Fernand Mysor, qui vient de mourir à l’âge de cinquante-quatre ans, était un des écrivains les plus probes, les plus nobles de ce temps. Il se tenait loin de la réclame et de l’agitation, à l’écart des chapelles et des coteries, ne vivant que pour son œuvre. La grande presse lui a consacré quelques lignes. C’est logique, Fernand Mysor n’étant pas un cabotin. On peut dire qu’il constituait une hautaine exception parmi les romanciers contemporains, avides de publicité, bâclant leurs ouvrages pour en retirer un profit immédiat. Tel n’était pas le « cas » de Fernand Mysor. Ennemi de toutes les combinaisons, il tranchait par sa sincérité sur la valetaille de lettres, et c’est sans doute parce qu’il ne pouvait s’adapter à nos mœurs d’arrivistes qu’il a prématurément disparu de ce monde. Artiste et savant à la fois, aimant la clarté et la limpidité, plein d’espoir dans le règne de la justice, pacifiste, convaincu et parfait honnête homme, ne faisant pas de politique, Fernand Mysor laisse une œuvre qu’on ne saurait négliger. La place qu’il occupe dans les lettres contemporaines est fort enviable. Cependant, il n’a pas eu la place qu’il méritait : elle eût été très haute, dans une société moins terre-à-terre.
L’auteur de ce chef-d’œuvre, La Ville assassinée, roman d’anticipations, se complaisait dans les sujets inactuels. Chacun de ses livres est solidement construit : le fond et la forme s’y marient harmonieusement, faisant sur le lecteur une impression profonde. Il faut relire les Poèmes de la Belle Étreinte, l’Absent, pièce en trois actes, le Cœur blessé, contes, la Négresse dans la piscine, Par T. S. F., Spasmes, romans. Ces œuvres ne laissent après leur lecture aucun vide dans l’esprit, et celui qui les a comprises se sent comme régénéré et meilleur. Semer des idées en un langage harmonieux, tel est le but que se proposait Fernand Mysor dans ses ouvrages.
Ce but, il l’a pleinement atteint avec ses romans de préhistoire. Marchant sur les traces de J.-H. Rosny aîné, le créateur du genre, il est resté, après lui, original et personnel. On peut dire qu’il était, avec l’auteur de Vamireh, le meilleur représentant du roman de préhistoire, évocateur des âges disparus.
Les Semeurs d’Épouvante nous ramènent à l’époque des grands sauriens, en cette période secondaire pendant laquelle le globe terrestre subit d’importantes transformations. L’homme n’existait pas encore, mais tout l’annonçait et le préparait. L’auteur l’a cependant placé au centre de son livre, afin de nous montrer combien l’espèce humaine eut à lutter pour arriver à dominer la nature et à prendre sa place parmi les êtres. Il suppose que son héros a fait un rêve qui le jette dans un monde chaotique, plein d’épouvante et d’embûches. Occasion pour Fernand Mysor de louer l’effort humain et de nous faire assister à la naissance de la civilisation.
Nous errons avec son héros en des paysages magnifiques, nous luttons avec lui, nous souffrons, nous créons. Les épisodes d’un tel livre, essentiellement dramatique, hantent longtemps notre esprit. Chaque page nous fait faire un pas en avant dans le domaine de l’imprévu et de l’inexploré. C’est une œuvre maîtresse qui nous fait penser et nous pousse à agir. Elle est pleine de beauté et de sentiment.
Avec Va’hour l’Illuminé, nous pénétrons au cœur même de la Préhistoire. L’auteur nous transporte dans le monde des chasseurs magdaléniens, artisans et artistes qui vivaient environ 20.000 ans avant notre ère. Le milieu est admirablement reconstitué. Les personnages vivent d’une vie intense. Les hommes qui habitaient les bords de la Vézère n’étaient point des « sauvages. » C’étaient, pour leur époque, des surhommes. L’un d’eux, Va’hour, incarne la civilisation du paléolithique supérieur. Il est l’animateur de sa tribu, le constructeur dont le regard scrute l’avenir et dont le cerveau pense plus loin que ceux qui l’entourent. Il guide ses frères vers un idéal de justice et d’harmonie ; il leur révèle le sens de la vie et la raison d’être de leur existence. Il est d’autres peuplades moins évoluées qui ne pratiquent pas la même religion d’amour et de fraternité. Va’hour parvient à en faire des êtres civilisés, des hommes vraiment nouveaux. Va’hour, le Héros de la Paix, l’apôtre de la fraternité humaine met en pratique, bien avant le Christ, la formule salvatrice : « Aimez-vous les uns les autres. »
Je ne puis donner ici qu’une très brève esquisse de ce livre qui abonde en paysages pittoresques, en situations tragiques, en nobles caractères d’hommes et de femmes, et qui n’est pas seulement un beau livre, mais encore un bon livre. Va’hour l’Illuminé est une œuvre maîtresse qui restera et finira par s’imposer lorsque la vague de bluff qui sévit présentement dans le monde des lettres aura rejoint le néant.
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(Gérard de Lacaze-Duthiers, in L’Esprit français, troisième année, nouvelle série, n° 61, 10 juillet 1931 ; illustration de Rod Ruth)
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(in La Pensée française, libre organe de propagation française et d’expansion républicaine, quatrième année, n° 88, 8 décembre 1924)
Compiègne.
Je battais la forêt, sac au dos, depuis l’aube. Au détour d’un sentier, le feuillage se déchira tout d’un coup, et les étangs m’apparurent dans une éblouissante vision. La forêt les tenait là enserrés, immobiles. Tout autour, la végétation se pressait haletante, dans une plus large poussée pour boire l’eau féconde et, comme surexcitée, elle étendait ses branches vers cette grande trouée, où l’air passait libre, où tombait le soleil.
