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(A. Nadal, in Le Jeudi de la jeunesse, publication hebdomadaire, sixième année, n° 277, jeudi 12 août 1909)
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(A. Nadal, in Le Jeudi de la jeunesse, publication hebdomadaire, sixième année, n° 277, jeudi 12 août 1909)
Il y avait en 1803, dans la ville d’Altona, capitale du Holstein, un savant que l’on nommait Ludwig Klopstock. Quand je dis savant, je n’exprime point l’opinion générale de ses concitoyens à son égard, car ils prétendaient généralement que le pauvre homme ne possédait d’autre mérite et d’autre savoir que de porter le grand nom de Klopstock. Son unique titre à l’intérêt, selon eux, consistait à être le neveu du poète de la Messiade.
Ludwig justifiait, en apparence du moins, le peu de cas que l’on faisait de lui. Toujours distrait et rêveur, il cherchait les lieux solitaires, passait des heures les yeux levés vers le ciel, n’avait point de moments réglés pour ses repas, et ne savait point gagner un écu par son travail. Il vivait, tant bien que mal, du revenu modique d’une ferme qu’il possédait au village d’Oltenzen, et d’une rente de huit cents livres environ, produit d’un capital placé chez un négociant de la rue Pallmail. Du reste, ni ses méditations en plein air, ni ses études de douze heures sans interruption dans le cabinet où il s’enfermait n’avaient jamais produit le moindre résultat connu. Quand on l’interrogeait sur ce qu’il faisait au milieu de ses instruments de physique et sur ce qu’il voyait à travers un gros télescope établi sur le toit de sa maison, il rougissait, il bégayait, il se déconcertait, et le questionneur s’éloignait en haussant les épaules, bien convaincu que Ludwig n’était qu’un imbécile.
Cette conviction devint plus unanime encore dans Altona, lorsqu’on apprit que Ludwig Klopstock allait se marier. Son mariage, en effet, devait paraître bien singulier, car la jeune fille que le pauvre savant épousait était une orpheline de seize ans ; la mort de son père la laissait abandonnée et sans la moindre ressource.
Malgré le persiflage de tous ceux qui eurent connaissance de son projet, Ludwig ne conduisit pas moins à l’autel sa fiancée.
Ebba prit la direction du ménage du savant, et bientôt l’ordre et la propreté, qui se trouvaient bannis du logis depuis longtemps, si jamais toutefois ils y étaient entrés, fleurirent et donnèrent à ce logis désolé un air de fête et de joie.
Ludwig lui-même parut dans la ville avec du linge blanc, des bas sans trous et des vêtements que ne diapraient point des myriades de taches de toutes les couleurs. Son teint hâve et sa maigreur livide firent place peu à peu à un embonpoint qui donnait à sa mine de la fraîcheur et de la gaieté. On le voyait encore, tous les soirs et bien avant dans la nuit, faire de longues promenades dans la campagne ; mais au lieu d’errer au hasard, il était guidé ou plutôt conduit par Ebba. Les yeux dirigés vers la terre, tandis que son mari tenait les siens levés vers le ciel, elle le soutenait, en quelque sorte, comme les anges dont parle le psaume, pour que ses pieds ne se blessassent pas aux cailloux du chemin.
Peu à peu, la taille d’Ebba s’arrondit, et un matin Ludwig, les yeux mouillés de larmes et assis près du chevet de sa femme, entendit un petit enfant jeter ce premier cri qui cause tant d’émotion à un cœur paternel. Dès lors, le savant se livra moins exclusivement à la science ; il oubliait jusqu’à son télescope pour bercer sur ses genoux le nouveau-né ; il épiait avec plus de patience et plus de bonheur le sourire de la petite créature que s’il se fût agi de surprendre la conjonction mystérieuse de deux étoiles.
L’enfant grandit ; il était beau comme sa mère, et son large front promettait à Ludwig une puissante intelligence. Dire tout ce qu’il se formait de projets autour du berceau où dormait l’ange blanc, ne saurait s’exprimer. Ebba le regardait sans cesse, et Ludwig s’embrouillait dans ses calculs au plus léger cri que l’enfant jetait de sa petite bouche rose. Hélas ! une nuit, la respiration de l’enfant s’entrecoupa, son regard s’alluma d’une flamme étrange, ses joues s’empourprèrent. Le croup était là ! Quand le jour se leva, il n’y avait plus sur le sein d’Ebba qu’un cadavre.
La pauvre mère pensa mourir elle-même. Mieux eût assurément valu que Dieu réunît dans la même tombe son corps au corps du petit garçon, comme il avait réuni leur âme au ciel. L’âme d’Ebba ne redescendit plus sur terre. Son corps agissait au hasard ; sa voix ne proférait que des mots sans suite. Elle était idiote.
