à présent, aucune souris réduite à l’état de glaçon n’avait pu être ressuscitée. J’en augure la résurrection des mammifères… et, de surcroît, j’ai inventé un procédé nouveau de reviviscence… »
Tout en parlant, le professeur immergea la carpe et la grenouille dans de petits récipients d’eau ; il enveloppa la souris d’une espèce d’ouate et la déposa sur une plaque… Après quoi, il se livra à divers tripotages, aussi mystérieux pour Guillaume que pour un naturel des îles Samoa… Mais le résultat fut aussi clair que le cristal de roche. La carpe se réveilla la première, puis la grenouille donna des signes manifestes de vie, enfin, la souris, après une période vague, ouvrit ses petits yeux de jayet et remua ses pattes.
« Voilà ! éjacula Cadastre avec orgueil… Nous sommes à la veille d’une ère nouvelle… Des miracles vont devenir possibles pour les hommes malades et même morts… »
Il leva ses mains velues, son visage revêtit une expression formidable ; il déclara :
« J’ai imaginé une expérience humaine… nouvelle en un sens… car le dégel musculaire des tissus, chez les animaux supérieurs, a été réalisé grossièrement… Il me faudrait un pied ou une main… »
Il considéra avec convoitise les pieds et les mains de Guillaume.
« Un pied ou une main ! répéta-t-il d’une voix véhémente et caverneuse… Je garantis presque le risque… neuf bonnes chances contre une mauvaise. Voici ce dont il s’agit : je congèlerais le pied ou la main de la personne en expérience… je les réduirais à l’état de glace… puis, je ferais naturellement comme pour la souris… »
Les yeux de corbeau semblaient lancer des étincelles électriques.
« Si je réussissais complètement, les résultats de l’expérience seraient incalculables… incalculables, cher Monsieur ! »
Sa main se posa sur l’épaule de Guillaume. Il ajouta d’un air insinuant :
« Pourquoi ne serait-ce pas vous ?… Songez à l’honneur… à la gloire ! Puis, à cette condition, je vous accorderais la main de Nicole… »
Guillaume l’écoutait, stupéfait et stupéfié. Dans la trouble atmosphère, il subit une hypnose qui s’aggravait de l’image de Nicole. Il ne savait plus ; il ne voyait plus dans l’existence que son amour et le diabolique Cadastre.
Alors, saisi d’un vertige :
« Soit ! fit-il… je consens… »
Tout de suite, le professeur le projeta dans un fauteuil et lui fit respirer un anesthésique…
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Quand Guillaume s’éveilla, sa jambe et son pied droits étaient enveloppés d’un appareil bizarre… Il frissonnait… Le professeur, penché, se livrait à des manœuvres dans l’intérieur de l’appareil… Soudain, il poussa une exclamation consternée :
« Nous n’avons pas de chance… Le pied s’est détaché… »
Et, ramenant le pied enveloppé de bandelettes, il lui donna un coup de pilon…
Un morceau se détacha, qui roula sur le sol :
« Le gros orteil ! » fit le professeur, en secouant la tête.
Guillaume le regardait avec horreur et avec haine…
Subitement, Cadastre se mit à rire, un rire aride, strident, cuivré, sardonique, qui le rendait plus démoniaque encore… Et, donnant une tape sur le crâne du jeune homme :
« L’expérience a complètement réussi ! fit-il. Votre pied est intact… n’ayant jamais été congelé. Mais je sais à qui je donne ma petite Nicole ! »
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(1) Le récit se passe en 1909.
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(J.-H. Rosny aîné, de l’Académie Goncourt, « Contes et nouvelles, » in La France Libre, journal socialiste, première année, n° 35, lundi 5 août 1918 ; illustration d’Arthur Rackham pour les Tales of Mystery and Imagination d’Edgar Allan Poe, 1935)
« Le monde réel ? s’écria Luc Berthoud. À quoi distinguez-vous certaines réalités de l’illusion ? Qui vous dit que mainte vérité, aujourd’hui considérée comme absolue, n’est pas aussi fictive que l’astronomie de Ptolémée ? Je ne nie pas la science, – je crois même que rien ne lui est absolument inaccessible, – mais n’est-ce pas encore elle qui est la plus grande fabricatrice de mystères ? Pour moi, j’ai été mêlé à quelques événements si noyés d’inconnu, qu’un authentique miracle m’étonnerait médiocrement.
*
Il y a vingt ans, je m’étais épris d’une jeune fille qui habitait le château des Vernes, de l’autre côté de la colline où je demeurais avec ma mère. Quoique je fusse encore à quelques printemps de ma majorité, cet amour était profond. En fait, c’est le seul amour de ma vie. Hiver comme été, j’attendais le passage de Maximilienne F… sur la route, près d’une source qu’ombrageait un immense tilleul, du temps de Louis XV. Elle y passait par tous les temps, à pied, à cheval, ou en voiture, et s’y arrêtait quelquefois pour boire. Elle buvait comme une déesse, se mirant dans l’onde, levant une petite main à la Van Dyck vers sa bouche rouge comme la fleur du balisier. C’est ce geste qui m’ensorcela tout d’abord. Elle me saluait et disait quelques paroles qui sonnaient aussi gentiment que la source contre sa margelle. Devina-t-elle alors que je l’aimais ? On en peut douter, car elle était naïve. Je pense qu’elle s’abandonnait tout au plus à une coquetterie légère et sans cruauté…
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En 18.., elle partit avec sa famille, vers le commencement de l’été. Je tombai dans une tristesse qui me pensa mener à la mort. J’errais, les joues creuses, les jambes molles, plein de langueur, autour du château des Vernes, ou bien je rêvais durant des heures devant la source. Un jour, quelqu’un dit à ma mère que Maximilienne était fiancée. Cette nouvelle me jeta dans un délire. C’était un jour de septembre. L’ouragan et la pluie s’entremêlaient sur nos campagnes. Je me sauvai dans la forêt ; je courus jusqu’à la nuit, chassé par la douleur comme une bête fauve. Vers le soir, je m’évanouis au bord d’une mare où des bûcherons me ramassèrent. Pendant un mois, je demeurai entre la vie et la mort, et dans mes accès de fièvre je révélai la cause de mon mal : les domestiques eurent tôt fait de colporter la nouvelle à travers le pays.
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Je ne me relevai qu’au mois de novembre. Ma première sortie fut pour la source ; j’obtins de n’être pas accompagné. Le grand tilleul séculaire achevait de perdre ses feuilles : elles tombaient comme une foule d’êtres fragiles ; quelques-unes flottaient à la surface de l’eau. Je m’étais assis sur une des fortes racines de l’arbre. Une image enchanteresse flottait dans la brume ; mon cœur palpitait comme une bestiole blessée, et peu à peu de grandes larmes se mirent à couler sur mon visage. En ce moment, le bruit d’une chevauchée se fit entendre : j’aperçus Maximilienne qui s’avançait sur un grand cheval alezan. Un jeune homme galopait à ses côtés. Elle m’aperçut, elle dit quelques mots à son compagnon. Il hocha la tête, d’un air grave et doux, et piqua des deux.
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Elle était descendue de cheval ; elle approchait à pas lents, comme craintive. Elle avait encore embelli ; une flamme plus troublante s’échappait de ses grands yeux améthyste ; sa bouche était plus rouge et plus terrible. Je tremblais comme un criminel ; je souhaitais mourir.
Quand elle fut proche, elle prit doucement ma main, elle dit tout bas : « Pardonnez-moi !… Quoique innocente, je me repens amèrement de vous avoir fait souffrir… »
Elle me regardait avec une douceur infinie.
« Souvenez-vous, dit-elle, que je suis votre débitrice… et si jamais je puis faire quelque chose pour votre bonheur !…
– Hélas ! m’écriai-je, navré… il n’y avait qu’un seul bonheur pour moi…
– Qui sait ? » fit-elle
Et il arriva quelque chose d’étrange. On eût dit qu’une force occulte précipitait le temps, que des années s’écoulaient en une minute. Le visage de Maximilienne se transforma : il parut d’une autre époque et d’un autre être. Son regard eut quelque chose d’indiciblement ingénu et « nouveau. » Ce fut une lueur d’avenir, un de ces frôlements d’existence future où il semble que les âmes se métamorphosent.
Elle murmura comme en rêve :
« Je ne cesserai pas un seul jour de penser à vous ! »
Longtemps après qu’elle eut disparu sur la route, je gardai une impression de mystère. J’étais moins triste. Tout au fond de mon instinct, une espérance s’était levée, incertaine et minuscule comme la semence d’un arbre dans la terre. Mais qu’est-ce qui est plus fort qu’une semence ? Toute la puissance d’un grand chêne, toute la longévité d’un cèdre est en elle !
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Des années s’écoulèrent. Je m’étais exilé ; je menais au Mexique une vie aventureuse ; je gagnais d’inutiles millions dans les mines d’argent. Le souvenir de Maximilienne me hantait comme au premier jour. Mon cœur, stérilisé par cette passion vaine, demeurait insensible à la souple beauté des Mexicaines. Sans famille depuis la mort de ma mère, sans nouvelles de France depuis la troisième année de mon départ, je travaillais pour travailler, attendant avec impatience que la terre voulût bien me reprendre. J’arrivai ainsi dans ma trente-cinquième année.
Un soir que je respirais l’air dans mon jardin, je sentis dans tout mon être un grand frisson – puis il me sembla voir derrière les goyaviers et les orangers, à la lueur des larges étoiles de la Sonora, le vieux tilleul et la source où j’attendais jadis Maximilienne. La vision fut si précise que j’en criai. Elle s’évanouit lentement… et j’entendis une voix qui semblait venir d’une distance infinie ; j’eus l’impression bien nette que « Quelqu’un » me rappelait dans mon pays.