Il y eut au bruit de mes pas le sauve-qui-peut d’une alerte ; les poissons gagnèrent le large ; j’entendis couler entre les roseaux les poules d’eau craintives ; et les grenouilles surprises plongèrent avec un grand bruit ; puis… plus rien.. On n’entendit plus rien, que le crépitement des ailes de libellules qui rentraient en chassant ; et, loin, dans les bois, la phrase brève d’un rouge-gorge qui, sans se lasser, répétait sa chanson.
Le jour tombait. Un brouillard d’une gaze impalpable flottait sur les eaux, teinté d’azur pâle, et traînant dans ses plis l’or fluide des rayons réfrangés.
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Oh ! les eaux sont troublantes ! De terribles inconnues semblent se dégager de ce milieu tout plein de mystères : c’est là que la vie a pris naissance, que les êtres ont vagi sur la terre pour la première fois. Une vie intense y grouille encore, d’animaux singuliers ; et, je les revoyais, pour les avoir chassés, autrefois, les vers de vase, les larves, les dytiques, les tritons, les bêtes glaireuses et sans forme, les salamandres au corps en deuil, et les poissons, créatures étranges, faites d’armures d’argent, ayant des yeux qui ne ferment pas et des bouches sans voix.
Le crépuscule commençait à descendre. Le vent du soir courait en murmurant, ridant les eaux, courbant les roseaux bruns, m’apportant avec de longs soupirs la tiède haleine des forêts. Les libellules dormaient et le rouge-gorge depuis longtemps avait tu sa chanson.
L’heure était d’un charme suprême.
Je ne sais pourquoi il me vint à l’esprit ces mystérieuses ballades, ces histoires de voix qui vous appellent au fond des eaux.
Je pensais aux Sirènes, à la reine Mab, à Loreley, au roi des Aulnes, aux eaux qui vous tentent et vous tuent…
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Tout à coup les grenouilles se mirent à coasser les notes monotones de leur sardonique nocturne ; on eût dit un chapitre de moines nasillant dans la nuit quelque fantastique office des morts, et des feux follets dansaient dans les roseaux, semblant porter des torches.
Une chouette cria, au loin ; et alors il se fit un grand, bruit, un grand bruit d’eau qu’on trouble, les étangs bouillonnèrent et j’en vis sortir une dégoûtante mêlée de monstres horribles.
C’étaient les espèces formidables endormies, depuis des milliers et des milliers de siècles, dans les entrailles de la terre. Je les vis s’élevant de la vase primitive, étranges, immenses, démesurés, et tous horriblement armés de leurs becs de bronze, de leurs griffes d’acier, de leurs dents menaçantes. Tous monstrueux ! Car c’étaient là les grossières ébauches, par quoi la Nature préludait à ses créations.
Les uns prirent leur vol, lourds et balancés sur leurs ailes bizarres ; d’autres s’en allaient hurlant, la trompe au vent ; d’autres encore bondissaient ou rampaient, tordant dans des enlacements terribles leurs corps écailleux.
Et tout ce monde se dressa devant mes yeux et les volcans allumèrent leurs colères ; et, dans je ne sais quelle buée infernale, sous les forêts gigantesques dont les arbres ont perdu leurs noms, j’entendis hurler les cris de guerre, de fureur ou d’effroi ; et je vis les grands égorgements, dont nul ne sait l’histoire.
L’eau qui montait les engloutit.
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Et la terre était habitée.
C’étaient maintenant des villes, aux clochetons sans nombre, enfermées dans leurs ceintures de pierre. Les cloches et les buccins sonnaient l’effroi aux foules accourues qui, du haut des remparts, montraient de leurs mains affolées, au loin, les grands marais stagnants, où, dans la vase, les derniers survivants des époques disparues cachaient leurs têtes mises à prix.
Et, comme tous se lamentaient, un chevalier bardé de fer se faisait ouvrir les portes, et marchait, béni par les prêtres, au dragon mangeur d’hommes.
Je revoyais les duels horribles, le combat corps à corps dans la fumée et dans le sang, et le monstre râlant, enfin, la mort sous le glaive triomphant.
Et le vainqueur acclamé rentrait au son des cloches dans la ville en liesse.
Et maintenant, c’étaient dans les cités, sous de hauts hangars au jour douteux, les mêmes monstres étalant, dans leur rigidité de pierre, leur squelette prodigieux ; et, dans les orbites vides, les yeux n’étaient plus qui virent fumer les volcans et monter les déluges aux premiers jours du monde.
Ossatures puissantes, anatomies inconnues, ruines mélancoliques des cycles effacés, elles étaient là, contemplant de leurs yeux sans regard nos petitesses éphémères.
Oh ! il y a là quelque chose qui trouble l’âme, plus encore que la mort : une forme créée a disparu sans retour, le néant l’a reprise ! Cependant, tout être appelé à la vie doit renaître dans sa postérité ou ressusciter à une vie suprême. Et ceux-là sont morts, morts, sans retour; et, sans retour, leurs formes sont à jamais perdues.
Celui qui les tira du néant s’était-il donc trompé ? Pourquoi les déluges les ont-ils repris ?
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La nuit était venue. Un garde passa. Je repris le chemin.
De loin en loin, des chiens hurlaient au vagabond qui battait si tard la grand-route.
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(Frédéric Cousot, in Le Figaro, supplément littéraire, quinzième année, n° 36, samedi 7 septembre 1889)
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Adolf Oberländer, « Der Kampf mit dem Drachen, » d’après la ballade de Schiller, 1883
Peuple imaginaire de Lucien. Ils étaient montés sur des puces grosses comme des éléphants.