Les amis de Ludwig l’engagèrent à envoyer sa femme dans un hospice d’aliénés, où, moyennant une modique pension, il se débarrasserait du tracas et du triste spectacle qu’occasionnait dans sa maison la présence d’une folle. À ces conseils, Ludwig s’indigna, et il persista à soigner l’insensée avec la tendresse et le dévouement qu’elle lui avait témoignés lorsqu’elle jouissait de sa raison. Il n’y avait plus d’études pour le savant ; il prodiguait son intelligence, son temps, ses jours, ses nuits, à complaire aux caprices bizarres de la maniaque. On finit par croire qu’il devenait fou lui-même. Rien ne découragea Ludwig pendant cinq années ; rien ne ralentit son dévouement pour Ebba. Au bout de ce temps, une nouvelle épreuve vint le frapper. Le négociant de la rue Pallmail, chez lequel il avait placé son capital de huit cents livres de rentes, fit banqueroute et s’enfuit. Cet événement laissa Klopstock sans autre ressource que le mince revenu de sa ferme d’Oltenzen. Cela aurait encore suffi, de reste, au savant qui, jusque-là, se souciait peu de subir des privations ; mais ces privations auraient atteint la pauvre Ebba ; il résolut de se présenter pour obtenir une chaire d’astronomie qui se trouvait précisément vacante au collège d’Altona.
Que l’on se figure ce que dut éprouver d’angoisses, d’ennuis et de dégoûts un pauvre homme timide, qui ne sortait jamais de chez lui, qui n’avait que des relations rares et incomplètes avec deux ou trois amis, lorsqu’il lui fallut solliciter un emploi, exposer sa demande au bourguemestre et subir les dédains des conseillers. Personne ne prit en considération sa requête, et on fit venir un professeur de Drontheim. Quand Ludwig apprit cela, il vendit sa petite maison d’ Altona et partit pour sa ferme d’Oltenzen, n’emportant que ses instruments de physique et son télescope. Ebba le suivit machinalement et sans savoir ce qu’elle faisait. Son âme, vous le savez, était au ciel, près de son enfant.
La ferme de Ludwig s’élevait à Oltenzen près de l’église. De la fenêtre, il découvrait le tombeau de son oncle, qu’ombrageait un tilleul planté jadis par le grand poète. Ludwig renvoya son fermier et se mit à cultiver ses terres avec plus d’intelligence et même de force que l’on n’eût pu en attendre de lui. Les paysans commencèrent à rire de ses tentatives et de ses innovations ; ils finirent par les imiter. Le temps que Klopstock ne passait point à herser et à labourer, il le consacrait à l’étude. Le télescope s’empara du toit de la ferme de Ludwig, qui ne dormait guère (car le sommeil est comme les amis, il ne prodigue ses faveurs qu’aux heureux), et passait les nuits à étudier les astres. Ebba, pendant ces veilles consacrées à admirer les merveilles célestes, appuyait sa tête sur les genoux du savant et s’engourdissait d’une torpeur sans rêves qui ressemblait à la mort.
Ludwig, d’ordinaire triste et rêveur, témoigna un matin, en descendant de son observatoire, une joie inusitée et pleine d’inattention. Ebba eût retrouvé la raison que les manifestations de bonheur du savant n’eussent point été plus énergiques ! Il employa six nuits à écrire une longue lettre dont il ne se montrait jamais satisfait ; il la recommençait, il l’annotait, il consultait de nouveau son télescope… Enfin, le travail important achevé, il cacheta soigneusement son mémoire et le mit à la poste d’Altona, après avoir pris la précaution de l’affranchir et d’en prendre un reçu à la poste. Le paquet était adressé au directeur de l’observatoire de Hambourg, et contenait la découverte de la révolution de Saturne en dix heures trente-deux minutes. Voici la réponse qu’il reçut :
« Si votre lettre n’est point une mystification, monsieur, vous arrivez un peu tard pour réclamer une découverte faite et publiée depuis quinze jours par M. Frédéric Guillaume Herschell. »
À ce cruel désappointement qui lui enlevait toute la gloire qu’il avait rêvée pour son nom, Ludwig ne témoigna son chagrin que par le sourire triste qui lui était habituel.
Cependant, disons-le, cet homme obscur et timide était dévoré par la soif de la célébrité. Il rêvait nuit et jour à se conquérir un nom. Il sentait en lui une force mystérieuse qui l’élevait au-dessus du vulgaire et qui n’avait besoin que de se manifester pour resplendir à jamais. Mais la misère et le malheur rendaient cette manifestation impossible. Lorsque, deux années après, il annonça qu’il était possible de solidifier l’acide carbonique, on ne voulut pas même lire son mémoire, ni examiner les dessins qu’il y avait joints pour la construction de la machine nécessaire à l’exécution de l’expérience. L’académie d’Hambourg se rappela la découverte tardive de la révolution de Saturne, et traita de rêverie la grande opération que devait inventer de nouveau, quelques années plus tard, notre illustre savant M. Thilorier.