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J’obéis à mon instinct ; je m’embarquai pour la France, et déjà novembre assemblait ses nuages quand j’arrivai à Bordeaux. En route, mon pressentiment s’était effacé ; il ne me restait qu’un mélancolique désir de revoir nos collines, nos forêts et nos clairs pâturages. Quand je descendis à la petite gare de Pervenche, je résolus d’aller d’abord en pèlerinage à la source. C’était un après-midi. Les souvenirs se levaient à chacun de mes pas, lents et chagrins comme les nues grises qui cheminaient au firmament. Enfin, le vieux tilleul fut là ; la source chanta sa grêle chanson de nymphe. Rien n’avait changé ! C’était la même atmosphère, la même buée frissonnante à la cime des arbres, les mêmes feuilles tombant avec un petit bruissement mélancolique, que le jour où j’étais sorti de ma chambre de convalescent. Ce fut aussi la même douleur qui remplit mon âme !…
« Ah ! pensai-je… je devrais être mort ! »
Le bruit d’une chevauchée se fit entendre, et j’aperçus Maximilienne qui s’avançait sur un grand cheval alezan… Je poussai un cri bas, étouffé, tandis qu’elle descendait de sa monture et marchait vers moi. Ce n’est que lorsqu’Elle apparut toute proche, que l’illusion se dissipa, mais pour faire place à une réalité fantastique. Dans la toute jeune fille debout auprès de moi, dans le divin et pur visage, dans le regard indiciblement ingénu, je reconnus « cet autre être, d’une autre époque, » qui m’était un moment apparu dans Maximilienne, il y avait dix-sept ans !…
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Vous avez compris déjà, poursuivit Luc d’un air rêveur. Celle que je rencontrai à mon retour, près de la source, c’était la fille de Maximilienne, – de Maximilienne morte depuis plus de quatorze ans. Par quel extraordinaire concours de hasards, ou de mystérieuses volontés, vint-elle justement alors ? pourquoi avais-je pu la connaître d’avance et « sur un autre visage que le sien ? » pourquoi sentit-elle qu’elle devait aimer l’inconnu qu’elle voyait pour la première fois ? je tiens tout cela pour inexplicable s’il n’y a pas des énergies conscientes qui se mêlent de notre destinée !
Aussi, chaque fois que je songe à mon bonheur, chaque matin et chaque soir lorsque je prends ma compagne contre mon cœur, je ne puis m’empêcher de remercier les forces inconnues de l’Univers. »
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(J.-H. Rosny, in L’Écho de Paris, journal littéraire et politique du matin, dix-huitième année, n° 6297, dimanche 25 août 1901 ; cette nouvelle a été reprise dans Le Petit Journal, supplément illustré, treizième année, n° 584, dimanche 26 janvier 1902. René Magritte, « Le Blanc-Seing, » huile sur toile, 1965)
La Porte ouverte est heureuse de mettre aujourd’hui en ligne deux nouvelles oubliées de J. H. Rosny aîné. Parues en 1904 dans le quotidien La Petite République socialiste, sous le pseudonyme d’Enacryos, elles n’ont à notre connaissance jamais été reprises jusqu’à ce jour.
MONSIEUR N
L’ENFANT DE LA NAÏADE
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C’était vers la fin du jour. Nous goûtions la fraîcheur sur la terrasse des Cèdres. On apercevait au loin les Collines Rouges, et, dans un creux, le fleuve enveloppé d’arbres. Le soleil touchait déjà les cimes ; l’ombre grandissait sur les prairies, comme l’eau d’une inondation. Notre hôte, Paul Sénantes, fumait des cigarettes à l’opium, d’un air rêveur et triste. Au reste, nous étions tous un peu mélancoliques ; c’était une de ces heures traîtresses et voluptueuses, où les hommes soupirent après la présence des femmes. Et il n’y avait pas de femmes dans ce séjour de célibataire endurci.
Six heures sonnèrent à l’église. Une femme parut, tenant dans ses bras une fillette jolie comme une Astardé enfant, et dont les yeux ressemblaient incontestablement aux très beaux yeux de Sénantes. Notre hôte l’embrassa avec une vive tendresse, joua quelques minutes avec elle, et soupira profondément quand on l’emmena pour la mettre au lit. Nul de nous ne doutait que la brillante enfant ne fût sa fille, mais, chaque fois qu’on l’avait interrogé ou plaisanté là-dessus, il s’était contenté de répondre d’un air énigmatique :
« C’est l’enfant de la Naïade ! »
Et tout ce qu’on savait, c’est qu’elle avait été trouvée, un matin de juillet, deux ans auparavant, dans un panier d’osier, sur le seuil de la maison, sans autre signe de reconnaissance qu’un mot grec inscrit sur une feuille de vélin.
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Sénantes avait jeté sa cigarette. Une barre profonde se creusait entre ses sourcils, l’amertume contractait ses lèvres ; il murmura :
« Il y a des jours où je me demande si cette terre où nous vivons n’a pas étrangement changé depuis trois ou quatre mille ans… si, par exemple, il n’a pas vraiment existé des oréades, des naïades, des satyres…
– On croit que les satyres n’étaient autres que de grands singes, interrompit Berneuse…
– Peut-être ! fit Sénantes avec impatience… Aussi les Grecs nous les montrent-ils laids et velus… Mais les naïades, les dryades ont laissé des effigies charmantes !… Il y a eu des mégalosaures, des plésiosaure, des ptérodactyles, pourquoi pas des nymphes ?
– La paléontologie…
– Je me fiche de la paléontologie ! s’écria Sénantes… Qu’est-ce qui prouve que le squelette d’une naïade soit différent de celui d’une femme ? Et alors, que peuvent nous apprendre les savants fouisseurs ?… Si je n’étais pas l’enfant d’un siècle sceptique, je croirais avoir reçu la preuve de l’existence des naïades… »
Nous dressâmes la tête, plus curieux qu’ironiques, avec l’espoir de connaître enfin le secret que Sénantes nous cachait avec tant de persistance. Il eut un sourire las et reprit :
« Au fait, puisque « ça me dit » ce soir, pourquoi ne vous raconterais-je pas mon aventure ? Vous m’aiderez peut-être à l’éclaircir. »
*
« C’était, en été, il y a un peu plus de trois ans… J’étais venu seul aux Cèdres. Vous devez vous souvenir que cet été fut extraordinairement chaud. Les journées étaient aussi insupportables que les nuits étaient suaves. Aussi pris-je le parti de faire de longues siestes après déjeuner, et de ne sortir que le soir. Je fis des promenades ravissantes. Il n’y a pas de doute que la nuit nous met en communion plus intime avec la nature. On voit moins bien, c’est vrai, mais comme on sent mieux, comme l’odorat s’affine, comme l’ouïe se tend, comme le tact se subtilise !
C’est quelques jours après la lune nouvelle que je découvris le lac du Corbeau. Je le connaissais par ouï-dire, mais, je ne sais pour quelle cause, jamais encore je ne l’avais visité. Il est au plus profond de la forêt, enclos de terribles chênes millénaires et de peupliers dont les trois quarts s’effondrent de décrépitude. On se croirait aux âges fauves où l’urus, le sanglier des tourbières et le grand loup tenaient encore en échec nos sauvages ancêtres. L’endroit me parut délicieux. Je contemplai en extase la lune cornue, qui descendait derrière les cimes noires, et les longues écailles cuivrées qui ondulaient sur les eaux. Tout à coup, je vis une forme humaine qui nageait vers la rive, blanche comme la nacre, assombrie seulement à la tête et aux épaules par une immense chevelure bleuâtre. Je n’eus pas le temps de faire de longues réflexions : les feuilles des nymphéas venaient de s’écarter, une jeune femme se tenait devant moi. Je ne crois pas que les divins sculpteurs grecs aient rien fait d’aussi délicatement beau. Des pieds à la tête, cette femme offrait une succession ininterrompue de grâces. Je compris, pour la première fois, le nombre extraordinaire de lignes parfaites, de contours rythmiques qu’il faut pour réaliser un beau corps humain. La femme, avec ses grands cheveux humides rejetés vers la droite, ses yeux couleur de fleuve, imprégnée d’une lumière propre, sa petite bouche d’enfant, se tenait devant moi, sans apparence de trouble, tandis que je tremblais de tous mes membres, saisi d’admiration comme on est saisi de peur… Après une minute de silence, elle parla. Je ne compris rien d’abord. Puis de vagues souvenirs classiques s’élevant en moi, – les souvenirs d’un cancre, – j’entendis qu’elle s’exprimait en grec, un grec étrange, à la fois plus âpre et plus doux que notre grec falsifié. De-ci de là, quelque mot émergeait jusqu’à ma compréhension, telle une écume sur le lac. Que m’importait d’ailleurs ? L’étonnante présence de cette femme, dans ce moment où mon esprit était si loin du monde moderne, me remplissait d’une douceur extraordinaire, où le désir ne se mêlait que peu à peu. À la fin, j’étendis les bras, – mais je ne saisis que le vide. L’inconnue avait bondi ; je la vis disparaître sur les eaux argentines. »
*
« Je retournai au lac la nuit suivante, agité de sentiments que vous pouvez imaginer. Je n’osais concevoir l’espérance de revoir la « Naïade. » Je contemplai, comme la veille, les cornes de la lune au-dessus des peupliers décrépits et de longues spires cuivrées sur les ondes. Un temps assez long s’écoula ; la furtive espérance s’évanouissait de plus en plus de mon âme. Je finis par clore les paupières, dans un rêve. Brusquement, l’eau clapota ; j’ouvris les yeux, je revis la forme blanche qui se levait sur la rive. Comme la veille, elle me tint des propos incompréhensibles et, comme la veille, quand j’étendis les bras, elle disparut dans le lac…
Cela dura dix jours, jusqu’à la pleine lune. Chaque nuit, la Naïade apparaissait, vêtue seulement de sa mante de cheveux bleuâtres, et chaque nuit elle fuyait au moment où mon désir atteignait au paroxysme… Je me résignais déjà, bien tristement, à ne la posséder que des yeux. Mais, le soir où la lune s’était levée face à face au soleil couchant, elle s’attarda davantage. Assise à côté de moi, son petit pied de lys, de soie, d’argent, de coquillage, coquettement agité sur la mousse d’émeraude, une langueur charmante souriait sur sa bouche fleurie, dans ses yeux dilatés, – et quand j’étendis encore la main, son corps frais ne s’enfuit plus… »
*
« Cela dura tout l’été, poursuivit Sénantes, d’une voix profonde, et durant tout l’été, ce fut une folie de bonheur. Puis, la Naïade disparut ; toutes mes recherches pour la retrouver furent vaines… Rien ne me reste d’une joie surhumaine que cette enfant trouvée un jour sur le grand perron et qui, seule, me donne le goût de vivre…
Et, maintenant, qui me dira quelle était cette femme ? Qui me dira si elle appartient à la même espèce d’êtres que nous-mêmes ? »
ENACRYOS
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(Enacryos [J. H. Rosny aîné], in La Petite république socialiste, vingt-neuvième année, n° 10201, samedi 19 mars 1904 ; Viktor Alexejewitsch Bobrof, « Ruhende Nereide, » gravure, 1886)
LE PENDU
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« Je vais mourir un peu jeune, dit Mauchar l’assassin, mais là, vraiment, j’ai eu du plaisir dans l’existence. Depuis douze ans, je rôtis le balai aux frais des bourgeois, et puis j’aime ma profession. Un beau vol, un assassinat proprement exécuté, il n’y a encore rien de tel pour vous mettre le cœur en goguette. Et je te vous en ai envoyé des types dans l’autre monde avec mon marteau et mon nœud coulant ! Car, sauf quelques cas qui se présentaient par la gauche, j’ai toujours eu une préférence pour ces jolis outils-là. Un maître coup sur le crâne, une bonne prise par la corde, ça vous a je ne sais quoi de farce et de solide qu’on ne peut demander ni à cet aboyeur de revolver, ni à ce sacré mouchard de surin. Sans blague, monsieur, j’ai défoncé une dizaine de cervelles et ôté le souffle à presque autant de garguettes… Mais dans toute ma carrière, je ne crois pas avoir éprouvé une satisfaction semblable à celle de ce soir de décembre où j’ai fait déguerpir l’âme du curé de Rosay-le-Garrelou.