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(Collin de Plancy, Dictionnaire infernal, ou Bibliothèque universelle sur les êtres, les personnages, les livres, les faits et les choses qui tiennent aux apparitions, à la magie, au commerce de l’enfer, aux divinations, aux sciences secrètes, etc., Paris : P. Mongie, 1826 [deuxième édition])
À Maurice Renard.
Quand le jeune prince Zorab monta sur le trône d’Alvousie, il reçut en grande pompe les généraux de son royaume et leur tint ce langage :
« Messieurs, vous êtes les premiers d’entre mes sujets. Ce qui fait la solidarité d’un État, c’est la force de son armée. Veillez à la rendre plus puissante, plus glorieuse et plus redoutable. Vous aurez bien mérité de votre souverain. »
Les généraux se retirèrent, le cœur gonflé d’un orgueil martial. Ils voyaient en rêve, les guerres prochaines, les frontières élargies, l’Alvousie accrue de territoires, de richesses et de soldats. Chacun d’eux supputait déjà les récompenses et les honneurs dont il serait comblé, tant il est vrai que, chez l’homme, la vanité n’est que trop souvent l’aiguillon du devoir.
Le roi manda ensuite les savants. Il en vint de très vieux, bossus et chenus, à dos de mule ou à dos de chameau, des plus lointaines cités du royaume. Le jeune monarque les accueillit avec plus de hauteur et leur dit :
« Messieurs, votre sapience vous range à la suite des généraux. Votre savoir nous est précieux puisque la guerre ne saurait, aujourd’hui, se passer de l’état de la science. Travaillez à perfectionner nos armes : telle est ma volonté. »
Les vieillards se retirèrent un peu désappointés, car le roi ne leur avait pas dévolu la première place. Ils se jurèrent de prendre le pas sur les généraux en travaillant à rendre épouvantables autant qu’impersonnels les moyens de combat. Le plus vieux et le plus voûté des savants, qui était secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, s’écria, sarcastique :
« Nous sommes les cerveaux. Les généraux ne sont que les bras ! À qui donc revient la primauté ? »
Enfin, le jeune monarque convoqua les philosophes. On en comptait une douzaine tout au plus, car la sagesse ne florissait guère au royaume d’Alvousie. Ils étaient morveux, baveux, nerveux et verveux ; quelques-uns, même, d’esprit creux. Ils se chamaillaient si bruyamment en gravissant les degrés du palais que les gardes crurent à une bande de factieux et pointèrent leurs baïonnettes vers leurs poitrines.
« Messieurs, fit le roi Zorab, je ne puis vous assigner proprement aucun rang dans la hiérarchie sociale. Vous êtes des rêveurs plutôt que des gens sérieux. Ne voyez point un reproche trop sévère dans ces paroles : il faut rire après les affaires graves et je vous tiens pour de prodigieux amuseurs. Vous savez dire les choses les plus austères avec les paraboles les plus exquises. Je veux sur-le-champ éprouver votre esprit. Que votre doyen s’avance. »
On vit alors le vénérable Bouranab se détacher du groupe de ses confrères et marcher d’un pas ferme vers les marches du trône.
« Vieillard, reprit le jeune monarque, conte-nous l’histoire merveilleuse des hommes. »
Bouranab se redressa, autant que lui permettait son grand âge, rajusta sa tunique marmiteuse et commença :
« Sire, les hommes étaient nus et barbares. Ils se nourrissaient des racines de la terre et de la chair des animaux contre lesquels ils luttaient au sein des forêts immenses. Ils étaient la proie des bêtes féroces et leur sort était misérable lorsque Jéhovah leur fit don d’une plante précieuse dont ils tirèrent un suc merveilleux, capable à la fois de leur apporter la clé des énigmes et d’améliorer leur sort matériel.
Les hommes, donc louèrent hautement Jéhovah et cultivèrent la Plante. Ils en exprimèrent le Suc qui, versé sur le sol, défricha les landes et fit pousser les moissons. Répandu sur les rochers, il les délita, en rassembla les blocs et fit les cabanes et, plus tard, les maisons, les pont jetés sur les fleuves et jusqu’aux palais des rois. Il fit sortir des entrailles de la terre les minerais et créa les métaux qui servirent à façonner le soc des charrues et le fer des haches que les hommes levèrent contre les bêtes de proie.
Le suc, baignant les roseaux, fit la syrinx par quoi l’homme apprit le chant et le rêve. Du papyrus des bords du Nil, il fit le sublime réceptacle de la pensée. Il transforma en étoffes la laine des brebis, en cuir la peau des rennes et des aurochs. Il fit jaillir du bois la flamme que rêvèrent tous ceux qui lèvent la tête vers le ciel, parce qu’elle réchauffe et répand, dans les ténèbres, les rayons de Jéhovah.
Les hommes avaient découvert, au temps lointain qu’ils habitaient les cavernes, une Bête malfaisante qui, de ses crocs et de ses griffes, faisait œuvre de mort. Ils éprouvèrent qu’en l’abreuvant du précieux Suc, elle gagnait en force et en férocité. Les hommes aiguisèrent ses instincts au dépens de leurs semblables : des millions d’hommes furent, au cours des âges, engloutis par la Bête.
Les hommes, cependant, avaient cultivé la Plante au point qu’elle couvrait la terre entière de floraisons épanouies. Si abondant était le Suc qu’il produisait des merveilles : le monde se parait d’industries prestigieuses et le sort des humains était si beau et si enviable que les dieux de l’Olympe eussent semblé, par comparaison, de piteuses créatures.