Plusieurs années s’écoulèrent sans que Ludwig sortît de son village d’Oltenzen et fît de nouvelles tentatives pour publier les résultats de ses études.
Un jour, tandis que l’aéronaute Bitorff, au milieu d’un concours immense de spectateurs, s’apprêtait à partir de Hambourg en ballon et à faire un voyage aérien, il vit arriver près de lui un petit homme pauvrement vêtu d’un grand habit hoir râpé. Cet homme, sans préambule, lui proposa de l’accompagner dans l’excursion qu’il allait faire en ballon. Bitorff crut d’abord avoir affaire à un fou, mais comme l’inconnu insistait et qu’il offrit même plusieurs poignées d’or à l’aéronaute pour obtenir de lui ce qu’il désirait, celui-ci finit par consentir, d’autant plus volontiers que l’étrangeté de la proposition et du débat excitait vivement la curiosité générale. Seulement, en bon spéculateur qui voulait faire double recette, il déclara à Ludwig que son ascension avec lui n’aurait lieu qu’à deux semaines de là, car le ballon, allégua-t-il, n’était point assez fort pour emporter deux voyageurs. Ludwig consentit à ce retard, et reprit tranquillement et de suite la route d’Oltenzen d’où il revint au jour indiqué.
Pendant les deux semaines, on ne s’entretint à Hambourg que du projet de Ludwig Klopstock. On exhuma la vieille histoire de la révolution de Saturne, découverte un mois après la publication d’Herschell ; on fit mille plaisanteries bouffonnes, et jamais Bitorff n’avait réuni autant de spectateurs qu’il en compta le jour où devait avoir lieu l’ascension de son compagnon de voyage. Ludwig, intimidé par cette cohue qui tenait les yeux fixés sur lui, s’approcha gauchement de la nacelle et faillit crever le ballon en le heurtant contre des instruments de physique dont il s’était chargé pour faire des expériences durant le trajet. À son grand regret, l’aéronaute l’obligea à laisser à terre une partie de ce bagage ; tous les deux prirent place, on lâcha les cordes et le ballon s’éleva, rapide comme un oiseau.
La première sensation de Ludwig, quand il se sentit emporter par la frêle machine, fut la terreur. L’abîme immense, béant sous ses pieds, serrait le front du savant et l’entourait de vertiges et de tourbillons. À cette commotion succéda une sorte de fascination perfide. Il se pencha vers la terre, attiré par une force mystérieuse, et il allait s’élancer quand son compagnon lui saisit le bras et le retint. Une fois arraché à ce péril, Ludwig revint tout à fait à lui, s’arma de résolution et se mit à regarder au-dessous de lui avec un sang-froid et une liberté d’esprit dont ne pouvait s’étonner assez l’aéronaute. Rien ne saurait donner une idée des sensations qu’éprouvait le savant. À mesure qu’il s’éloignait de la terre, on aurait dit que son âme se séparait, se dégageait du limon originel et s’affranchissait des liens de son corps. Un bien-être indicible le pénétrait de toutes parts ; une douce chaleur le vivifiait ; sa pensée s’exerçait avec puissance ; il oubliait toutes ses misères, toutes ses souffrances, toutes ses humiliations d’ici-bas. Il était enfin lui-même ! Autour de lui scintillait une sorte de lumière qui ressemblait à des reflets d’opale. Au-dessus de sa tête s’étendait l’immensité de l’azur du ciel. Sous ses pieds s’éloignait la terre et l’horizon se développait lentement et de plus en plus. Les rivières présentaient à la fois leurs sinuosités ; les habitations et les villes semblaient sortir du sein de la terre ; la mer s’étendait au loin comme une vaste draperie de soie, agitée par les vents ; les champs montraient leurs écussons d’or, écartelés de verdure et de pourpre ; les forêts, de leur manteau sombre, couvraient de vastes étendues ; les hommes n’étaient plus que des petits points qui se mouvaient çà et là, vaine et imperceptible poussière ! Et puis aucun bruit, aucun mouvement autour des voyageurs aériens ! Un silence profond, absolu ! non ce silence morne et sombre des solitudes humaines, mais un silence pour ainsi dire mélodieux. Il leur semblait que les sons lointains des mondes célestes allaient arriver jusqu’à leurs oreilles terrestres.
