Le 4 janvier 1917, lord Dunsany, pair irlandais et capitaine du IIIe Royal Inniskilling Fusilliers, quelques jours avant de partir pour le front, formulait dans une lettre le souhait suivant :
« Puisse cette année voir ces sacrés Boches hors de notre pays… »
Et il ajoutait :
« À propos, connaissez-vous mon conte « Andelsprutz » ? Je l’écrivis à Paris au sujet de Strasbourg : l’allusion était assez visible – je crains toutefois que beaucoup de nos compatriotes ne le connaissent pas… Je crois, cependant, quoique je n’aie pas vu la pièce, que « Les cathédrales » ont été inspirées par ce conte. »
Au moment où les troupes françaises entrent dans Strasbourg, que lui-même a aidé à reconquérir, je crois rendre à la fois un hommage à la ville libérée et à l’auteur, en traduisant ce conte, l’un des plus beaux, d’ailleurs, et des plus caractéristiques du génial écrivain anglo-irlandais qu’est Dunsany.
Tout autre commentaire affaiblirait, à mon avis, l’originalité de ce conte. Je m’estimerai heureux, toutefois, si, en même temps qu’il intéressera le lecteur, il lui fait connaître et apprécier un conteur moderne allié trop ignoré du public français.
C. G.-B.
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Je vis pour la première fois la ville d’Andelsprutz par un après-midi de printemps.
Le jour était plein de soleil, tandis que je m’avançais par le chemin des champs, et toute la matinée je m’étais dit :
« Lorsque je la verrai pour la première fois, il y aura du soleil sur la belle cité conquise dont le renom m’a si souvent fait faire d’adorables rêves. »
Soudain, j’aperçus ses fortifications qui s’élevaient au milieu des champs et, derrière elles, se dressaient ses beffrois. J’entrai par une porte et vis ses maisons et ses rues, et un grand désappointement m’envahit. Car les villes ont un air, elles ont une façon à elles par laquelle un homme peut reconnaître chacune entre les autres. Il y a des villes pleines de bonheur, des villes pleines de plaisir, des villes pleines de mélancolie. Il y a des villes dont le visage est tourné vers le ciel et d’autres dont le visage regarde la terre ; certaines ont une façon de regarder le passé et d’autres regardent l’avenir ; certaines remarquent si vous venez parmi elles, d’autres vous jettent un coup d’œil, d’autres encore vous laissent passer avec indifférence. Quelques-unes aiment les villes qui sont leurs voisines, d’autres sont chères aux plaines et aux landes ; certaines cités offrent leur nudité aux vents, d’autres ont des manteaux de pampre et d’autres des manteaux gris ; quelques-unes sont vêtues de blanc. Certaines disent la vieille histoire de leur enfance, chez d’autres elle reste un secret ; certaines villes chantent et certaines murmurent ; certaines sont courroucées et certaines ont le cœur brisé, et chaque ville a sa façon propre d’accueillir le Temps.
Je m’étais dit :
« Je verrai Andelsprutz arrogante de beauté. »
Et j’avais ajouté :
« Je la verrai en larmes à cause de sa conquête. »
Je m’étais dit :
« Elle me chantera des chansons, » et « elle restera silencieuse, » « elle sera tout vêtue, » et « elle sera nue, mais splendide. »
Mais les fenêtres d’Andelsprutz, dans ses maisons, regardaient d’un air hagard les plaines comme les yeux d’un fou mort. À l’heure, ses carillons sonnaient désagréablement et sans harmonie ; certains étaient désaccordés et les cloches des autres étaient craquelées ; ses toits étaient chauves et sans mousse. Le soir, aucune rumeur plaisante ne s’élevait de ses rues. Lorsque les lampes étaient allumées dans les maisons, aucun flot de lumière mystique ne se glissait dans l’ombre ; vous voyiez seulement qu’il y avait des lampes allumées. Andelsprutz n’avait point de manière à elle ; elle n’avait point d’air propre. Lorsque la nuit tomba et que les rideaux furent tous tirés, je perçus alors ce à quoi je n’avais pas pensé dans la lumière du jour. Je sus qu’Andelsprutz était morte.