Mais, hélas, les hommes avaient continué à nourrir la Bête monstrueuse. Chaque peuple s’appliquait à la conquérir. Tous l’abreuvèrent de Suc en telle profusion qu’elle devint épouvantable et décima des peuples entiers.
Rien, Sire, n’arrête un torrent déchaîné. Voulant gagner la Bête, tous les hommes la servirent au point que tout le Suc de l’univers fut employé à gaver le monstre. Est-il besoin, Sire, que je dépose aux pieds de Votre Majesté le dénouement de cette histoire ? »
Le vénérable Bouranab s’arrêta et, dans ses yeux bridés par l’âge, passa un éclair de ruse. Derrière lui, – il l’avait prévu, – ses collègues piaillaient à l’envi.
« La Bête est devenue formidable et a dévoré tous les hommes ! cria l’un d’eux.
– Non, rétorqua un autre ; la Bête s’est gorgée jusqu’à crever. Et les hommes sont morts d’inanition autour d’elle, après lui avoir jeté en pâture leurs dernières gouttes de Suc ! »
Le roi, à ce moment, partit d’un grand éclat de rire.
« Rhéteurs admirables ! dit-il, il importe fort peu que je choisisse entre ces dénouements. Le résultat n’est-il point le même ? Tous les hommes sont morts par la Bête !… À présent, vieillard, éclaire ton apologie et explique-nous ce que sont cette Plante, ce Suc et cette Bête mangeuse d’hommes. »
Les vieilles joues de Bouranab, ridées et jaunes comme les parchemins des zélés bénédictins du moyen âge, s’empourprèrent de joie et il répondit, prosterné :
« Sire, votre sagesse est grande. Les deux dénouement aboutissent au même désastre. La Plante, c’est l’intelligence ; son Suc n’est autre que la Science. Et dans la Bête, vous aurez reconnu la guerre, qui engloutira un jour toute l’humanité, à moins que les hommes ne préfèrent mourir de misère en concentrant vers elle toutes leurs énergies… »
Les paupières du jeune roi se mouillèrent et il s’écria :
« Vieillard, tu es le premier de mon royaume ! Fais revenir les savants, éclaire-les de tes lumières, défends-leur d’asservir leur science à la guerre ! J’ordonne qu’on t’obéisse ! »
À ce point comblé, Bouranab fit pousser l’olivier sur la terre d’Alvousie. Et comme cette plante est douce et charmante, elle envahit, dit-on, le pays d’alentour et gagna tout l’univers. Ainsi fleurit la paix entre les hommes…
Mais ce récit est fait, hélas, pour les âges futurs…
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(Henri-Jacques Proumen, « Contes et nouvelles, » in Le Populaire, quotidien du parti socialiste (S. F. I. O.), treizième année, n° 2863, mardi 9 décembre 1930 ; repris dans le n° 3325, mercredi 16 mars 1932 ; illustrations de Marcus Behmer [sous le pseudonyme de Maurice Besnaux], pour la revue de Franz Blei, Der Amethyst, n° 6-7, mai-juin 1906)
Une sourde puissance, je ne sais quel instinct profond et irrésistible, me poussait à revenir au berceau de mon enfance. J’étais affreusement las, désabusé. La vie – toute une vie– m’avait trompé. Mon passé n’était tissu que de défaites, et la vieillesse, pourtant, m’avait déjà saisi de ses doigts secs.
De tous mes biens, il ne me restait que la vieille maison campagnarde où mes jeunes années avaient gambadé dans l’ensoleillement des étés lointains… Je voulus la revoir après vingt ans. Ce fut tout à coup un désir impérieux, dont les raisons se mêlaient en moi confusément. Il me semblait que j’allais retrouver là-bas toutes sortes de douceurs mélancoliques, quelque chose des morts qui m’avaient tant chéri, un peu de tendresse familiale, ne fût-ce qu’en poussière, et, demeurée là, éparse, fantomale, ma jeunesse bien-aimée qui m’offrirait, pour y pleurer, son épaule d’ombre… Qu’était-ce, véritablement, que ce pèlerinage ? Qu’allais-je chercher dans la vieille maison fermée depuis vingt ans ? Un réconfort ? Une caresse ? Un appel à l’énergie ? Un voluptueux surcroît de douleur ? Une invitation à la retraite ?
Je pris le train. Je voyageais vers le passé. Une voiture villageoise m’attendait à la station où je descendis. Enfin, le vieillard qui, depuis vingt ans, gardait le domaine, ouvrit pour moi le portail vermoulu et la maison décrépite.
Le matin rayonnait. Par les fenêtres si longtemps closes, le grand soleil dardait sa lumière véhémente ; et les bonnes vieilles choses, éblouies, m’en paraissaient gênées, au point que je leur prêtai des yeux clignotants.
La maison, que les paysans appelaient « le château, » était vaste. Je passai d’abord de chambre en chambre avec une hâte singulière, impatient d’avoir parcouru le logis et de m’être assuré que rien ici n’avait changé, d’un bout à l’autre et du haut en bas. Avais-je donc grandi depuis vingt ans ? Ou bien la demeure avait-elle fini par se ratatiner comme une centenaire qu’elle était ?… Ce fut ma première impression, aussitôt noyée dans l’afflux tumultueux des souvenirs. Surgi du décor et de ses arômes, un monde d’apparition émouvantes se levait dans mes pas. L’escorte de mon enfance m’entourait d’une foule irréelle et flottante. Une émotion exquise et pourtant funèbre me tenait à la gorge. Et maintenant il me tardait de reprendre ma visite en détail et d’interroger chaque objet sur ce qu’il savait de moi-même.
