On a versé beaucoup d’encre tout dernièrement à propos de la mort de Gérard de Nerval et les contradictions les plus stupéfiantes se sont offertes à l’observateur scrupuleux. Je continue donc plus que jamais à trouver singulier que beaucoup de purs esprits demeurent ignorés de la foule et même des gens qui se piquent de littérature. Et je ne m’explique guère comment un artiste de l’envergure de Gérard de Nerval peut être délaissé quasi complètement et relégué parmi les figures falotes d’un passé poussiéreux.
Est-il possible qu’un tel écrivain qui tenait du prophète, qui relevait des doux conteurs du XVIIIe siècle, qui était à la fois un admirable jongleur de phrases, un styliste d’amour, un Dante pacifique, un Hoffmann qui raisonnerait, un contemplateur aux incarnations multiples, un homme épris des somnambulismes les plus divers, est-il possible, dis-je, qu’un tel charmeur ait pu disparaître si facilement de l’admiration commune ?
Quelle est donc la loi mystérieuse qui guide nos faiblesses ? Comment admettre ce phénomène d’oubli, si ce n’est parce que de Nerval fut aux yeux du nombre un distrait, un singulier voyageur, un inquisiteur d’âmes, un être qui partait sans but, de jour ou de nuit, pour Ermenonville ou Le Caire ?
Quoi qu’il en soit, Gérard de Nerval fut un poète ému, sincère, un véritable vatès qui savait se courber sur des besognes indignes de son talent, un sceptique énamouré qui avait la sagesse du fou et la folie des rêveries d’aubes.
Parisien parisianisant, né le 21 mai 1808, dans une rue avoisinant le Palais-Royal, il montra toujours une franche et loyale physionomie qui parlait de bonté, d’esprit, de finesse et même de candeur. Toujours en marche au pays de l’idéal, toujours actif dans les régions étincelantes de poésie, d’affection et de rêve, il était intuitif comme pas un et, bizarrement, il cherchait les lumières de la vérité dans la métaphysique et se grisait de profondes aberrations produites par les apparences passionnelles.
Toute l’existence de cet homme a été anormale. Tout jeune, il avait ignoré les tendresses maternelles ; son père, un officier de l’Empire, s’était fait suivre par sa femme d’un bout de l’Europe à l’autre et l’avait perdue au milieu de ses errances.
« Qui n’a connu parmi vous, et qui n’a aimé à première vue ce poète au sourire d’enfant qui regardait le monde avec des yeux aussi lointains que des étoiles ? » s’est s’écrié Paul de Saint-Victor, cet autre grand oublié, dans la belle préface de la Bohème galante, au lendemain du suicide fameux et si mal fixé dans les mémoires qu’à cinquante ans de distance, on ergote fâcheusement dans les gazettes.
Et l’admirable auteur d’Hommes et Dieux ajoutait : « La poésie n’était pas pour lui ce qu’elle est, ce qu’elle doit être pour les autres, une lyre qu’on prend, et qu’on dépose pour vaquer aux choses extérieures ; elle était le souffle, l’essence, la respiration même de sa nature. »
Cela est exact. Gérard de Nerval toucha à toutes les idées et il eut des aperçus extraordinaires sur toutes choses. C’est ainsi qu’à propos de musique il a dit :
« Je suis persuadé que tout poète ferait facilement la musique de ses vers s’il avait quelque connaissance de la notation.
Rousseau est cependant presque le seul qui, avant Pierre Dupont, ait réussi.
Je discutais dernièrement là-dessus avec S*** à propos des tentatives de Richard Wagner. Sans approuver le système musical actuel, qui fait du poète un parolier, S*** paraissait craindre que l’innovation de l’auteur de Lohengrin, qui soumet entièrement la musique au rythme poétique, ne la fît remonter à l’enfance de l’art. Mais n’arrive-t-il pas tous les jours qu’un art quelconque se rajeunit en se retrempant à ses sources ? S’il y a décadence, pourquoi le craindre ? S’il y a progrès, où est le danger ?