Je vis un homme blond qui buvait de la bière dans un café et je lui dis :
« Pourquoi la ville d’Andelsprutz est-elle tout à fait morte et son âme enfuie ? »
Il me répondit :
« Les villes n’ont point d’âmes et il n’y a point de vie dans les pierres. »
Et je lui répliquai :
« Monsieur, vous avez dit juste. »
Je posai la même question à un autre homme et il me fit la même réponse, et je le remerciai de sa courtoisie.
Je vis alors un homme d’une taille plus élancée ; il avait des cheveux bruns et des sillons dans ses joues, pour qu’y coulent des larmes.
Et je lui dis :
« Pourquoi Andelsprutz est-elle tout à fait morte, et quand s’en fut son âme ? »
Et il me répondit :
« Andelsprutz espéra trop. Pendant trente années étendit-elle ses bras vers le pays d’Akla, tous les soirs, appelant Mère Akla à laquelle elle avait été volée. Tous les soirs, elle espérait et soupirait et étendait ses bras vers Mère Akla. À minuit, une fois par an, à l’anniversaire du jour terrible, Akla envoyait des espions poser une couronne contre les murs d’Andelsprutz. Elle ne pouvait faire davantage. Et cette nuit-là, une fois par an, j’en pleurais, car pleurer était l’humeur de la cité qui m’éleva. Tous les soirs, tandis que dormaient les autres villes, Andelsprutz restait assise, songeant et espérant, jusqu’à ce qu’il y eût trente couronnes à pourrir contre ses murs et les armées d’Alka ne venaient toujours pas.
Mais, après qu’elle eut espéré si longtemps, et la nuit que de fidèles espions lui avaient apporté la trentième couronne, Andelsprutz devint subitement folle. Toutes les cloches tintèrent horriblement dans les beffrois, les chevaux se cabrèrent dans les rues, les chiens hurlèrent tous, les stupides conquérants se réveillèrent et se tournèrent dans leurs lits pour se rendormir. Et je vis la silhouette grise et ténébreuse d’Andelsprutz se lever, et, après avoir orné sa chevelure de fantôme de cathédrales, s’éloigner à grands pas de la ville. Et la grande silhouette ténébreuse, qui était l’âme d’Andelsprutz, s’éloigna en marmottant vers les montagnes, où je la suivis – car n’avait-elle pas été ma nourrice ? Oui, je m’enfonçai seul dans les montagnes et, durant trois jours, enveloppé dans un manteau, je dormis dans leurs brumeuses solitudes. Je n’avais pas de nourriture à manger et à boire ; je n’avais que l’eau des sources de la montagne. Le jour, nul être vivant ne s’approchait de moi, et je n’entendais que le bruit du vent et mugir les fleuves de la montagne. Mais, durant trois nuits, j’entendis tout autour de moi, sur la montagne, les bruits d’une grande cité : je vis les lumières des fenêtres de hautes cathédrales étinceler somptueusement sur les pics, et parfois la lanterne vacillante d’une patrouille de forteresse. Et je vis l’énorme silhouette brumeuse de l’âme d’Andelsprutz assise, parée de ses cathédrales fantômes, et se parlant, les yeux fixés devant elle en un regard malade ; elle racontait d’anciennes guerres. Et son discours confus, durant toutes ces nuits sur la montagne, était parfois la voix des rues, puis des cloches d’église, puis des clairons, mais, le plus souvent, c’était la voix de la guerre rouge ; et ce n’était qu’incohérence, car elle était complètement folle.