*
Le soir me trouva dans le salon. C’était l’heure où jadis les domestiques allumaient ces lampes dont les globes ne s’éclairaient aujourd’hui que d’un reflet du couchant. Je boutai la flamme à toutes les bougies des candélabres, je me laissai tomber dans un fauteuil qui gémit ; c’est alors que mes yeux, fatigués par toutes les visions d’une triste existence, fixèrent l’une des cordelières rouges qui pendaient de chaque côté de la glace, au-dessus de la cheminée. L’une d’elles ne servait à rien, on ne l’avait posée là que pour la symétrie ; l’autre était un cordon de sonnette.
Je me levai, ému de tout ce que mon geste allait réveiller ; je tirai la torsade soyeuse qu’un gland terminait par de longs effilés. Des grincements coururent le long des corniches, et très loin, tout là-bas, dans l’office, une clochette tinta mélancoliquement.
Ma solitude revêtit une sorte de deuil. Ah ! sonnette ! Sonnette agitée au fond du temps !… Je me rappelais…
Ces sonnettes surannées gardaient à mes yeux un prestige bizarre. Elles évoquaient une étrange frayeur enfantine. Autrefois, sur mes instances, c’était à moi que ma grand-mère laissait le soin de sonner les gens. Monté sur un tabouret, j’étais fier de saisir, de mes deux petites mains, le gland qui crissait, et de provoquer dans le lointain des aîtres cette musique tintinnabulante qui faisait accourir, dans telle ou telle chambre, Barbe ou Clémentine, Dominique ou Constant…
À cette époque dorée, ma grand-mère entretenait un train de six domestiques. Chacun d’eux venait aux ordres selon le nombre des coups de sonnette. Il m’arrivait donc d’avoir à sonner six coups de suite (c’était, il m’en souvient, pour la cuisinière).
Mais, un jour, il m’échappa :
« Et si je sonnais sept coups ?
– Si tu sonnais sept coups, me dit ma grand-mère qui ne badinait pas avec l’éducation, c’est le diable qui viendrait, pour t’emporter !… »
Le diable ? J’en restai tout interdit. Et jamais, malgré de fréquentes envies, malgré de terribles tentations, jamais je n’avais eu l’audace de sonner les sept coups redoutables, persuadé qu’au septième Satan serait sorti de la cheminée pour m’entraîner aux Enfers.
Or, ce soir-là, ce soir de détresse et de désespérance, l’idée baroque me vint de jouer avec mon ancienne terreur, d’enfreindre la puérile défense de feu ma grand-mère. Un sourire, dont je sentis la tristesse, effleura mes lèvres ; et je tirai sept fois la sonnette d’antan.
Je savais bien, je savais trop que personne ne viendrait, surtout vêtu d’écarlate, « l’épée au côté et la plume au chapeau. » Personne ne vint, en effet – du moins de telle sorte que je pusse m’en apercevoir.
« Oh ! ma douce, ma mystérieuse et naïve enfance ! pensai-je seulement. Qu’ai-je fait de toi ? »
Plongé dans une amère rêverie, je regardais douloureusement le câble de soie dont ma main serrait encore l’extrémité… Ce câble constituait, somme toute, une excellente corde, solide et suffisamment longue… On l’eût passée fort aisément dans cet anneau qui marquait le milieu du plafond, au centre d’une rosace…
« Mourir ! Oui, oui, me dis-je, voilà pourquoi je suis venu ! »
D’une secousse, je rompis l’attache supérieure de la cordelière. La clochette éloignée eut un sursaut retentissant et la corde rouge tomba dans mes mains.
Je fis un nœud coulant.
Mais une voix intérieure – une voix de vieille dame péremptoire – me dit tout à coup avec une netteté extraordinaire et une ironie sans pareille :
« Eh bien, tu vois : le diable est venu, mon garçon ! »
Vraiment, je me sentis glacé de la tête aux pieds. Le crime que j’allais commettre sur moi-même m’épouvanta… Je rejetai le cordon de sonnette avec son nœud coulant, et je crois bien avoir murmuré quelque chose comme : « Vade retro, Satana ! » tellement j’étais las et faible, en ce soir lugubre où j’ai chancelé.
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(Maurice Renard in L’Intransigeant, « Les Contes de l’Intransigeant, » quarante-sixième année, n° 16449, mardi 18 août 1925 ; repris en volume dans Le Carnaval du mystère, Paris : Georges Crès et Cie, 1929)
« Soudain, une pierre qui roule, un cri !… La pioche mettait à découvert un crâne bestial, bombé déjà, extraordinaire, dont les orbites vides s’emplirent pour moi d’un regard infini, plongeant à travers des myriades de siècles : L’ancêtre, l’ancêtre qui ressuscitait ! »
( « Le Savant fanatique, » d’un jeune auteur, 1907)
« Les abbés Bouyssonie et Bardon viennent de découvrir un homme-singe. »
(Tous les journaux, 1908.)
Enfin, le voilà reçu officiellement sous la coupole. Qui ça ? Le « pithécanthrope, » parbleu ! La presse a négligé de nous dire de quelle langue s’est servi le récipiendaire pour répondre au discours d’installation que lui adressa M. Edmond Perrier : ne froissons aucune nationalité et mettons que ce soit l’espéranto.
Tout de même, j’en éprouve un petit chatouillis de satisfaction, ayant fort prôné sa candidature ; car je me vante aujourd’hui d’avoir, pour la première fois de sa vie – ou de sa survie, si vous préférez – mené ce grand-papa au théâtre.