Il est très vrai que les Grecs avaient quatorze modes lyriques fondés sur les rythmes poétiques de quatorze chants ou chansons. Les Arabes en ont le même nombre, à leur imitation. De ces timbres primitifs résultent des combinaisons rapides, soit pour l’orchestre, soit pour l’opéra. Les tragédies antiques étaient des opéras, moins avancés sans doute que les nôtres ; les mystères du moyen-âge étaient aussi des opéras complets avec récitatifs, airs et chœurs ; on y voit poindre même le duo, le trio, etc. On me dira que les chœurs n’étaient chantés qu’à l’unisson, – soit. Mais n’aurions-nous réalisé qu’un des progrès matériels qui perfectionnent la forme aux dépens de la grandeur et du sentiment ? Qu’un faiseur italien vole un air populaire qui court les rues de Naples ou de Venise, et qu’il en fasse le motif principal d’un duo, d’un trio ou d’un chœur, qu’il le dessine dans l’orchestre, le complète et le fasse suivre d’un autre motif également pillé, sera-t-il pour cela inventeur ? Pas plus que poète. Il aura seulement le mérite de la composition selon les règles et selon son style ou son goût particulier. »
Revenu d’Orient, Gérard de Nerval se montra accessible à la magie, à la cabale, et c’est alors, comme l’a dit Paul de Saint-Victor, que « la maladie spirituelle qui couvait en lui éclata au-dehors par une explosion violente et soudaine. La science parvint à le calmer ; mais il ne guérit jamais bien de cette première crise. Ce don fatal d’abstraction de la terre qu’il possédait à un si haut degré, son mélancolique parti-pris de vivre en dehors de la vie réelle, des lectures, des études, des recherches et des idées fixes bizarres, surexcitèrent de plus en plus ses dispositions maladives. Il ne fuyait pas le monde, mais il vivait sur la lisière, pour ainsi dire, rôdant autour de la société d’un air étranger, et toujours ayant derrière lui un champ de liberté vaste comme la mer, dans lequel il s’échappait au moindre froissement, comme un captif qui s’éloigne d’une côte hostile à force de rames. Ses amis avaient beau le suivre du cœur et du regard, ils le perdaient de vue pendant des semaines, des mois, des années. Puis, un beau jour, on le retrouvait par hasard dans une ville de l’étranger, ou de la province, ou plus souvent encore en pleine campagne, songeant tout haut, rêvant les yeux ouverts, attentif à la chute d’une feuille, au vol d’un insecte, au passage d’un oiseau, à la forme d’un nuage, au jeu d’un rayon, à tout ce qui se passe par les airs de vague et de ravissant. Jamais on ne vit folie plus douce, délire plus tendre, excentricité plus inoffensive et plus amicale. S’il se réveillait de son sommeil, c’était pour reconnaître ses amis, les aimer, les servir, redoubler envers eux de dévouement et de bienvenue, comme s’il avait voulu les dédommager de ses longues absences par un surcroît de tendresse.
Chose étrange ! au milieu du désordre intellectuel qui l’envahissait, son talent resta net, intact, accompli. Les fantaisies de son imagination prenaient, en se reflétant sur le papier, des formes aussi pures que les empreintes des camées antiques. Il dessinait ses rêves avec un crayon presque raphaélesque d’élégance et de légèreté. »
Un jour, « l’esprit de Gérard subit une seconde éclipse. Dès lors, il fit nuit dans sa tête, mais une nuit pleine d’astres, de météores, de phénomènes lumineux. Son existence ne fut plus qu’une vision continue entrecoupée d’extases et de cauchemars. Lui-même a raconté les mystères de sa vie rêveuse dans cet étonnant récit intitulé : Aurélia, ou le Rêve et la Vie. C’est une apocalypse d’amour, le Cantique des cantiques de la fièvre, la dictée d’un fumeur d’opium, l’essor d’une âme qui monte au ciel avec des ailes de chauve-souris, un mélange ineffable de poèmes et de grimoires, de fantasmagories et de ravissements. Pour qui sait lire, il était évident que l’esprit qui concevait de tels rêves n’appartenait plus à ce monde, qu’il avait franchi depuis longtemps la porte d’ivoire ; et que, pareil à ce moine espagnol qui sortait la nuit de son sépulcre pour aller achever dans sa cellule une exégèse commencée, lui, s’échappait de l’empire silencieux des songes pour venir les raconter à la terre. Aussi l’admiration qu’éprouvèrent ses amis à la lecture de ce chef-d’œuvre en démence fut-elle mêlée de pressentiment et d’effroi.