Pendant que Ludwig se recueillait dans ces impressions nouvelles et sublimes, Bitorff, familiarisé avec elles, dirigeait l’aérostat et se livrait à diverses expériences dont il avait réglé le programme avec son compagnon, avant de quitter la terre. Quand ses calculs lui eurent appris qu’ils se trouvaient à 600 mètres, il le dit à Ludwig ; celui-ci tressaillit, car la voix de l’aéronaute éclatait avec une puissance surnaturelle et n’avait plus rien d’humain. Cependant, l’atmosphère commençait à se refroidir. Au bien-être ineffable qu’éprouvait Klopstock succédèrent peu à peu le malaise et les étreintes que l’on éprouve par un temps de vive gelée. La voix de Bitorff perdit sa vibration merveilleuse ; des bourdonnements commencèrent à assourdir leurs oreilles : ils étaient à douze cents mètres.
Dix minutes après, Ludwig crut distinguer un murmure presque inintelligible. Il voulut demander à Bitorff si ce dernier ne venait point de lui adresser la parole. À sa grande surprise, il n’entendit point sa propre voix, et il lui fallut de grands efforts qui fatiguaient sa poitrine et son gosier pour proférer sa question.
« Nous sommes à deux mille mètres au-dessus de la terre, parvint enfin à faire comprendre Bitorff. La dilatation du gaz hydrogène contenu dans le ballon, et qui s’est développé à mesure que nous quittions le sol, a pris maintenant une telle expansion, que je suis obligé d’ouvrir la soupape. Sans cela, l’enveloppe de notre véhicule éclaterait brisée par ces efforts. »
Cependant, un voile épais, semblable à un des brouillards lourds qui parfois, aux temps de dégel, obscurcissent de leur suaire infect toute une ville, se répandait sur la terre et finit par la dérober tout à fait aux yeux des voyageurs. Bientôt de sourds rugissements grondèrent au loin sous le ballon. Il éclata des bruits terribles. De larges éclairs jetèrent leurs ailes de feu à travers ce chaos. Les serpents flamboyants de la foudre s’élancèrent de toutes parts. C’était quelque chose d’effroyable que cette révolution des éléments, vue et entendue par deux hommes que seul soutenait dans l’espace un frêle morceau de taffetas gonflé par un peu d’hydrogène. Bitorff sentit la crainte gagner son cœur ; Ludwig éprouvait une sorte de joie sauvage. Il riait d’un rire étrange ; il battait des mains ; il s’agitait. On eût dit l’esprit des tempêtes au milieu de ses triomphes maudits !
Le ballon montait toujours, toujours, par un mouvement régulier et complètement imperceptible pour ceux qu’il enlevait. L’orage finit par ne plus être qu’un point noir et muet sous leurs pieds. Ce point peu à peu se dissipa et disparut ; la terre se remontra, mais confuse. On distinguait encore, avec une grande attention, les routes semblables à des fils noirâtres et les rivières comme des cheveux d’argent et d’or. Au-dessus des aéronautes, le ciel resplendissait d’une sérénité dont on ne peut avoir d’idée, même sur les plus hautes montagnes. Son azur prit une teinte sombre foncée, et qui se dégradait ensuite, vers les parties inférieures, en teintes verdâtres.
« Quatre mille mètres ! » cria à son compagnon, transi par un froid violent, Bitorff dont la voix commençait à reprendre de la force.
Cette voix éclatait en vibrations assourdissantes, lorsqu’un quart d’heure après il annonça :
« Six mille mètres ! »
On ne voyait plus sur la terre que de grandes masses. Bitorff jeta dans l’espace deux oiseaux qu’il avait emportés dans son ballon. Les pauvres bêtes étendirent les ailes pour prendre leur volée, mais elles tombèrent comme une lourde masse de plomb : l’air trop raréfié ne pouvait pas leur donner d’appui. La respiration de Ludwig devenait plus difficile ; sa poitrine s’oppressait, le froid le glaçait ; et cependant, il se sentait excité par une agitation fébrile. Son cœur battait vite ; sa respiration se hâtait. Les deux oiseaux et un lapin qui restaient encore dans la nacelle furent pris du râle et ne tardèrent point à mourir, faute d’air viable.
« Huit mille mètres, » dit Bitorff.
Sa voix était redevenue sourde et, d’un geste, il montra à Ludwig qu’il ne restait plus rien sous leurs pieds. La terre et les nuages avaient disparu ; l’immensité de l’espace entourait de toutes parts le ballon. Quant au froid, il était intolérable. Leur respiration anhélante pouvait suffire à peine à la conservation de la chaleur animale. Le sang jaillissait des yeux, des narines et des oreilles des deux audacieux ; leurs paroles ne s’entendaient plus. Le ballon, seul objet qui restât à leur vue, semblait prêt à s’anéantir, tant le gaz hydrogène s’en échappait impétueusement. Au-dessous d’eux, le bleu du ciel ; au-dessus, des ténèbres étranges et inconnues à travers lesquelles les astres jetaient une lueur dépouillée de scintillement et qui avait quelque chose de funèbre. Là finissait la nature physique ! Là se trouvaient les barrières imposées par Dieu à l’audace de l’homme !