Aussi avec quelle émotion je pris hier le chemin du Muséum, c’est ce que je vous laisse à imaginer. Lorsque, muni d’une introduction de M. Perrier, je sonnai à la porte du laboratoire de M. Boule, savez-vous qui venait d’en sortir ? Le président du Conseil lui-même, à qui rien d’humain, ni de préhumain, n’est étranger ; entre une audience et une interpellation, il s’en était couru comme moi déposer sa carte chez l’Ancêtre.
« Est-il vrai !… m’écriai-je, brûlant toute politesse à mon hôte dans le premier feu de mon impatience, le missing link est enfin trouvé ?
– Vous m’abordez, me répondit M. Boule, non sans un sourire malicieux, dans les mêmes termes que M. Clemenceau ; il s’est campé là devant le fossile en s’exclamant : « Ainsi, ça y est, ce n’est plus un mythe !… » Et avec une courtoisie exquise, en passe de devenir préhistorique, le directeur du laboratoire me présenta le nouveau pensionnaire.
C’est un crâne pétrifié que revêt une chaude patine de rouille sur fond d’ivoire, et cette bigarrure lui prête un aspect de vivacité sous les stigmates de son long séjour au sein de la strate. Homme ou brute ? On ne peut décider, c’est la perfection de l’équivoque : les menus insignes de la race simienne dont il s’ornemente, sont indiscutables et, néanmoins, – pour vous citer le mot d’un autre savant, M. Manouvrier, que je suis allé consulter aussi sur son perchoir, dans les combles du musée Dupuytren où il collectionne nos portraits de famille, – et néanmoins « c’est un vrai cerveau de Parisien ! » Clemenceau lui-même s’y est reconnu, et il s’y connaît, je pense. Bref, ce parent pauvre qui nous revient du fond de sa province après un exil de cinquante mille ans, se sent très à l’aise parmi notre luxe électrique ; ce vieux de la vieille, impose le respect de sa calvitie : toi, mon lecteur, dans quelques années, tu feras une figure aussi sommaire, et je voudrais t’y voir dans cinquante mille !
Enfin, pour achever de vous le dépeindre, je note ce hasard qui est symbolique ; les premiers coups de pioche des bons abbés qui l’exhumèrent l’ont marqué au front comme d’un signe d’honneur, à l’endroit même où s’ébaucha la pensée humaine…
« Estimez-vous que cette découverte, demandai-je au savant paléontologue, corrobore ou non la théorie du transformisme en ce qui concerne l’origine de l’homme ? »
Pour toute réponse, M. Boule aligna devant moi six crânes, dans l’ordre même où je les exposai au foyer du théâtre Antoine : celui d’un chimpanzé en tête de file, puis par progression de mérite, c’est-à-dire à raison de leur développement, les crânes de Java, du Néandertal, celui-ci de la Chapelle-aux-Saints, celui d’un Australien actuel, et enfin le chef de l’Homo sapiens. De bout en bout, sans solution de continuité, la chaîne se tenait, et mon regard glissait d’un crâne à l’autre sans heurt ni surprise, sans même le soupçon que chacun de ces légers intervalles était un abîme millénaire !
Il apparaît donc que la preuve est faite, autant qu’elle se peut en pareille matière, à savoir par voie de rapprochement logique et de présomption impérieuses : l’acte de naissance de l’humanité a été signé dans une forêt vierge de l’âge quaternaire par la main velue d’un anthropoïde. Du jour où Darwin prophétisa ce missing link, comme Le Verrier la planète Neptune, les orthodoxes hurlèrent en chœur : « Montrez-le nous !… » Or, à chaque fois qu’on le leur montre, ils le récusent : « Ce n’est qu’un fragment, » ou bien encore : « un dégénéré ! » L’année dernière, d’excellents confrères de la presse fossile, et notamment M. Paul Souday, m’accablaient de leur meilleur sourire : « Ce jeune auteur se la baille belle ! Il assoit sur une fable la donnée sociale de sa pièce ! Jamais, jamais on n’a découvert le missing link… » Qu’en dites-vous, cette fois, mon cher confrère ? J’eus l’avantage de vous faire connaître le pithécanthrope d’Eugène Dubois, que vous ignoriez.
Ouïtes-vous parler du pithécanthrope de la Chapelle-aux-Saints ? Celui-ci est de beaucoup plus remarquable, étant le premier qui ait consenti de nous montrer sa face au lieu de nous tirer une révérence à la dérobée, en nous jetant au nez sa calotte crânienne. Et combien probant son témoignage, quand on considère que ce dernier venu a comblé un vide, non au point de départ, mais au terminus de la descendance, à proximité immédiate de l’homme ! Nous logeons maintenant sur le même palier ! Ainsi, mes bons amis de l’orthodoxie, vous n’avez plus qu’une échappatoire, c’est d’exiger, avant de vous rendre, qu’on déterre sous la crypte de Notre-Dame un pithécanthrope prévoyant, qui tienne entre ses doigts de squelette un parchemin avec cette mention : « C’est moi qui suis le missing link, le fils du singe et le père de l’homme. »
Reste, il est vrai, une objection de tout autre ordre, et je vous la souffle : elle m’a été faite il y a fort peu de temps par la Semaine religieuse de Genève, un des grands organes du protestantisme ; c’est à savoir qu’on a relevé des traces de l’homme très antérieures au pithécanthrope. Rien de plus exact. On n’oublie qu’un point, et je traduis ici la pensée des savants que j’ai consultés, c’est que, lorsque cet homme ressuscitera, lui qui déjà se taillait des armes et des outils qui ont survécu à ses ossements, il se trouvera être plus singe encore que le pithécanthrope ! Méfiez-vous donc de ce suprême espoir en l’inconnu : c’est le pavé de l’ours que vous suspendez au-dessus de vos têtes. Et puis, Messieurs, réfugiez-vous dans la symbolique de l’abbé Loisy qui permet de tout interpréter, mais soyez beaux joueurs en face de la science : votre dernière carte est perdue, car il faut convenir que ces deux braves abbés de la Corrèze, qui ont découvert un pithécanthrope dans une chapelle où trônaient des saints, viennent de jouer là un tour de singe à l’orthodoxie de Pie X, aussi bien qu’à celle de Calvin !