C’est un gros village, là-bas sur la Saône, un peu à l’écart. Le presbytère, une bonne maison de pierres bleues, s’enfonce dans un jardin, bien caché par des murailles et à quelque distance des autres maisons. Je m’y arrêtai par pur hasard, un soir qu’il me restait tout juste une pièce de vingt sous au fond de la poche. Tout était blanc et gelé, monsieur, – la route, les pierres et les arbres, – et il soufflait un petit vent du nord si dur que les gens ne se risquaient pas hors de leurs cuisines. Le presbytère avait de bonnes fenêtres jaunes de lumière, et lorsque j’y fis mon entrée, je ne savais pas encore très bien si j’allais risquer un coup ou demander l’aumône. L’absence de chien commença de me faire pousser des projets – puis, la vue du curé, à travers le tulle d’un rideau, du curé tout seul à sa table – et finalement le fait que la servante, probablement un peu sourde, ne tourna pas même la tête lorsque je poussai la porte de la cuisine. Vrai, monsieur, elle ne pouvait pas mieux se présenter. Elle venait de mettre le café dans la cafetière ; elle était penchée, la tête en bonne lumière, à vous mettre l’eau à la bouche. J’avais déjà le marteau à la main. Ouf ! je le lève et ouf ! je l’abats ! Ce fut vraiment un coup magnifique. Le crâne était fendu comme un pot ; la cervelle et le sang coulèrent tout de suite ; la cuisinière tomba d’un bloc, sans faire plus de bruit que si elle avait fait une couple de pas sur le carreau. J’eus alors le sentiment que j’étais maître de la situation (je suis un homme de flair). Pourtant, j’attendis un moment, je dressai l’oreille, je jetai un regard sur le jardin. Rien ne bougeait, sinon le couteau ou la cuillère du curé dont j’entendais le bruit sur la faïence…
« Ça va marcher ! » me dis-je.
Je déposai le marteau, pris mon nœud coulant et, d’un geste vif, un geste sans bavures, j’ouvris la porte de la salle à manger qui voisinait avec la cuisine. »
*
« Le curé, monsieur, était en train de découper une bécasse. Il leva la tête à mon entrée et, il faut lui rendre cette justice, il devina immédiatement qu’il courait un énorme danger. S’il avait été aussi résolu et aussi pratique qu’il était perspicace, il pouvait fort bien se sauver, car, quoique un peu gros et sans doute poussif, il avait du muscle. Mais c’était un homme de peu de courage, tellement attaché à la vie qu’il en devait, dans un moment décisif, perdre la force de la défendre. Je vis cela d’un clin d’œil : il sursauta, le sang abandonna son visage, ses oreilles blanchirent et ses grosses joues parurent lui tomber dans le cou. Et puis ses yeux, tout de suite égarés, tout de suite fous, et sa bouche de cauchemar dont il ne pouvait tirer le moindre son ! Oui, je compris, sans aucun doute possible, que ce curé allait être plus faible entre mes mains qu’un poulet sortant de sa coquille. Aussi demeurai-je une bonne minute à le considérer, car il n’y a rien de plus excitant qu’un visage décomposé par l’épouvante.
Puis je lui dis, pour corser le plaisir :
« Ayez du courage, mon père… je ne peux pas signer votre grâce ! »
Il eut la force de se jeter à genoux et de tendre les bras vers moi ; il réussit même à éjaculer une sourde supplication.
« Pas mèche ! murmurai-je… J’ai déjà descendu la bonne… le vin est tiré, mon père !… »
Il fit un mouvement comme s’il allait fuir, mais il n’avait plus de jarrets. Je m’approchai donc doucement de lui, je lui passai le nœud coulant. Il se débattit, mais sans faire un geste de défense active. J’ajustai donc le nœud et, profitant d’une espèce d’anneau de suspension, j’eus l’idée de pendre mon homme au lieu de l’étrangler. L’opération fut laborieuse. Toutefois, après trois minutes, ça y était : le curé se balançait dans le vide, avec à peine quelques centimètres de distance entre ses pieds et le plancher… »
*
« D’après la conformation de son cou, le bonhomme devait mettre pas mal de temps à agoniser. Si j’avais été pressé, cette circonstance m’eût forcé d’intervenir, mais je n’étais pas pressé. J’avais le pressentiment, je dirai même la certitude, qu’aucun fâcheux ne viendrait troubler le tête-à-tête. Je m’installai donc à table, découpai la bécasse, en l’arrosant d’une belle rasade de vieux vin rouge, et je goûtai là un plaisir aussi délicieux qu’intime. Le brave curé se balançait au bout de la corde ; les yeux lui sortaient de la tête ; son visage noircissait et gonflait ; il avait des trépidations et des convulsions qui constituaient, pour un amateur, le plus entraînant des apéritifs. Ah ! le bougre, il avait la vie dure ! J’eus le temps de finir la bécasse, d’avaler une fine crème au caramel et d’allumer une bonne pipe. Le camarade n’expira que lorsque j’en fus à ma seconde tasse de café…
D’ailleurs, je n’eus pas que de la satisfaction immédiate. Le secrétaire, un petit secrétaire patriarcal, dont la serrure céda comme du beurre, me gratifia de deux beaux fafiots de mille, cinq de cent et, tant en napoléons qu’en pièces blanches, un beau sac de douze cent quarante-cinq francs… On arrêta je ne sais plus quelle bête de chemineau qui vous aurait bel et bien été haché par la machine à Deibler, si l’admirable papa Grévy n’avait signé sa grâce. »
ENACRYOS
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(Enacryos [J. H. Rosny aîné], in La Petite République socialiste, vingt-neuvième année, n° 10367, jeudi 1er septembre 1904 ; Albert Besnard, « Le Pendu, » eau-forte et pointe sèche, 1873)
LA MONTRE
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À Mme Léon Robert.
« Avez-vous la superstition des objets familiers ?… demanda Renens. Moi, j’éprouve tantôt de la crainte, tantôt une sécurité mystérieuse, en compagnie de certains meubles, de certains appareils, de certains bibelots. Je ne suis pas du tout certain qu’une chaise soit un objet inerte, ni qu’une statuette soit l’équivalent exact de la matière dont elle est formée. « Sera-t-il dieu, table ou cuvette ? » demande le fabuliste. Abstraction faite de ce que la question a d’hyperbolique, je répondrais volontiers que la « vie » d’un morceau de bois me paraît bien différente selon qu’il a été taillé dans un but d’art ou d’utilité, ou qu’il reste à l’état de bûche. Une mécanique quelconque offre, à mon avis, une physionomie extrêmement inquiétante, et le fil de métal engainé de soie, qu’on enroule autour d’une bobine, ne devient-il pas un étrange personnage électrique ? J’ai hérité d’une montre du dix-huitième siècle, un oignon d’or, dont cent vingt-cinq ans d’usage n’ont pu déranger le délicat et solide mécanisme. Son individualité, si j’ose ainsi dire, s’est d’autant mieux conservée, qu’il a reçu les soins constants d’une lignée ininterrompue d’horlogers, le bisaïeul, l’aïeul, le père et le fils, qui tous l’ont traité avec un pieux et intelligent respect. J’espère ne pas vous paraître fou en affirmant que cette montre est gaie ou triste, selon l’état de l’atmosphère, et qu’à l’approche d’événements graves pour notre famille, il lui arrive souvent de retarder ou d’avancer, pendant la période critique. Je serais assez en peine de prouver ma première assertion : c’est une question de flair. Quant à la deuxième, notre livre de Mémoires en fait foi pour un grand nombre de circonstances.
Peut-être y a-t-il bien du hasard dans tout cela. Je ne nie pas la puissance de ce grand maître des destinées. Et cependant, je crois que le plus sceptique d’entre vous demeurerait rêveur si je lui lisais cette partie des Mémoires de ma famille, qui, depuis 1777, est consacrée à notre montre. Ce serait long, et les dames s’impatienteraient de notre absence. Je me bornerai à narrer trois traits topiques.