Le gaz se condensa, et le ballon cessa de monter.
« Maître, dit Bitorff à Klopstock, si nous ne voulons pas mourir, hâtons-nous de descendre vers la terre ! vous le voyez, la main divine a écrit ici en lettres terribles : « Tu n’iras point au-delà… » Mais que faites-vous ? perdez-vous la raison ? Eh ! quoi, vous jetez notre lest ! vous quittez vos vêtements !
– C’est que je veux aller au-delà, s’écria Ludwig avec enthousiasme. Oui, je veux franchir ces barrières imposées à l’homme. Voyez ! le ballon débarrassé de tout lest monte encore ; brisons la nacelle, attachons-nous aux cordages du filet et gagnons le ciel ! »
Il commençait à mettre à exécution ce projet ; Bitorff se précipita vers la soupape et l’ouvrit, malgré les efforts et le désespoir de son compagnon. Le ballon descendit, l’air devint moins froid à mesure qu’arrivaient des atmosphères moins élevées. La terre reparut d’abord sous la forme d’une masse grisâtre et indistincte. Puis elle reprit peu à peu une forme précise. Ses rivières et ses chemins se dessinèrent, les détails reparurent ; les hommes et les animaux grandirent et le ballon toucha enfin le sol à deux lieues environ de Hambourg. Bitorff éclatait en transports de joie ; Ludwig Klopstock pleurait de rage et de désappointement.
« Nous aurions franchi les ténèbres de l’infini ! répéta-t-il à son compagnon.
– Nous aurions péri ! » répliquait ce dernier.
Ludwig, sans prêter la plus légère attention aux transports de la foule qui entourait les deux courageux voyageurs et leur prodiguait des applaudissements, sans répondre aux membres de l’académie de Hambourg, qui le suppliaient de rédiger un mémoire sur ce qu’il avait observé et éprouvé, sans même serrer la main à celui qui avait partagé ses périls, s’éloigna silencieux, remonta à cheval et regagna, sans s’arrêter, la ville d’Altona. Là, il fit de grands achats de toiles gommées, chargea ses emplettes sur la croupe de son cheval, et s’enferma dans sa petite maison d’Oltenzen, dont il ne sortit point durant un mois entier. Personne ne put arriver à lui tant que dura cette retraite ; personne, ni ses garçons de la ferme, ni une députation de l’académie de Hambourg, ni même le pasteur du village. Il ne daigna pas venir leur répondre à travers la porte qu’il refusa d’ouvrir. Sans la promenade qu’il faisait avec sa femme vers la nuit tombante, sans quelques achats d’aliments, on l’eût cru mort dans sa maison.
Je n’ai pas besoin de vous dire que cette mystérieuse retraite donna lieu à bien d’étranges suppositions. Les uns voulaient que Ludwig eût perdu la raison dans son excursion aérienne ; les autres, qu’il se livrât à une œuvre de magie. Cette dernière croyance n’était pas tout à fait invraisemblable, car on finit par apprendre que Klopstock construisait une machine de forme étrange, qui ressemblait à un poisson, armée de grandes rames semblables à des nageoires ; elles se mouvaient au moyen d’une combinaison de rouages à la fois simple et admirable. On en put juger, lorsqu’un matin les habitants d’Oltenzen aperçurent dans les airs Ludwig assis sur ce gros poisson, et qu’il manœuvrait plus aisément qu’un cavalier ne maîtrise un cheval docile. Malgré la violence des vents opposés, il le menait à droite, à gauche, devant, derrière, en haut, en bas. Il finit par redescendre dans sa cour, tellement étroite cependant que les deux bouts de la machine en touchaient les extrémités.
Le pasteur, homme instruit, dans son admiration et au risque d’être indiscret, alla frapper à la porte de Klopstock, et le supplia si vivement d’ouvrir, que le savant se laissa émouvoir. Il introduisit le prêtre dans sa cour. Du premier coup d’œil, il était aisé de voir que Ludwig avait trouvé le secret de diriger les ballons.
« Mon ami, s’écria le ministre, votre nom est immortel ! L’univers entier va le répéter avec enthousiasme ! Quelle gloire sera la vôtre !
– La terre ! la gloire ! répéta Ludwig d’un air dédaigneux. Que m’importe ? C’est le ciel que je veux ! À huit mille mètres, nul n’a pu s’élever. J’irai à vingt mille ! J’irai à deux cent mille ! J’irai près des astres, moi ! J’irai dans les astres ! J’irai au-delà ! J’étudierai la nature. L’immensité et l’inconnu m’appartiennent. J’ai trouvé le moyen de diriger mon aérostat. C’était là un problème facile à résoudre ; mais j’ai fait mieux. Le gaz hydrogène que contient ma machine, maintenant, se dilate ou se concentre à mon gré, sans déperdition. Ces outres contiennent les moyens de me procurer de l’air vital, même là où il devient impossible de respirer. Le froid lui-même, je l’ai vaincu. Il ne pourra rien sur moi. »
Le pasteur restait anéanti devant tant de génie et de démence à la fois.