Or, tandis que M. Boule se détournait pour aller me chercher son rapport qui paraît en même temps que ces lignes, je saisis à pleines mains le crâne de l’Ancêtre et je lui dis :
Litanies au pithécanthrope.
« Toi qui me tends un miroir sordide, je t’avoue pour père ; je me regarde en face dans ta face ;
Ne va pas croire que je tire vanité de voir plonger mon origine jusqu’à ta bassesse ; mais j’y gagne la fierté d’être monté vers un peu de noblesse par tes propres forces: tu es beau déjà de ton effort vers moi ;
L’Esprit n’a point créé dans sa sagesse dès le commencement, il se cherche à travers l’évolution : en est-ce moins l’Esprit, s’il se trouve ?
Ainsi la déchéance n’est plus au bas, mais au haut de l’échelle en cas de culbute : tu nous es ensemble un encouragement à nous surmonter à l’infini, et un avertissement à ne pas succomber au poids du passé ; nous savons maintenant où nous retomberions !
En vérité, tu fus l’animal religieux, le singe mystique, toi qui portais un mufle de bête et qui cependant mourais à genoux, dans la pose rituelle où l’on t’a retrouvé ;
Et je me penche vers toi pour communier dans ta religion qui, pas plus que ta race, ne t’a trompé, mais s’est dépassée ; car ma raison la plus lumineuse, comme ta confuse imagination, est étreinte d’angoisse devant un mystère qui s’est agrandi en se reculant ;
Ton âge sans doute ignora le baiser ; si j’avais pu, par anachronisme, te tomber jadis sous la patte, je n’aurais éprouvé que ta morsure pour tout embrassement, ô ancêtre ;
C’est pourquoi je veux te rendre, en piété meilleure, ce que tu as fait pour moi en efforts obscurs… »
Et, portant à mes lèvres le crâne bestial, j’y mis un baiser religieusement.
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(Paul-Hyacinthe Loyson, in Comœdia, troisième année, n° 460, samedi 2 janvier 1909 ; les deux illustrations sont extraites de l’article)
« Messieurs et vénérés collègues, dit le président, malgré la loi sacro-sainte, que nous nous sommes imposée, de n’être jamais étonnés devant rien, vous êtes étonnés, je le vois, d’avoir été convoqués ici personnellement, et de m’entendre discourir en vieux langage articulé, alors que, depuis trente siècles déjà, les délibérations de la Polytechnique et Souveraine Assemblée se font par téléphone et au moyen de formules algébriques.
Croyez bien que, pour déroger à d’aussi antiques et raisonnables habitudes, il m’a fallu de tout-puissants motifs. Je vais vous les exposer de mon mieux.
Voici trente siècles, vous le savez, que l’ère des découvertes est close, toutes les cause positives et connaissables formant désormais comme un clavier sans lacune, si j’ose m’exprimer ainsi, sous la main sûre et ingénieuse des virtuoses de l’application. Subtiliser les analyses, raffiner les chimies, perfectionner les machines, obtenir de la nature tout son rendement et le meilleur rendement, c’est à quoi s’occupe exclusivement la Science Suprême dont nous sommes les fidèles dépositaires.
Elle s’en acquitte au contentement général, nous pouvons le dire, avec un légitime orgueil, d’autant qu’elle a eu la modestie préalable de proclamer la définitive abolition des mystères, et par conséquent l’impossibilité absolue de nouvelles inventions.
Et c’est bien pourquoi, depuis trente siècles, les délibérations de la Polytechnique et Souveraine Assemblée se font par téléphone et au moyen de formules algébriques.
Est-il besoin de plus, en effet, pour échanger quelques idées, ou plutôt quelques chiffres, touchant de menus progrès tels que ceux réalisés dernièrement, par exemple, dans la composition de l’Élixir cérébreux, dans l’automatisme du Phonographoscope interastral, dans la polarisation double-inductive et rétroversive des courants d’éther nébulosiforme qui alimentent la Dynamopanspermique de l’Infantogène ? Évidemment non.
Je ne vous aurais donc pas, messieurs et vénérés collègues, convoqués ici personnellement, s’il s’était agi d’une de ces applications de science courante auxquelles suffit le colloque téléphonoalgébrique. Je vous respecte et me respecte trop pour avoir eu même l’idée d’une semblable gaminerie.
Mais, en vérité, je ne pouvais pas ne pas déroger à nos antiques et raisonnables habitudes, étant donnée la prodigieuse communication que j’ai à vous faire aujourd’hui.
Messieurs, entre notre positive et omnisciente époque, trente siècles après qu’on a proclamé solennellement la définitive abolition des mystères, et par conséquent l’impossibilité absolue de nouvelles inventions, un homme s’est trouvé, un fou sans nul doute, peut-être un criminel, en tous cas un anthropoïde constituant un cas tératologique, bref, un monstre, qui prétend au titre d’inventeur et dont les étranges découvertes sont, en effet, inexplicables à nos calculs comme si elles recelaient du mystère.