En 1793, mon arrière-grand-père, inscrit sur les listes de l’immonde Fouquier-Tinville, s’était réfugié au faubourg du Temple, où une petite hôtellerie puante lui donnait asile. Il y vivait misérablement, sous les espèces d’un sans-culotte, et sans avoir, du moins le croyait-il, attiré l’attention d’aucun des innombrables délateurs qui pullulaient dans les recoins de Paris. Chaque matin, il allait faire une promenade assez longue, tantôt vers les Tuileries, tantôt vers le quartier Latin. Or, un jour du mois d’avril, après avoir lu la gazette, il tira sa montre et vit avec surprise qu’il était en retard de dix bonnes minutes sur l’heure de sa sortie. Il mit en hâte son bonnet rouge et s’arma d’un gourdin respectable. Dehors, il s’aperçut que sa montre qui, alors comme aujourd’hui, était une merveille d’exactitude, avançait de près d’une demi-heure. Cette circonstance le frappa, mais, comme il était philosophe, il l’attribua à un dérangement du mécanisme. Cette explication lui parut peu plausible lorsque, au coup de dix heures, ayant de nouveau tiré la montre, il constata qu’elle n’avait pas augmenté son avance. Il renonça à comprendre les fantaisies de cette machine et résolut de consulter quelque horloger. Après avoir poussé sa promenade jusqu’au Théâtre-Français, il revint mélancoliquement vers son faubourg, car, malgré le reverdis des arbres, Paris lui avait paru sinistre. Comme il allait tourner le coin de sa rue, une petite bouquetière, à qui il achetait de-ci de-là quelques fleurs, s’approcha en hâte et lui dit à l’oreille :
« Citoyen !… on est à votre hôtel pour vous arrêter… »
Mon arrière-grand-père devint un peu pâle, car il était jeune et ne détestait pas la vie. Néanmoins, il eut, à travers son angoisse, un mouvement de curiosité :
« Depuis quand sont-ils chez moi ? demanda-t-il.
– Vous étiez à peine sorti depuis un quart d’heure quand ils sont arrivés, » répondit la petite.
Mon ancêtre remercia vivement l’enfant et rebroussa chemin. Le surlendemain, il réussit à passer la barrière ; le mois suivant, il était en Allemagne.
*
Trente-deux ans plus tard, mon grand-père était devenu le possesseur légitime de la montre. L’élégance exigeait alors impérieusement que les horloges de poche fussent plates, mais Pierre Renens n’avait pas voulu se séparer de cette fidèle servante qui se montrait aussi ponctuelle qu’au moment de sa naissance. En 1825, il dut faire un voyage en Espagne. Il lui fallut traverser une de ces régions guenilleuses où le brigandage règne à l’état endémique. Généralement, il voyageait à cheval, avec une faible escorte. Le 17 juillet, sa petite caravane se joignit au matin à quelques marchands galiciens bien armés, la région vers laquelle on marchait se trouvant particulièrement sinistre. Au travers d’un plateau qui, en désolation, ne le cédait certes pas au Sahara, courait une route raboteuse et pleine de fondrières. Partout, des croix effritées annonçaient quelque mort violente de voyageur ; partout s’étalaient de larges blocs erratiques propices à l’embuscade. Mon grand-père chevauchait depuis une heure, lorsque, en fouillant dans ses goussets, il s’aperçut avec consternation qu’il avait oublié sa montre. Malgré le danger qu’il courait en quittant la troupe, il n’hésita pas une minute. Il avait pour sa montre la même affection que certaines gens pour leur chien, et c’est tout dire. S’étant fait minutieusement décrire le reste de la route, il retourna au galop vers la venta où il avait passé la nuit. Aucun compagnon ne le suivait ; il était seul, assez bien monté pour pouvoir rejoindre la caravane. Son excellent cheval barbe, en verve ce matin-là, regagna la venta en moins d’une demi-heure et l’hôte, honnête par le plus grand des hasards, lui rendit incontinent l’objet perdu. Mon grand-père reprit sa route en sens inverse. Comme ses compagnons avaient augmenté leur avance, il s’écoula quelque temps avant qu’il aperçût personne sur la route pierreuse. Enfin, vers un détour, il lui sembla voir un homme appuyé contre une grosse pierre, ce qui le mit en belle humeur. Mais, lorsqu’il parvint au coude, le lamentable spectacle que lui avaient caché des blocs erratiques, lui arracha un cri d’horreur. Les marchands galiciens et l’escorte étaient étendus en travers de la route et du plateau, les uns poignardés ou la gorge béante, les autres fusillés. Quant aux mules, aux chevaux, aux bagages, il n’en restait plus trace… Je ne vous étonnerai pas en vous affirmant que, depuis ce jour, l’affection de mon grand-père pour sa montre devint un culte.
*
La troisième aventure est d’ordre plus intime ; elle arriva tout bonnement à votre serviteur, il y a très peu d’années. En ce temps, je me croyais amoureux de Marie D…, une jolie fille capricieuse, point mauvaise, et qui restait indécise entre sept ou huit prétendants. Sans le vouloir, elle me rendait fort misérable, car je suis de complexion jalouse ; les hésitations que je lui voyais devant chacun de nous me remplissaient de colère… Elle avait une amie, pour le moins aussi jolie qu’elle, mais si modeste, si réservée, si timide, que, avec l’aveuglement de la jeunesse, je la jugeais totalement indifférente à l’amour. J’éprouvais toutefois pour elle une vive sympathie, je la jugeais supérieure d’esprit et de caractère à ma fantasque amie. Volontiers en aurais-je fait ma confidente, mais je ne l’osais…
Un soir, que je me promenais, au faible clair des étoiles, dans notre parc de Mauviron, et que je rêvais avec tristesse, et presque avec désespoir, à l’issue de ma passion, je trébuchai contre une pierre, ma montre jaillit de la poche de mon gilet, et comme elle ne tenait à aucune chaîne, elle tomba parmi des fougères. En me baissant pour la ramasser, je sentis, tout à côté d’elle, un objet assez dur et lisse qui, vérification faite, se trouva être un petit carnet de notes – un joli petit carnet de jeune fille relié en maroquin poli. Cette trouvaille ne m’intéressa guère et je l’avais oubliée, lorsque je fus me coucher. Dans ma chambre, en déposant mes menus objets dans le vide-poches, le cahier attira mon attention.
« À qui cela peut-il être ? » me dis-je.
Les initiales en argent étaient si enchevêtrées que cela pouvait bien représenter la moitié des lettres de l’alphabet. Je jetai un regard dans l’intérieur. Mes yeux tombèrent sur une page ; je lus une trentaine de lignes en quelque sorte sans m’en apercevoir. Quand je me rendis compte de mon indiscrétion, il était trop tard : le passage s’était gravé dans mes yeux – car j’ai une mémoire visuelle très tenace. – Je l’avais mal compris d’abord ; je le compris soudain, comme on comprend une énigme. Le carnet venait de la compagne de Marie D… et j’apprenais qu’on m’aimait d’un amour naïf, charmant, discret et résigné. Je ne puis dire ce qui se passa en moi. Ce fut d’une brusquerie exquise. La certitude que cette jeune fille était capable d’amour me la fit, sans transition, voir cent fois plus séduisante que Marie D… Je pressai passionnément le petit cahier contre mes lèvres et je remontai ma bonne montre avec un attendrissement extraordinaire…
Quelques mois plus tard, j’épousai la timide amie de Marie D…
Et voilà, fit notre hôte avec un sourire. Vous trouverez sûrement ces aventures un peu bien fétichistes, mais quand elles ne seraient que la suite de pures coïncidences, vous ne vous étonnerez pas de la place que notre montre occupe dans l’histoire de ma famille. Avouez qu’il y a lieu de la vénérer plutôt que le chapeau d’un conquérant ou le porte-plume d’un écrivain illustre… »
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(J.-H. Rosny, in L’Écho de Paris, journal littéraire et politique du matin, dix-neuvième année, n° 6681, dimanche 14 septembre 1902 ; repris dans Le Supplément, grand journal littéraire illustré, n° 2297, jeudi 28 avril 1904 ; l’illustration est extraite de cette dernière publication)
LE CAILLOU
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À G. Binet-Valmer.
« Votre histoire de montre, fit mélancoliquement Verseuil, me fait songer à mon ou à notre histoire, car elle s’étend aussi sur plusieurs générations. Mais, par exemple, elle n’a aucun rapport avec l’influence heureuse ou néfaste des objets familiers. Elle montre seulement l’inconvénient des énigmes posthumes…
Quand mon bisaïeul mourut, il laissa
à mon grand-père une petite boutique de
libraire près de l’Institut, et environ quatre cents pistoles d’argent comptant ; il
laissa encore une cassette qui contenait
des souvenirs de ses voyages, parmi lesquels des grigris, des estampes, des armes de médiocre valeur, des briquets,
des médailles, des monnaies de cuivre,
des coquillages et quelques cailloux.
Une note était jointe à la cassette qui recommandait de garder tous ces objets
avec un soin religieux, et qui se terminait par ces mots : « Ton salut est dans
cette boëtte. » Il y avait aussi, en exergue :
Avec diamant, langue et latin,
Partout on trouve son chemin.
Mon bisaïeul était d’humeur bizarre et
facétieuse, et cette particularité de son caractère, qui eût dû faire réfléchir le
fils, fut précisément ce qui empêcha
celui-ci de prêter aucune attention à la
note. Mais, porté de nature à respecter
les volontés des morts, il mit la cassette
en lieu sûr et n’y songea plus. Il mena
une existence agitée par des rêves de
fortune. La subtilité de ses conceptions,
après avoir failli le mener où il aspirait,
le mit enfin sur le pavé et même le conduisit à la prison pour dettes. Auparavant, il avait pu confier la cassette à un
ami. Il mourut tristement, la veille de la
révolution de 48, ne laissant d’autre héritage que l’inutile coffret ; à la note primitive, il avait joint une pressante recommandation personnelle. Son fils, non moins respectueux que lui de la volonté
des morts, garda religieusement le dépôt. Sa vie aussi fut très pénible. D’humeur vagabonde, il passa sa jeunesse en
divers pays : il connut successivement
les régions où règne le Grand Turc, la
terre d’Iran, l’Égypte, et poussa jusqu’à
l’Inde et aux îles malaises. Il revint en
France, léger d’écus et ayant perdu ce
beau feu d’espérance qui resplendissait
en lui à son départ. Malgré sa misère, il
ne sut pas résister au désir de partager
ses jours avec une jeune fille qu’il adorait et qui, par le fait, lui donna quelques années de bonheur. Mais la malchance qui avait poursuivi son père ne
lui laissa pas un long répit. À la suite
d’un accident, sa femme se trouva en
danger de mort. Un soir, le médecin qui
la soignait déclara qu’elle n’atteindrait
pas le matin, si une opération délicate et
difficile n’était pas faite avant quelques
heures. Il conseilla d’appeler le grand
chirurgien J…, le seul, à son avis, qui
réussirait infailliblement. Mon père habitait Versailles ; il craignit d’arriver
trop tard en allant lui-même à Paris ; il
envoya un télégramme rédigé en termes
pathétiques. La réponse ne se fit pas attendre. Elle était brève et péremptoire :
« Envoyez mille francs. Sinon, impossible ! » Il n’y avait pas cent francs à la maison. La mort dans l’âme, mon père télégraphia à L…, un autre prince de
l’art, connu pour la générosité de ses
sentiments, mais qui, par malheur, n’était pas très compétent pour faire l’opération trop spéciale dont il s’agissait. Il
répondit à l’appel, montra de l’inquiétude et de l’hésitation, mais, devant l’imminence du péril, il se décida… L’opération réussit mal. Le lendemain, ma mère
était morte.