« Adieu, reprit Ludwig ; voici mon testament. Si j’échoue dans mon entreprise, ou si je ne daigne plus revenir sur la terre, je vous lègue le soin de veiller sur cette pauvre femme ! Adieu ! »
Sans écouter les remontrances du digne ecclésiastique, il monta dans son ballon et il allait s’enlever, quand tout à coup Ebba, qui le regardait faire d’un œil hagard, courut à lui, se cramponna à la machine et s’écria :
« Pas te quitter ! pas te quitter !
– Tu as raison, dit le savant après un moment de réflexion. Viens ; tu partageras ma fortune et mon bonheur ! »
Il la prit ; il l’assit près de lui ; il salua le pasteur et s’envola dans les airs.
Le ministre le vit quelque temps manœuvrer avec aisance sa machine qui finit par s’élever rapidement et qui n’apparut plus bientôt que comme un point noir qui se confondit avec l’azur du ciel. Le digne ecclésiastique attendit avec une grande anxiété le retour de Ludwig Klopstock.
Ludwig Klopstock ne revint jamais !
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(S. Henry Berthoud, « Histoire anecdotique du dix-neuvième siècle : Voyage au ciel, » in La Presse, mardi 2 février 1841 ; in Supplément du Journal des villes et des campagnes, numéro III, jeudi 11 février 1841 ; in Revue des feuilletons, journal littéraire composé de romans, nouvelles, anecdotes historiques, etc., extraits de la presse contemporaine, première année, 1841 ; repris en volume dans les Fantaisies scientifiques de Sam, deuxième série, Paris : Garnier frères, 1861. La nouvelle de S. Henry Berthoud a été reprise en 2012 par Philippe Etuin aux éditions Publie.net)
VOYAGE INTELLECTUEL
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Et les savants se troubleront dans leur science,
et elle leur apparaîtra comme un petit point
noir, quand se lèvera le soleil des intelligences.
(LAMENNAIS)
Vous devez ignorer l’histoire de Ludwig Klopstock, neveu du poète de la Messiade, à moins que vous n’ayez lu dans la Presse du 2 février, un charmant feuilleton d’Henri [sic] Berthoud qu’il intitule Voyage au ciel. Ludwig Klopstock était savant, superlativement savant, ce qui dans le style vulgaire est toujours synonyme de fou. Il fixa quinze jours après Herschell la révolution de Saturne à dix heures trente-deux minutes. Il découvrit la solidification de l’acide carbonique presque en même temps que M. Thilorier. Enfin, débordé par son génie, curieux de visiter les régions inconnues de l’espace, il trouva le secret de diriger les ballons, de respirer dans le vide et de surmonter l’action du froid. Un jour, on le vit manœuvrer sa machine qui, s’élevant avec rapidité, n’apparut plus bientôt que comme un point noir qui se confondit dans l’azur du ciel.
Et Ludwig Klopstock ne revint jamais !
Eh ! bien, Ludwig Klopstock avait un frère appelé Michel, savant comme lui, grand comme lui, sublime comme lui. Michel, à l’âge où les enfants commencent à peine à lire, savait tout ce qu’on apprend au collège. Michel, à dix-huit ans, connaissait toutes les langues et les sciences du monde. Il n’était pas un livre qui lui fût inconnu, pas une langue qui lui fût étrangère. Bientôt, ces lectures incessantes, ces méditations profondes, lui firent entrevoir les nombreux défauts de l’organisation sociale ; il se sentit à l’étroit dans les croyances du catholicisme, et passa tour à tour de Saint-Simon à Fourier, de Mahomet à Confucius, de Socrate à Jupiter.
Les brillantes conceptions de l’esprit humain lui parurent enfin si misérables, les connaissances actuelles si bornées, les bases de la société morale si puériles, qu’il prit un jour ses livres, ses papiers, ses instruments, ses cartes, ses tableaux, et les brûla. Les occupations de sa vie furent désormais changées ; au lieu de lire nuit et jour enfermé dans son cabinet, il établit sa demeure au sommet le plus élevé d’une montagne, et, là, seul, éloigné de toutes les choses du monde, il médita.
Il médita pendant quarante ans. Pendant quarante ans, il n’ouvrit pas un livre, il ne traça pas un mot. Sur chaque jour, il donnait à peine trois heures au sommeil et demeurait le reste du temps immobile dans un vaste fauteuil.