Cet anormal individu a l’audace d’affirmer qu’il est capable de se nourrir sans avoir recours aux procédés de notre chimie ; qu’il sait produire une substance alimentaire et une boisson supérieures à notre Élixir cérébreux, et qu’il n’a besoin ni du Phonographoscope interastral pour dialoguer avec les étoiles, ni de la Dynamopanspermique pour subvenir aux nécessités de la procréation animale.
Je dois reconnaître, d’ailleurs, en toute loyauté, qu’il étale son insolente affirmation de preuves matérielles réellement irréfutables.
Loin du laboratoire officiel où se distille l’Élixir cérébreux, loin de l’observatoire central où s’enregistrent les interastrales informations du Phonographoscope universel, loin de l’usine brevetée où fonctionne l’Infantogène, il est resté pendant vingt ans dans l’île déserte que nous conservons à cet état comme spécimen de l’antique terre sauvage ; et là, il a vécu grâce à ses inventions ; et là, il s’est entretenu avec les étoiles dans le seul langage (dit-il) qui leur convient ; et là, enfin, il a construit de rien (telle est son expression) des espèces d’homunculi qui, ma foi, ressemblent assez à des effigies humaines.
Mais peut-être, objecterez-vous, messieurs et vénérés collègues, que nous avons affaire à un effronté charlatan, lequel a simplement imaginé quelques applications inédites des chimies et mécaniques en vogue, et nous offre les résultats de ces applications sans nous en dévoiler le processus.
Par malheur, l’objection tombe d’elle-même quand on sait (et j’ai l’honneur de vous le certifier pertinemment) que le personnage en question est un de ces tristes sires, ataviques reliquats de l’humanité passée, conservés eux aussi comme spécimens de ce qu’ont pu être nos prédécesseurs sur la terre. Il reproduit, trop fidèlement, hélas ! le type disparu (contenez, je vous prie, une hilarité bien légitime), le type disparu, dis-je, du Poète. Cela connu, vous voyez que nous n’avons à craindre ici aucune supercherie scientifique.
Ce que nous avons à craindre est autrement grave. Il y va des bases mêmes de la Science, que ce misérable prétend tout bonnement à saper. Car cette substance et cette boisson, par quoi il veut remplacer l’Élixir cérébreux, ce langage irréductible à l’algèbre et au moyen duquel il communique avec les astres, cet art qu’il possède de procréer sans l’aide de la Dynamopanspermique, il a l’outrecuidance de déclarer que tout cela n’est absolument pas de notre domaine. Ses produits merveilleux et infâmes, il se vante de ce qu’ils ne doivent rien à la Science. Quand on lui demande comment il les obtient, il répond abominablement qu’il ne sait pas. En d’autres termes, il confesse qu’il y a dans ces choses, et même dans toutes les choses, du Mystère. Vous avez bien entendu, messieurs et vénérés collègues, je répète son blasphématoire vocable : du Mystère !
Depuis si longtemps, messieurs et vénérés collègues, que la glorieuse Humanité Scientifique, Industrielle et Mécanique, a pris la sage habitude de converser uniquement par téléphone et algébriquement, j’ignore si je me suis fait comprendre en employant les surannés procédés oratoires de l’antique langage articulé. J’ose espérer que oui, et que vous voudrez bien me le prouver en votant avec moi, à l’unanimité, contre cet inventeur, ce révolutionnaire, ce sacrilège, le seul châtiment que mérite son épouvantable crime, j’ai nommé la peine de mort. »
Ayant ainsi parlé, l’illustre président de la Polytechnique et Souveraine Assemblée se rassit, en se voilant la face, tandis que tous les membres répondaient oui, d’une voix enrouée par la longue désuétude de la parole.
On introduisit alors, avec horreur, le monstrueux coupable.
C’était un pauvre être, pareil à l’Homme disparu des très anciens temps. Il n’avait point, comme les Terrestres ses contemporains, un crâne chauve et énorme sur un corps tout ratatiné, réduit à sa plus simple expression. Il avait, au contraire, une haute et large stature, une tête petite aux cheveux touffus.
Nous autres, gens d’aujourd’hui, nous l’eussions trouvé beau. Les gens d’alors le trouvèrent hideux.
Aussi, sans aucune pitié, au lieu de le foudroyer d’un coup, ils le tuèrent lentement, par un système raffiné d’acupuncture électrique.
Et c’est ainsi, en l’an onze mille septante-trois (vieux style) de l’Humanité régénérée par la science positive, à l’époque de béatitude où florissaient l’Élixir cérébreux, le Phonographoscope interastral et la Dynamopanspermique de l’Infantogène, c’est ainsi que mourut le dernier inventeur, celui qui, par atavisme, avait découvert à nouveau le pain, le vin, la poésie lyrique, et l’art de faire des enfants en couchant avec sa femme.
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(Ce « Conte futur » de Jean Richepin, paru dans Le Journal quotidien, littéraire, artistique et politique, sixième année, n° 1574, lundi 18 janvier 1897, est la seconde version du texte « Le Dernier Inventeur, » publié dans Gil Blas, onzième année, n° 3570, mardi 27 août 1889, puis trente-sixième année, n°18472, « La Galerie de Gil Blas, » vendredi 9 janvier 1914. Contrairement au « Dernier Inventeur, » réédité dans le Bulletin des Amateurs d’anticipation ancienne et de littérature fantastique, n° 17, en avril 1997, cette version n’avait encore jamais été reproduite. Sur le même thème, les lecteurs pourront consulter « Le Monstre, saynète pour le siècle XXXe, » publiée ici-même. Illustrations de A. Rummel, « Der Zauberspiegel » [Le Miroir magique], in Jugend, n° 38, 1897, et de Mahendra Singh pour Cocktails de D. A. Powell, 2009)