»
*
« Ceux qui me connaissent depuis longtemps, poursuivit Verseuil, savent que j’ai eu une jeunesse misérable. Pour obtenir mon brevet d’ingénieur, je dus manger de la vache la plus enragée, passer des nuits innombrables à travailler au lieu de dormir, et avaler toutes les humiliations que le vide de l’escarcelle et la laideur des défroques infligent à l’étudiant pauvre. Dans cette vie infernale, il y eut un éblouissement. Tandis que je me préparais à mes derniers examens, le fils du banquier Riponne se trouva parmi quelques cancres que l’on me chargeait de bourrer de mathématiques ou de chimie. Riponne était de nature bienveillante. Je ne lui déplus point. Il me retenait souvent à dîner et me questionnait avec intérêt. Mon malheur vint de là. Je vis de trop près mademoiselle Hélène Riponne, belle et séduisante comme cette Consuelo Vanderbilt qui est actuellement duchesse de Marlborough. Elle était douce, rêveuse, enthousiaste : je ne pus résister à l’enchantement ; je l’aimai d’un amour que les années n’ont pu éteindre. Elle vit ma triste passion, et, loin d’en être choquée, cette ravissante créature la partagea – si bien que Riponne, un beau matin, me remettait un chèque en paiement de mes leçons et me tenait ce langage :
« Mon cher ami, je ne désirerais pas un autre gendre que vous. Mais vous êtes atteint d’un mal actuellement irréparable : vous êtes pauvre. Je veux que le mari de ma fille soit au moins millionnaire, non pas par intérêt (quoique je prise fort l’argent, comme il est juste), mais parce que je crois que le bonheur matrimonial exige des apports proportionnels… Demain, Hélène part en voyage. Vous ne la reverrez jamais – à moins que notre bon dieu Plutus ne vous prenne en affection ! Adieu ! Vous emportez d’ici la sympathie de tout le monde et la mienne en particulier. Vous êtes jeune, vous êtes énergique : vous oublierez. »
Je n’oubliai point ; la mélancolie de cet amour déçu ne me quittera qu’avec
l’existence ! Je me réfugiai dans l’accomplissement de mes devoirs, qui furent
âpres et rudes, et j’atteignis ainsi, vaille
que vaille, ma quarantième année… À
cette époque, lors d’un déménagement, la cassette de mon bisaïeul excita ma curiosité. Je l’ouvris, je jetai un coup d’œil sur ses trésors falots, puis je relus le billet que vous savez. Le proverbe de l’exergue me frappa, pour une raison en apparence futile : est-ce par erreur ou avec intention qu’on avait écrit diamant au lieu d’argent ? Car vous savez que le proverbe véritable est ainsi conçu :
Avec argent, langue et latin,
Partout on trouve son chemin.
Je ne sais quelle idée baroque traversa ma cervelle, mais je me mis à faire du contenu de la cassette un inventaire minutieux, un inventaire de savant et de collectionneur. Les estampes étaient sans valeur, les grigris quelconques, les pièces de monnaie et les médailles prises au hasard, et les cailloux se composaient de quartz et de silex, sauf un échantillon d’aspect terreux qui attira mon attention. Celui-là, je lui fis subir une analyse complète et, détachant précautionneusement sa gangue, gangue d’ailleurs artificielle, je reconnus un magnifique diamant blanc, un diamant dont j’évaluai la valeur à trois millions de francs au minimum (et, de fait, j’ai réussi à le vendre quatre millions au premier marchand de pierres fines d’Amsterdam).
Ma découverte me rendit d’abord ivre de mélancolie et de regret. Le tableau du malheur de ma famille et de moi-même ne cessa de m’apparaître pendant toute la soirée. Je méditai avec une profonde amertume à l’ironique fatalité ; je tournai et retournai mille fois ce caillou informe dont nous n’avions pas soupçonné les vertus pendant trois générations, et qui eût pu éviter la prison à mon grand-père, conserver la vie à ma mère et m’assurer une adorable compagne… Je mentirais en disant que je maudis ma fortune subite, car, après tout, je savais qu’elle soulagerait mon âge mûr et ma vieillesse, et me permettrait de faire du bonheur autour de moi, mais je ne pus m’empêcher d’éprouver un peu de rancune contre le bisaïeul trop amateur d’énigmes. »
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(J.-H. Rosny, in L’Écho de Paris, journal politique et littéraire du matin, dix-neuvième année, n° 6695, dimanche 28 septembre 1902)
L’ACTUALITÉ LITTÉRAIRE
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J.-H. Rosny aîné et l’Univers
Nul romancier jusqu’ici n’a possédé plus vaste champ de vision : l’œuvre de J.-H. Rosny aîné – auprès de laquelle, avec le recul des années, tant d’imposantes créations feront figure de collines au pied d’une montagne – se déploie des temps de la préhistoire aux temps futurs, de la Guerre du feu à la Mort de la Terre, en passant par la multiple étude des mœurs contemporaines. Ce désir d’appréhender la vie non seulement dans toutes ses réalités, mais encore dans ses possibilités, le vieux maître, toujours si étonnamment jeune, continue d’y répondre en menant de front plusieurs ouvrages, dans une activité en éventail – les secteurs de son esprit orientés vers tous les points de l’horizon…
« Je prépare un roman de mœurs où il est beaucoup question, me dit-il, de la réforme générale de la société actuelle. Communistes et anticommunistes s’y affrontent…
– Prenez-vous parti ?
– Non. Les êtres me sont sympathiques en raison de leur nature, non en fonction de leurs opinions. On peut afficher des opinions très généreuses et être un homme médiocre, comme on peut, avec de « petites idées, » avoir un grand cœur. Aussi ai-je des amis dans tous les partis ; j’en eus même parmi les anarchistes, lorsqu’ils faisaient sauter les monuments, et bien qu’il me parût fort absurde de détruire ainsi en un instant des choses si coûteuses !
J’ai un autre roman en train sur Caroline et Napoléon ; sur les ambitions extravagantes de Caroline… Et puis je m’occupe d’une étude sur le « monde humain. »
– Sans avoir à y modifier les idées que vous exprimiez dans le Pluralisme ?
– J’accentue mon évolution dans le même sens. D’ailleurs, la science ratifie ce que je pensais il y a trente ans. Pour moi, il n’y a pas de vide dans l’univers. Tout est rempli d’existence. Je ne me contente pas de « notre » univers. Je ne crois à aucune espèce de limitation. Une nature nous apparaît. Mais ce sont des trillions de natures différentes qui doivent en réalité exister !
– Que devient, dans ce vertige pluraliste, notre pauvre réalité humaine ?
– L’homme ? Un moucheron. Mais un étonnant moucheron. Nous ne sommes que des riens, mais des riens prodigieux, dans lesquels il y a de tout !… »
Un silence. Sous le crin herbacé du sourcil, le noir regard visionnaire épie ce qui se passe au-delà des apparences. J.-H. Rosny aîné poursuit :
« Je viens de terminer un roman d’anticipation, suite aux Navigateurs de l’Infini. (1) Cela se déroule à l’époque où les hommes auront les moyens de visiter les astres voisins où il existe des vies absolument différentes des nôtres… »
Mon interlocuteur a beau me dire : « J’ai inventé, » c’est un « J’ai observé » que je crois entendre : l’imaginaire ici triomphe dans l’appareil de la rigueur scientifique ! Comment douter ? Tandis qu’ils me sont décrits minutieusement, je conçois à mon tour ces Ethéraux, constitués de pur rayonnement et avec lesquels on arrive pourtant, à force d’ingéniosité, à entrer en communication ; je vois vivre ces mystérieux Tripèdes et ces Zoomorphes minéraux qui, bien que complètement solides, bénéficient de la souplesse du caoutchouc ; et je mesure l’importance de tel isotope du carbone, duquel dépendent les problèmes alimentaires à bord de la planète Mars, en même temps que je m’initie aux propriétés d’une eau assez différente de l’eau terrestre…
… Alors, l’écrivain dont la science et la prescience émerveillent les savants (Jean Perrin a pu dire que s’il n’avait été d’abord voué aux œuvres d’imagination, J.-H. Rosny aîné aurait pu s’imposer comme un des plus grands physiciens de tous les temps), alors, l’explorateur cosmique tourne un secret commutateur mental, revient prendre place en son petit appartement de la rue de Rennes, parmi ses meubles familiers, entre ses effigies diversement barbues – gravures, peintures, dessins – qui méditent aux quatre murs.
« Vous voyez, conclut-il en souriant, rêver des histoires : voilà à quoi s’amusent encore mes quatre-vingt-deux ans… »
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(1) Il s’agit du roman Les Astronautes. Il ne sera publié qu’en 1960, dans la collection « Le Rayon fantastique, » n° 69, à la suite des Navigateurs de l’infini.