Enfin, ses yeux presque éteints se rallumèrent, sa respiration devint plus facile, son sang, glacé par l’âge et l’inaction, circula plus librement dans ses veines. On eût dit qu’il sortait d’une léthargie profonde. Ses moments d’inspiration devinrent de plus en plus fréquents, et les symptômes qui l’accompagnent de plus en plus remarquables.
Ses yeux brillaient d’un éclat phosphorescent et semblaient pénétrer les profondeurs de l’immensité. Son corps était agité d’une commotion fébrile ; ses artères charriaient avec abondance un sang impétueux ; une chaleur moite et juvénile colorait son visage ordinairement pâle ; ses cheveux crépitaient comme traversés par un courant électrique. Sa voix avait quelque chose d’harmonieux et de céleste :
« La Terre a jeté son manteau de lèpre !
Le couvercle de plomb qui pèse sur la nature humaine va se fondre aux rayons de l’intelligence.
Car le règne de l’intelligence est venu.
Dans un an, dans un mois, dans une heure peut-être, je pourrai faire briller à vos yeux les vérités qui m’éclairent.
Oui, je vois TOUT, je sais TOUT, je possède TOUT ; TOUT, hors le secret de vous initier à mes sublimes découvertes.
Votre grossier langage serait impuissant pour rendre les idées qui m’inspirent. Vos misérables mots, loin de peindre les objets, ne sont que les stupides résultats d’une convention aveugle. Vos phrases incommensurables sont à l’imagination ce qu’est le boulet au galérien, la corde au cerf-volant, le corps à l’âme. Votre fausse et discordante prononciation n’est qu’une abominable psalmodie.
Il me faut, pour me faire comprendre, des mots brillants comme des miroirs, des phrases rapides comme l’éclair, des sons mélodieux comme la lyre d’Orphée.
Il me faut un nouveau langage, et ce langage, dernier objet de mes longues recherches, ce soir peut-être je l’aurai découvert !
Découvert ! découvert ! et le monde est régénéré.
Autant l’infini surpasse le fini, autant l’éternité l’emporte sur le temps, autant aussi l’intelligence est supérieure aux facultés boiteuses qui font de l’homme un être disgracié parmi les êtres :
L’histoire n’est plus un cadre étroit où s’entassent pêle-mêle des erreurs, des systèmes et des mensonges, des faits erronés par la passion, défigurés par l’intérêt ; – c’est un tableau riant, clair, limpide, présentant à la fois le détail et le résumé des choses, dans tous les temps, dans tous lieux.
La science a résolu les problèmes impossibles. Les ballons fendent l’air avec l’adresse et l’agilité des oiseaux. Les climats sont vaincus ; le froid des hivers, la chaleur des étés, sont au pouvoir de l’homme. Le pôle est habité. Le mouvement perpétuel, la trisection de l’angle, la quadrature du cercle, ne sont plus que des jeux d’enfants. L’homme a le secret de communiquer avec les corps célestes. Son intelligence comprend sans effort les rouages les plus minutieux de l’univers.
Les prophéties ne sont plus un mensonge. Par l’observation des courants d’air, par l’étude des variations atmosphériques, l’astronome a trouvé le moyen d’indiquer pour toutes les heures, pour tous les coins du monde, le vent, la pluie, le brouillard ou l’orage.
Fermez vos livres radoteurs, oubliez vos auteurs plagiaires, brûlez vos parodies de bibliothèques, la moindre idée de l’intelligence est plus féconde à elle seule que vos cinquante siècles de laborieuses méditations.
La vérité n’est plus un diamant artistement taillé, dont les mille facettes ont chacune le même éclat ; c’est un rayon ardent, inévitable, infini, qui perce toutes choses comme l’étoile l’obscurité des nuits.
Le domaine du bonheur est lui-même agrandi : ce n’est plus un vague sentiment de joie manifesté par un pli du visage, c’est un délire continu, c’est une extase prolongée, plus vive en ses transports que les plus vives jouissances de l’amour. Et quand arrive le temps de mourir, les ressorts de la vie, au lieu de se briser avec douleur, se détendent mollement. On se couche en souriant, et l’on s’endort au sein de l’éternité – pour renaître demain, fleur ou lumière.
Votre amour impur, tyrannique, incompréhensible, est au véritable amour ce qu’est une feuille d’arbre à la forêt, une goutte d’eau à l’océan, un grain de sable au désert, une minute à l’éternité. »
Il dit. Et bientôt ses yeux brillèrent comme des étoiles, son sang battit à rompre ses artères, ses cheveux pétillèrent sur sa tête, son front grandit et faillit se briser sous l’effort du génie, ses doigts se crispèrent, son corps tout entier trembla d’un frémissement galvanique. Il y avait dans son visage quelque chose d’inspiré ; ses lèvres paraissaient contractées par un sourire céleste. Il se leva tout à coup, prit un bâton et traça sur le sable des signes inconnus, des caractères bizarres ; – « Voilà ! voilà ! murmurait-il en travaillant ; j’y suis ! encore une heure et
La Terre a jeté son manteau de lèpre » –
Les médecins, fatigués d’attendre le retour de cette absence qui se prolongeait indéfiniment, envoyèrent Michel continuer à Charenton son voyage intellectuel ; et, comme son frère Ludwig,
Michel Klopstock ne revint jamais !