La troisième nuit, il plut lourdement toute la nuit ; mais je restai là-bas à regarder l’âme de ma ville natale. Et elle restait toujours immobile, regardant devant elle, délirant ; mais sa voix était plus aimable maintenant, il y avait davantage de carillons dans cette voix, et de temps à autre un chant. Minuit passa, la pluie ruisselait toujours sur moi et les solitudes de la montagne étaient toujours remplies des murmures de la pauvre ville folle. Puis vinrent les heures après minuit, les heures froides durant lesquelles les malades meurent.
Soudain, j’aperçus de grandes formes qui se mouvaient dans la plaine et j’entendis le bruit de voix qui n’étaient pas celles de nos villes, de voix dont je ne connaissais encore aucune. Et bientôt je discernai, faiblement toutefois, les âmes d’une grande assemblée de villes, toutes penchées sur Andelsprutz et la réconfortant : les ravins des montagnes rugirent cette nuit-là des voix de villes qui s’étaient tues depuis des siècles.
Car il vint l’âme de Camelot, qui avait depuis si longtemps oublié Usk ; et il y avait Ilion, toute ceinte de tours, maudissant encore le doux visage de la ruineuse Hélène ; je vis là Babylone et Persepolis et le visage barbu de Ninive semblable à un taureau, puis Athènes pleurant ses dieux immortels.
Toutes ces âmes de villes qui étaient mortes parlèrent à ma ville cette nuit-là sur la montagne et la calmèrent, jusqu’à ce qu’enfin elle ne marmotta plus de la guerre, et ses yeux ne fixèrent plus sauvagement, mais elle enfouit son visage dans ses mains et, pendant quelque temps, pleura doucement. À la fin, elle se leva et, marchant lentement et la tête courbée, s’appuyant sur Ilion et Carthage, elle s’éloigna tristement vers l’est. La poussière des grand’routes tourbillonna derrière elle à mesure qu’elle avançait, une poussière fantôme qui ne se changea jamais en boue sous toute cette pluie diluvienne. Et ainsi les âmes des villes l’emmenèrent au loin ; elles disparurent peu à peu de la montagne et les anciennes voix moururent dans le lointain.
Jamais depuis ai-je vu ma cité vivante ; mais une fois je rencontrai un voyageur qui me conta que quelque part, au milieu d’un grand désert, se réunissaient les âmes de toutes les cités mortes. Il me dit qu’il s’était égaré une fois en un lieu où il n’y avait point d’eau et il entendit leurs voix qui parlèrent toute la nuit. »
Mais je dis à mon tour ;
« Une fois, je me trouvai sans eau dans un désert, et j’entendis une ville qui me parlait ; mais je ne savais si elle parlait réellement ou non, car ce jour-là j’avais entendu conter tant de terribles choses, dont quelques-unes seulement étaient vraies. »
Et l’homme aux cheveux bruns dit :
« Je crois que c’est vrai, bien que je ne sache pas où elle alla. Je sais seulement qu’un berger me trouva le matin, évanoui de faim et de froid, et me transporta ici ; et lorsque je revins à Andelsprutz, elle était, comme vous vous en êtes aperçu, morte… »
Dunsany
(Traduction inédite de Cecil Georges-Bazile.)
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(Lord Dunsany, traduit par Cecil Georges-Bazile, in La France libre, journal socialiste, première année, n° 145, samedi 23 novembre 1918 ; illustration de Sidney Herbert Sime)
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☞ Ce conte, « The Madness of Andelsprutz, » est tiré du recueil A Dreamer’s Tales, London: George Allen & Sons, 1910. Il a été traduit par Julien Green en 1923 pour le recueil Démons et Merveilles : contes fantastiques, refusé à l’époque par Gallimard et publié seulement en 1991, Paris : Éditions du Seuil. Il a été retraduit par Anne-Sylvie Homassel dans les Contes d’un rêveur, avec une préface de Max Duperray et les illustrations de S. H. Sime, Rennes : Éditions Terre de Brume, « Terres fantastiques, » 2007.
À notre connaissance, cette traduction de Cecil Georges-Bazile, non répertoriée jusqu’ici, constitue la toute première traduction de Lord Dunsany en langue française.
MONSIEUR N
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