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(Fernand Lot, in Marianne, grand hebdomadaire littéraire illustré, sixième année, n° 286, 13 avril 1938)
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(Jacques Constant, in Le Journal amusant, quatre-vingt-unième année, n° 457, dimanche 12 février 1928)
LA VIEILLE ET LA BÊTE
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Depuis un mois, la bête jetait l’épouvante dans le canton. Les uns croyaient que c’était un lion, un tigre ou une très grande panthère, échappés d’une ménagerie. Les autres affirmaient que la bête n’avait aucune ressemblance avec rien de ce qu’on avait vu. Les anciens et les femmes répandaient le bruit que c’était le loup-garou. Et il se trouvait un berger qui prétendait l’avoir distinctement vu au clair de lune. Il décrivait sa tête qui ressemblait à la tête d’un homme, avec une bouche comme un four et des défenses de sanglier. Le corps était d’un ours de forte taille.
La bête cependant enlevait des moutons ; les chiens qu’on envoyait contre elle ne revenaient plus et elle en avait même dévoré quelques-uns dont on ne retrouva que les os.
Tous les chasseurs du district et des districts voisins, les gendarmes, les gardes champêtres étaient sur les dents.
Plusieurs fois, la nuit, on vit phosphorer des yeux dans les ténèbres ; alors, les coups de fusil partaient par dizaines, sans résultat, ce qui confirmait les anciens dans leur opinion :
« Parguienne, un loup-garou… faut des balles bénites… ou bien sur lesquelles on a dit les paroles… » expliquait le père Bastien.
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Les autorités promirent d’abord cent francs, puis cinq cents francs de récompense à celui qui mettrait la bête à mort… Un Américain, propriétaire d’un château, offrait dix mille francs si la bête lui était livrée vivante.
Dix mille francs ! Avec ça, maints paysans se font fort de vivre libres : c’est de la terre ou du bétail.
Oui, mais prendre vivant un lion, un tigre ou un loup-garou !
Les plus malins dressèrent des pièges : la bête s’en gaussait…
Les gens n’osaient plus sortir qu’en bande, avec des fusils, des revolvers et des fourches, ou sous la protection des gendarmes. Les auberges étaient pleines de Tartarins venus de partout et dont le nombre augmentait chaque jour.
Et tous les journaux de France consacraient à la bête plus d’articles qu’on n’en avait jamais consacré, en un même laps de temps, au serpent de mer ou au vampire de Düsseldorf.
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Or, à l’orée d’un bois, vivait une vieille, dans une hutte plus vieille encore qui, pour toutes fenêtres, avait une sorte de lucarne – à la base du toit.
Quand je dis que la vieille y vivait, il faut s’entendre. Elle y mourait lentement, lentement, d’une faim à la chinoise – mangeait à peine la moitié ou le tiers de ce qu’il faut, même à une vieille, pour vivre…
Elle était sans ressource aucune ; la mairie lui servait un secours avare, ce qui dispensait les rustres de lui rien donner. Et puis, que voulez-vous, on est comme on est – cette vieille pauvresse ne voulait pas être une mendiante…
Donc, elle se mourait peu à peu, en proie à une faim perpétuelle… L’histoire de la bête la laissait indifférente. Elle n’en avait pas peur du tout. Mourir pour mourir, autant être massacrée par un animal que par la misère…
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Une nuit qu’elle dormait (c’était son unique distraction), on gratta à sa porte… Elle avait le sommeil léger. Elle se dressa, se leva machinalement et, sans réfléchir, ouvrit la porte…
Il n’y avait pas de lune, mais la nuit était claire… La vieille se vit face à face avec une bête presque aussi grosse qu’un âne, dont les yeux phosphoraient, qui soufflait violemment et se précipita dans la cahute, sans faire tort à la vieille.
Celle-ci avait tout de suite compris que c’était la bête… Elle prit son parti, avec une lucidité parfaite, je veux dire qu’elle sortit, en laissant la bête à l’intérieur, tout en refermant la porte.
La porte ne fermait qu’au loquet, mais le fauve ne devait pas se connaître en serrurerie…
Dans le premier moment, la vieille avait suivi son instinct, sans plus… Mais ensuite, elle réfléchit, et, ayant réfléchi, elle conçut une grande espérance.
C’est qu’elle venait de se rappeler la promesse de l’Américain : dix mille francs si on lui livrait la bête vivante.
Et dame ! elle était dans la cahute – et elle vivait !…
*
La vieille ne fit ni une ni deux. Elle s’assura que le loquet tenait ferme – c’était un vieux loquet mais bien confectionné – et se mit en route.
Elle marcha pour le moins trois heures. L’aurore incendiait le ciel, quand elle se trouva devant le château de l’Américain. Elle sonna délibérément chez le concierge, à deux reprises ; le concierge mit la tête à la fenêtre et demanda :
« Qu’est-ce qu’on veut ?
– Faites-moi voir le monsieur, cria la vieille.
– À cette heure !… Vous n’êtes pas folle !
– On a pris la bête !… »
Il suffisait de parler de la bête pour éveiller les plus dormantes curiosités :
« Tu t’ f… de moi !
– Non ! dit la vieille ; je le jure sur notre Seigneur : on a pris la bête vivante !
– Vivante !
– Oui, vivante ! »
Le concierge savait que la chose intéressait beaucoup son maître – et comme celui-ci se levait tôt, on pouvait en somme l’éveiller.
Le maître fit entrer la vieille et la questionna. Elle raconta très simplement son histoire.
« Funny ! Funny ! (drôle !) s’exclamait l’Américain en riant. Eh bien ! on va voir… »
Il ordonna de sortir la grande automobile, emmena avec lui deux hommes, avec un attirail varié, en même temps que la vieille.
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Quelques heures plus tard, la multitude des Tartarins apprit qu’une vieille femme avait réussi là où deux cents hommes avaient échoué.
La bête n’était ni un tigre, ni un lion, ni une panthère, mais un loup énorme, presque aussi grand qu’un jaguar… Et jamais on ne sut comment il était venu, dans ce pays où, depuis cent ans, aucun loup n’avait paru…
L’histoire sembla prodigieuse à tous, mais, pour la vieille, le prodige fut d’avoir désormais son pain quotidien.
Elle cessa de « mourir, » elle redevint même singulièrement forte et le médecin du Yankee croit qu’elle est bâtie pour vivre cent ans.
Quand elle parle de la bête, elle ne manque jamais de conclure :
« Pour moué, elle a été une bête à bon Dieu ! »
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(J.-H. Rosny aîné, de l’Académie Goncourt, « Conte du Journal, » in Le Journal, n° 13829, jeudi 28 août 1930 ; Herbert Thomas Dicksee, « Étude de loup sur un promontoire »)
LES LOUPS
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Lorsque Golovine eut achevé son récit, Stépane Mikhaïlovitch s’écria :
« Votre histoire ressemble beaucoup à la mienne… qui est aussi une histoire de loups et de dictateurs. Aimez-vous les loups ? continua-t-il, d’un air rêveur. Je les aime beaucoup, et, quand on est bien à l’abri, c’est plaisir de les voir rôder sur la steppe. À mon avis, ils sont tout aussi élégants qu’un grand félin et bien plus intelligents…
C’est bête, au fond, un tigre. J’en ai vu là-bas, en Mandchourie, avec leurs grosses têtes rondes ; ils ont l’air de ne pas savoir ce qu’ils font, tandis que chaque mouvement des loups annonce le calcul et la ruse.
C’est au clair de lune, en hiver, qu’il faut voir une bande de loups en chasse ; il n’y a pas de spectacle plus propre à vous faire réfléchir sur le mystère de la vie, sur cette tragédie extraordinaire de l’être dévoré par l’être…
Chacune de ces bêtes agiles (dont les sens sont tellement subtils que, par comparaison, l’homme n’a ni odorat ni ouïe) est alors toute frémissante de l’immense besoin de refaire sa chair avec la chair d’autrui. Moi, j’accepte cela ; j’en goûté la beauté formidable et je regrette que les loups doivent peu à peu disparaître de la planète…
Je leur dois un beau souvenir,
messieurs… »
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« C’était vers le Nord, où les forêts et les steppes sont presque vierges. Tous mes beaux souvenirs sont enterrés là. Je revois cette nuit de décembre, si pure, si claire, la lune d’argent et de nacre, toute neuve au milieu des étoiles. Nous occupions, mon frère Pavel et moi, une isba abandonnée par des bûcherons, à l’orée des grands bois. Il y avait avec nous un homme entravé, qui attendait son sort, mon ami d’enfance, Piotr Vladimiritch. C’était encore, officiellement, le maître de Morgov. Le brave garçon avait sur la conscience la mort de deux ou trois mille créatures humaines. Il vous faisait exécuter les gens aussi froidement qu’il eût écrasé des mouches.
Nous avions fui, Pavel et moi ; nous vivions parmi les bêtes sauvages. Car mon ami d’enfance était devenu notre ennemi depuis le jour où nous avions blâmé sa conduite et c’est un peu par miracle que nous avions échappé !
Pour tout dire, cette vie sauvage nous plaisait ; chaque jour amenait sa découverte, et il y avait l’enivrement de l’espace, le sentiment d’une liberté magnifique, à l’abri des saletés que sont les coutumes et les lois des hommes. Par -dessus tout, le péril, la brusque apparition de la mort au bord du fleuve, dans la futaie ou sur les herbes, avait un charme incomparable.
Un matin, nous apprîmes que mon second frère, Fédor, étant venu dans le pays, avait été capturé par la Garde Rouge, jugé en un tournemain et pendu après avoir été torturé.
Nous nous serions considérés comme les derniers des lâches si nous n’avions pas décrété la mort
de Piotr. Nous voulions le voir
mourir, naturellement ; c’est le moins qu’on devait à la mémoire de
Fédor.
Pendant une inspection qu’il
faisait, avec une solide escorte, nous avions pu le saisir, la nuit, dans
une ferme, dont nous connaissions une entrée secrète… Pavel est fort
comme un ours ; je suis presque
aussi fort que lui. Nous emportâmes l’homme bâillonné, sur notre troïka, jusqu’à cette forêt, où nous attendions les loups.