Personne cependant ne s’attendait à la catastrophe de sa mort. Son ivresse morale était si douce, si calme, si résignée ! On comptait pour lui sur l’ange qui guide les pas des enfants et qui promène par la main les somnambules au bord des toits et des précipices. »
Il est indéniable qu’un mystérieux amour fut pour Gérard de Nerval la vie et la mort. Ce singulier amour embrumé de mysticisme et qui le couvre de voiles féeriques, cet amour déformé par les légendes fut le fond de son œuvre et il a délimité les contours de sa discrète figure, si l’on y regarde de près. L’ancienne jeune châtelaine qu’il entrevit actrice fut le prisme miroitant où ses rêves s’allèrent cogner comme des alouettes. Il en résulta une fêlure au cœur en même temps qu’au cerveau.
Décomposez les œuvres de Gérard de Nerval, vous y trouverez toujours, accompagnant la présence idéalisée d’Angélique, de douloureuses histoires, des sonnets mystiques, des noctambulismes inspirés par l’éternel désir de ce qui lui semblait impossible, et vous vous expliquerez ces voyages brefs ou durables entrepris pour tromper la faim de son cœur.
La passion du pauvre poète fut très particulière et quasi neuve pour son époque. Non point qu’il fût byronien au sens exact du mot, car il savait que l’amour est l’échange de deux caprices qui impliquent une lutte, l’atroce lutte qui déprime les sociétés, la lutte faite d’égoïsmes plus ou moins satisfaits, de dissimulations et de banales mésintelligences. Mais en amour, le vrai poète, sitôt que s’évanouissent les périodes de lyrisme, tombe en des navrances violentes et connaît le martyre de l’indécision, son cœur est un cimetière plein d’espoirs morts ; il manque le but pour avoir voulu analyser de trop près son bonheur. Et puis, il faut dire aussi que le poète manque généralement son but parce qu’il amplifie son désir, qu’il ne condescend pas au cabotinage et que la grandeur de ses sentiments demeure incomprise de la femme.
Aussi cet amour aigu, douloureux, cette sorte de léthargie de l’acte, cette maladie cérébrale, personne plus que Gérard de Nerval n’en a connu la dévoratrice hypéresthésie.
Il a gravi un chemin de la croix à nul autre pareil ; il a été un martyr de la passion qui s’use en poèmes autobiographiques, il a souffert toute l’affreuse mélancolie de l’affection mal partagée. S’il connut la joie d’être aimé passagèrement, il connut surtout la désillusion qui se heurte à l’orgueil et, dans la conception de l’inutilité de tout, il se réfugia dans une mort rapportée exactement par M. Victorien Sardou. Quand il s’écriait :
La treizième revient, c’est encor la première,
Et c’est toujours la seule et c’est le seul moment,
n’exprimait-il pas en deux vers admirables, qu’à travers nos jours, nous subissons éternellement l’emprise de la première passion ?
Il eut de la folie ? Oui, mais une folie géniale et qu’il sut embellir de la quiétude des larges soleils d’Orient, des jardins de caroubiers, des ruisseaux bordés de lauriers-roses et de minuscules oasis.
Et, dans toutes les femmes connues, il aima jusqu’à l’agonie la Reine de Saba suivie de sa caravane prestigieuse.
L’illuminé, le prophète, sut chérir Rétif de la Bretonne et Cazotte comme des frères spirituels. Il trouva en eux ses modèles principaux. Il se sentait l’âme d’un Villon et d’un François d’Assise à la fois, et il a dit des vérités de sentiments que nous n’avons pas le droit d’oublier. Malgré l’anormalité de son tempérament, en dépit de sa sensibilité supra-aiguë, il a écrit des pages calmes et fortes ; le Destin s’en vengea cruellement comme on sait. S’étant développé en dehors de la mode et de l’exemple, il fut doux et passa sans fracas. Sa mort seule fit du bruit, mais son suicide fut logique, puisqu’il savait la partie perdue en cette temporaire existence et que d’ailleurs il n’avait plus rien à faire dire aux héros de ses légendes, c’est-à-dire à lui-même.
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(Pierre Sandoz, « Le Semaine artistique : Lettres et Beaux-Arts, Gérard de Nerval, » in Le Monde artiste illustré, quarante-deuxième année, n° 37, dimanche 14 septembre 1902)