»
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« Il y en avait beaucoup, cet hiver-là, et ils nous faisaient courir des risques, mais nous ne leur en voulions aucunement…
Enfin, ce soir, on les attendait.
Un des plus beaux soirs d’hiver que j’aie vus. La steppe, d’un
blanc effrayant, les arbres comme
d’énormes pièces d’orfèvrerie, et
cette solitude magique de la forêt qui est le recommencement éternel
du monde… »
*
« Pavel tendit l’oreille et dit :
« Les voilà qui viennent… Dépêchons-nous ! »
Nous délivrâmes promptement Piotr Vladimiritch, et que croyez- vous qu’il fît ? Il se prosterna comme si nous eussions été des saints et cria d’une voix lamentable :
« Grâce ! Pavel Mikhaïlovitch… souviens-toi des beaux jours de notre enfance… aie pitié de moi !
– Pitié de toi ? s’écria Pavel, étonné et scandalisé. Est-ce que tu as eu pitié, toi, Piotr Vladimiritch ? Est-ce qu’ils n’avaient pas de beaux souvenirs d’enfance, ceux que tu as fait mettre à mort ?
– Je me repentirai, Pavel Mikhaïlovitch ; je ferai pénitence toute ma vie.
– Ce n’est pas nécessaire… Il suffit que tu te repentes de bon cœur, maintenant. »
Il se roulait à nos pied ; nous eûmes beaucoup de peine à le déshabiller.
Après quoi, l’ayant de nouveau entravé, nous n’attendîmes pas longtemps.
Je revois le premier loup, un magnifique loup du Nord, dont les grands yeux phosphoraient au clair de lune. Il avançait prudemment, ayant senti l’odeur d’homme qui est une odeur redoutable.
À la vue de Piotr, il s’arrêta, il flaira, il écouta, il tendit tous ses nerfs, puis il demeura pensif.
Ce n’était plus un jeune loup ; il avait de l’expérience, il savait que les hommes inventent des pièges subtils…
Pendant qu’il réfléchissait, d’autres loups étaient venus, parmi lesquels des louvarts que la faim rendait fous. Toutes ces bêtes hésitèrent plusieurs minutes – puis trois ou quatre des plus jeunes débordèrent la troupe…
Piotr Vladimiritch se mit à pousser des cris épouvantables, ce qui donna du courage aux loups, car ils « sentent » la frayeur dans le son de la voix… Dans un moment, il y en eut une dizaine tout proches qui épiaient l’homme, qui tenaient en quelque sorte conseil. Ce fut le grand loup qui donna le signal, par un grognement que les autres comprirent aussi bien qu’un homme peut comprendre des paroles…
La voix de Piotr devint si pitoyable que je me sentis saisi aux entrailles ; en un éclair, je revis des scènes joyeuses, dans la steppe fleurie.
« Si je lui envoyais une balle dans la tête ? murmurai-je.
– Deviens-tu fou ? grogna Pavel. Oublies-tu ton frère ? Il faut que nous le voyions mourir et qu’il sente venir la mort. »
Ces paroles dissipèrent ma pitié ; je vis mon frère à la potence, je songeai à son agonie, et la première morsure d’un loup, à la tête de Piotr, me causa une joie inattendue. Cette joie ne fit que croître, car je pensais continuellement au pauvre Fédor et je regardai sans pitié le ventre s’ouvrir, les entrailles disparaître, dans la gueule des loups, tandis qu’à la place des joues, il n’y avait plus qu’un trou…
Ce fut un travail bien fait : au bout d’une heure, il n’y avait là qu’un squelette merveilleusement rongé.
Mais les loups n’étaient pas rassasiés ; ils assiégèrent l’isba avec des yeux de flamme, si bien que Pavel finit par se fâcher, et, entrouvrant le volet de la petite fenêtre, il cria :
« Ce sont des loups stupides, ceux qui confondent les hommes libres et les hommes ligotés !… S’il y a parmi vous des bêtes sages, qu’elles regardent… »
Les loups dressèrent la tête tous ensemble ; ceux qui avaient de l’expérience reconnurent l’arme qui tonne et qui tue.
Alors, le grand loup détala jusqu’à ce qu’il fût à couvert et son hurlement sonna la retraite.
Il ne resta devant la cabane que le squelette blanchi de Piotr Vladimiritch. »
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(J.-H. Rosny aîné, de l’Académie Goncourt, « Les Contes du Petit Journal, » in Le Petit Journal, n° 23194, dimanche 18 juillet 1926. « Chasse au loup aux Indes, » gravure parue dans le magazine The Graphic, 1895 ; « Eaten by Wolves, » gravure sur bois, 1581)
L’EXPÉRIENCE DU SERGENT RECRUTEUR
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Ce jour-là, le sergent recruteur Stocking avait fait de bonnes affaires pour le compte de Sa Majesté George, roi d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande. Il n’avait pas obtenu moins de sept engagements, cinq par la ruse, la bière, l’alcool et les saucisses, deux par une petite violence qu’excusait l’état de guerre entre Sa Majesté et l’usurpateur Napoléon Bonaparte.
Parce qu’il était bon père de famille, le recruteur acheta des jouets et des bonbons pour ses enfants, un pâté ham and chicken pour le souper. C’était en été, le temps était agréable et le recruteur respirait joyeusement l’air du jour au déclin, qui était chargé d’une vague odeur de foin venu de Forest Hill ou des bords de la rivière Lee.
« Par Jove ! se dit le sergent, voilà une excellente journée. Si j’en faisais beaucoup de pareilles, je finirais par acheter un cottage avec un joli jardin, où je cultiverais la rhubarbe, les groseilles, les fraises et les pommes pour les tartes de ma femme, et aussi les fèves, les pois et les oignons que j’ai grand plaisir à manger avec du gigot bouilli… »
Rêvant ainsi, il vint aux abords de la Tamise où il vit des gens qui écoutaient une manière de prédicateur. Ce n’était pas un homme d’église, mais un de ces inspirés qui abondent en Grande-Bretagne pour le bonheur des gens que la religion passionne quand ils peuvent se grouper en secte…
Cet homme portait un grand chapeau comme les Quakers, il avait un regard sincère et un visage loyal, il parlait d’une voix profonde, une voix qu’aurait pu envier une basse chantante.
« Oh ! mes frères et mes sœurs, clamait-il, pourquoi oublions-nous la parole du Christ ? N’a-t-il pas dit : « Si l’on vous frappe sur la joue droite, tendez la joue gauche ?… » N’a-t-il pas dit encore : « Qui se sert de l’épée périra par l’épée ! » Et pourtant nous faisons la guerre. Nous tuons notre prochain au lieu de l’aimer comme nous-mêmes. Loin de tendre la joue, nous frappons avec le sabre et nous tirons avec le fusil ou le canon et des milliers de nos frères périssent dans cette œuvre impie.
– Hallo ! cria un gentleman couvert d’un manteau bleu… Nos soldats défendent la cause sainte de la patrie. Nous marchons contre l’Impie… qui est peut-être l’Antéchrist… Dieu protège la chère vieille Angleterre !
– Oh ! mon ami, cria lamentablement le prédicateur… il est vrai que Dieu aime l’Angleterre et il est sûr qu’il la protégera contre le Démon. Mais le Tout-Puissant a-t-il besoin de la force des armées, Lui qui, d’une seule parole, a créé le ciel et la terre, Lui qui a dit : « Que la lumière soit ! » Et la lumière fut… Pourquoi n’avez-vous pas confiance en sa miséricorde ? L’arme la plus puissante, c’est la prière, avec l’amour du Seigneur et les bonnes œuvres. Les armées sont une création de Satan… Cessez d’écouter la voix qui perd, écoutez la voix qui sauve !… Croyez-vous vraiment que si l’Angleterre doit être sauvée, elle ait besoin du secours des soldats ? En vérité, je vous le dis, si nous retirions nos troupes de l’Espagne, si nous rappelions nos flottes dans nos ports, le Sauveur aurait égard à notre vertu, il mettrait une muraille lumineuse entre l’Usurpateur et nous, il anéantirait ses armées innombrables et il ferait sombrer ses vaisseaux sur la mer… Dieu est là ! vous dis-je, avec toute sa puissance et toute sa bonté. Et nos malheurs viennent de ce que nous n’avons pas la foi !… Je vous le crie avec la force de la vérité, notre voie est une voie de perdition. Ceux qui acceptent de faire la guerre sont de faux chrétiens… Écoutez ! Écoutez !… le Royaume n’est pas de ce monde… »
Il parlait d’une voix si belle et avec des gestes si pathétiques que les hommes étaient troublés et les femmes vivement émues. Et beaucoup d’assistants, las de cette guerre interminable, étaient bien près de penser comme lui…
Le sergent recruteur écoutait avec une attention profonde.
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Quand le prêche fut terminé, il suivit l’homme au grand chapeau sur les bords de la Tamise, en ce moment grossie par la marée.
Il l’aborda et lui dit :
« Vous avez bien parlé, Sir. Oui, l’archevêque de Cantorbéry, que j’ai entendu l’an dernier, ne parle pas mieux que vous !… Et vous croyez positivement que, si nous cessions de nous battre, nous serions vainqueurs tout de même ?
– La droite de Dieu serait avec nous !
– En vérité ? s’exclama le sergent recruteur.
– En vérité ! Le Livre dit : Priez et vous serez exaucés ! Frappez et l’on vous ouvrira !
– C’est ma foi vrai ! » fit le sergent pensif.
Ils étaient parvenus dans un lieu désert, où croissaient des gramens, des chardons, des plantains, une espèce de terrain vague qui bordait la Tamise. Le crépuscule montait dans les nuées. Une douceur immense s’étendait sur le ciel et sur la terre.
« Oui, reprit le soldat, d’un air rêveur. Peut-être avez-vous raison. Mais vous savez, je nourris une femme et trois enfants. Tenez… je leur ai acheté des jouets, des sucreries et du pâté. Si je cessais de recruter pour le compte de Sa Majesté, mon petit peuple ne serait-il pas affamé ?
– Celui qui a multiplié les poissons ne vous laisserait pas dans la misère. Regardez ce ciel… N’est-il pas plein de sa gloire et de sa bonté ?
– Je dois l’espérer, grommela le sergent. Mais pourquoi ne ferions-nous pas une expérience ?… »
Il regarda attentivement autour de lui et ne vit personne. La berge était haute et escarpée. Il donna soudain une poussée à l’homme au grand chapeau qui roula dans la Tamise. Et tandis qu’il se débattait, le sergent lui criait avec bonté :
« C’est un essai, mon frère. Priez, pour voir si vous serez exaucé ! »
Mais l’eau ayant englouti la tête de l’homme et l’ayant noyé, le sergent continua sa route :
« Il n’y a rien qui vaut l’expérience, murmurait-il. Je crois qu’il vaut mieux ne pas désarmer et continuer le recrutement pour les troupes de Sa Majesté. Ainsi, la femme et les petits auront leur roastbeef, leur thé, leur pudding et leurs shrimps. »
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(J.-H. Rosny aîné de l’Académie Goncourt, « Contes du Journal, » in Le Journal, n° 10866, mardi 18 juillet 1922 ; illustration de J. J. Grandville, pour « Le Loup et le Chien » de Jean de La Fontaine)
LA FEMME IRASCIBLE
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« J’étais jeune alors, fit Charles Moirat… et j’avais des goûts assez sauvages. Les trois quarts de l’année, je vivais à la campagne ; au creux de l’été, je me réfugiais dans le fond des bois, où je possédais une bicoque. C’était une maison du dix-huitième siècle, bâtie en grès, fort solide et que mon père avait fait garnir de portes et de volets si robustes qu’on eût pu y soutenir un siège. Comme compagnons, j’avais un vieil homme à tête de sanglier et sa femme, petite personne trapue, taciturne, morose et d’une force étonnante. Ils me servaient avec dévouement, mais sans humilité. Un ordre sec les énervait. Il fallait user de formules indirectes. En somme, Benoîte me faisait la cuisine que je voulais, tenait la maison en ordre et soignait mes vêtements, tandis que Bertrand veillait sur mes armes, cherchait les provisions, entretenait le cheval, cultivait des fruits et des légumes. C’étaient de bonnes âmes, d’une honnêteté brutale, et qui, dès qu’ils avaient accepté une consigne, eussent combattu à deux contre mille. Je les aimais bien. Ils complétaient la forêt.
Jusqu’à vingt-cinq ans, j’ai été très heureux. Je ne songeais jamais à l’avenir, ou, si j’y songeais, c’était d’une manière vague et lointaine. Dès qu’on voit l’avenir avec précision et continuité, le malheur vous prend à la nuque. J’avais encore un appétit magnifique, avec une certaine retenue naturelle qui m’empêchait d’abuser, et je faisais l’amour comme les loups, sans souci, avec les filles qui voulaient bien. Il faut dire que le pays a gardé des mœurs étrangement primitives. Avant le mariage, une fille fait ce qu’elle veut : pour peu qu’elle apporte sa dot, aucun rustre ne s’occupe de son passé. Vous entendez qu’il ne m’en coûtait guère, à la fin des liaisons, de remettre quarante ou cinquante pistoles à mes maîtresses. Dans un terroir où l’argent était d’une rareté excessive, où l’on vivait presque exclusivement du sol et où les denrées naturelles ne s’achetaient point, mais s’échangeaient, quatre ou cinq cents francs faisaient un beau pécule.
J’étais donc heureux, avec des sens vifs, des muscles infatigables, la passion des longues courses sous la futaie et sur la montagne ; la grande nature entrait en moi, barbare et douce, ardente et fraîche… J’étais tissu d’air libre, de lumière, d’arômes, de murmures, de la chair verte des plantes et de l’eau frissonnante des fontaines.
Mon premier souci vient de la soirée du 22 août 1891. C’était un soir de nouvelle lune, mais si pur qu’on voyait comme de la poussière d’étoiles dans les grands arbres. Bertrand et Benoîte dormaient : ils avaient des mœurs de merles. Moi, je comptais veiller une bonne heure encore. Je fumais ma petite pipe de merisier près de la fenêtre. Le ciel de la clairière montrait le lait lumineux du chemin de Saint-Jacques ; on voyait une croix d’étoiles ; une chauve-souris s’acharnait à poursuivre ses proies ailées dans l’ombre. Un peu d’exaltation m’avait saisi. De telles nuits veulent l’amour. Je me demandais si je n’irais pas jusqu’à la Pierre-qui-Tremble, où gîtait la grande Lise.
Quelques brindilles jetées sur son carreau, et cette belle fille au sommeil léger serait venue…
Comme je rêvais ainsi, les chiens aboyèrent. D’un mot, je les réduisis au silence et, tendant l’oreille, que j’avais aussi fine que celle d’un Arrapahoe, j’écoutai. Rien d’abord. Puis un froissement de branches, puis des pas, – des pas haletants, si l’on ose dire. Tantôt très vifs, tantôt comme empêtrés, ils décelaient une créature humaine et l’agitation de cette créature.
D’un geste machinal, j’avais saisi mon fusil. Puis je pris le fanal à miroir parabolique, qui me permettait de voir au loin et j’en orientai la lueur… Je vis, encore dans la forêt, une silhouette vague, mais évidemment féminine. Dans l’état d’esprit où j’étais, il me vint d’abord cette idée : « Pourvu qu’elle ne soit pas laide ! »
Cela non point par une idée claire de conquête, mais parce que, dans le petit mystère de l’aventure, une laide m’eût été désagréable.
Les chiens s’étaient remis à aboyer. Je les fis taire de nouveau. Et je m’aperçus que la femme s’était arrêtée, indécise. Je pensai qu’elle avait peur ; je me posai en pleine lumière et fis un signe rassurant. Après quoi, j’allai ouvrir la porte et je me portai au-devant de l’arrivante, tenant toujours mon fanal. C’était une femme de haute taille, dont les cheveux ruisselaient en vagues d’ombre rousse. Quand elle fut proche, j’aperçus des yeux éblouis, presque trop grands, ambre et émeraude, une face extraordinairement pâle et une bouche entrouverte, une bouche essoufflée où les dents apparaissaient pointues et nacrées. C’était un être équivoque et passionnant, un être tragique avec lequel, j’en eus la sensation, l’intimité était impossible, et qui, dans l’amour même, devait apporter une sorte de colère ou de haine. Mais sous les grands hêtres et la Voie Lactée, et avec mes instincts d’errant, cela ne me déplaisait point.
Nous nous regardâmes un moment en silence. Enfin, je lui dis :
« Vous êtes perdue ?
– Je n’en peux plus, fit-elle d’une voix déchirée de fatigue. Je vous dirai plus tard… Mais donnez-moi un abri !…
– Venez ! »
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Je la conduisis dans ma salle à manger. Elle se laissa tomber sur une chaise et elle demeurait là, les yeux dilatés, mystérieux, presque effrayants.
« Voulez-vous souper ? » fis-je.
Elle secoua la tête avec amertume.
« Ou dormir ?
– Oh ! dormir ! » s’écria-t-elle.
Ses prunelles terribles se fixèrent sur les miennes. Elle eut un grand frémissement. Puis elle regarda autour d’elle comme une bête traquée…
Soudain, elle se leva, ses mains tremblèrent, elle fit le geste de fuir… et, avec un soupir rauque, elle se jeta contre moi, elle m’étreignit sauvagement…
Ce drame étrange, la solitude, un corps de femme tiède et pantelant… ma jeunesse, enfin ! Je l’attirai avec violence, et il arriva ce qui serait, je pense, arrivé avec tout autre homme de mon âge. Un temps indéterminable passa, où nous fûmes l’Homme et la Femme, en proie à l’instinct… Mais, chez elle, l’effroi demeurait, l’amour lui était comme un refuge.
De nouveau, les chiens aboyèrent. Elle eut un sursaut, puis elle poussa un grand soupir :
« Ils viennent, gémit-elle… il faut fuir… fuir ! »
Elle s’était dressée ; elle tourna une minute autour de la chambre, puis elle s’enfuit ainsi qu’une bête traquée. Je voulais la suivre.
« Non ! non ! cria-t-elle avec désespoir. Seule ! Je veux être seule ! »
Il y a des moments où la fatalité nous apparaît dans toute sa force. Je laissai partir la femme sans la suivre. Et, quand je sortis de ma torpeur, des voix s’élevaient près de la clairière, une torche rouge étincelait sous les hêtres. Alors, pris d’une frénésie et sûr que ma visiteuse courait un grand danger, je m’élançai dans la direction où je l’avais vue disparaître, résolu à tout faire pour la sauver. Mon chien Murat me précédait… Nous courûmes longtemps. La lune, à son dernier quartier, s’était levée ; une lueur d’abord roussâtre, puis argentine, pleuvait à travers les ramures…
Comme nous dépassions la Croix-des-Fayes, le chien poussa un hurlement prolongé, d’effet sinistre. Nous fîmes quelques pas encore. Puis j’aperçus une masse sombre étendue sur le terreau…
Et, dardant le feu de mon fanal, je vis la face livide, les cheveux d’ombre rousse et les vastes yeux ambre et émeraude… Ils ne palpitaient plus, ils étaient affreusement immobiles. Un petit couteau était planté dans la poitrine, sous le sein gauche. Plus personne ne devait connaître le bonheur avec cette femme !
*
Dix minutes plus tard, les poursuivants arrivèrent. Il y avait avec eux un homme froid et sombre, qui considéra la morte avec mélancolie :
« Elle avait le caractère un peu vif ! grommela-t-il.
– Mais qu’a-t-elle donc fait ? demandai-je avec impatience et tristesse.
– Elle a eu des « mots » avec sa belle-sœur, répondit-il. Et comme un couperet se trouvait là… »
L’homme secoua doucement les épaules :
« Elle a fait la sottise de s’en servir pour trancher la tête de l’autre ! »
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(J.-H. Rosny aîné, in Le Journal, n° 6509, samedi 23 juillet 1910 ; repris dans La Lanterne, « Contes et nouvelles, » quarante-cinquième année, n° 15899, lundi 7 février 1921 ; Vilhelm Hammershøi, « Intérieur avec femme assise, » huile sur toile, 1908)