CH.
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(in Journal de Seine-et-Marne, feuille littéraire, commerciale, industrielle, d’utilité locale, et non politique, n° 141, samedi 27 mars 1841)
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☞ La nouvelle de Samuel Henry Berthoud a été plagiée en anglais sous la signature de « Francis » et le titre : « The German Student, » dans The World of Fashion, and monthly Magazine of the Courts of London and Paris, vol. 18, n° 207, 1er juin 1841. Elle a été traduite en 2017 sous le titre : « A Heavenward Voyage, » dans l’anthologie de Brian Stableford, Scientific Romance: An International Anthology of Pioneering Science Fiction.
☞ Elle a fait l’objet d’une traduction espagnole par Juan Antonio Almela : « Viage al Celio, anecdota del siglo XIX, escrita en frances por S. Henry Berthoud, y traducida libremente al castellano, » dans la revue Liceo Valenciano, periódico mensual de ciencias, literatura y artes, tome II, n° 3, mars 1842.
☞ Elle est également parue en néerlandais sous le titre : « De Reis naar Den Hemel » et la signature de H. A. W. dans le Nederlandsh Museum [Amsterdam] en 1843 ; puis anonymement sous le titre : « Eene Luchtreis, » en trois livraisons, dans la revue De Vlaamsche School [Anvers], en 1868.
MONSIEUR N
THE GERMAN STUDENT
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VIAGE EL CELIO, ANECDOTA DEL SIGLO XIX,
ESCRITA EN FRANCES POR S. HENRY BERTHOUD, Y TRADUCIDA LIBREMENTE AL CASTELLANO
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DE REIS NAAR DEN HEMEL
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EENE LUCHTREIS
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III
Nous avons laissé notre voyageur en compagnie de son nouveau cicerone, le bon et honnête ouvrier qu’il avait rencontré au banquet patriotique. Nous allons continuer la lecture de la longue lettre qu’il adresse à son ami de Calcutta.
La journée commençait à merveille, cher et honorable ami. Un Paris nouveau se montrait à mes yeux dans toute son originalité pittoresque. Le jeune ouvrier, mon excellent compagnon, me proposa de suivre le boulevard jusqu’à la rue de la Richesse (ci-devant Neuve-Vivienne). Le nom était charmant comme la rue autrefois. Mais là, pas un magasin, pas la plus modeste boutique. Deux grands bazars avaient été ouverts depuis quelques jours, et la foule, du papier à la main, allait s’y pourvoir, non plus selon ses goûts, mais selon ses besoins. Je refusai de les visiter. Une idée fixe me préoccupait : c’était le désir de voir cette banque d’échange depuis si longtemps promise au peuple parisien, et qui devait réaliser les rêves d’une prospérité toujours croissante.
Une foule immense et fort agitée roulait ses vagues sur la place de l’ancienne Bourse et autour du grand bâtiment qui portait à son fronton cette belle inscription en lettres d’or : Probité et prospérité. J’approuvai fort l’inscription. Nous parvînmes à monter l’escalier, et, de la hauteur du péristyle, il me fut aisé d’embrasser d’un coup d’œil l’ensemble de la place publique. Le mouvement des affaires s’animait par degrés. C’était une grande confusion de cris et d’annonces ; mais c’était cependant du commerce en pleine activité. Seulement, l’agiotage n’opérait plus sur des fonds publics ou sur des valeurs commerciales ; il opérait sur des marchandises étalées, sur des objets palpables ; abrogeant le signe, le négoce n’admettait plus que la réalité matérielle. Ici, un groupe de sacs de pommes de terre s’échangeait contre un groupe de sacs de haricots, moyennant différence en papier-monnaie. Là, deux citoyens, comme deux boxeurs faisant leurs apprêts, changeaient d’habits mutuellement. Une poignée de mains scellait le marché. Plus loin, une femme portant un gros perroquet sur le doigt offrait cet oiseau à une autre femme, qui lui remettait en échange un caniche tirebouchonné. Chien et oiseau recevaient le baiser d’adieu, et l’affaire était conclue. Je pourrais pousser très loin cette énumération, mais à quoi bon ? La fenêtre est ouverte, la perspective est devant vous… Que l’imagination se donne carrière.
« Est-ce que les affaires se traitent de la même manière, dans l’intérieur du bâtiment ? dis-je à mon compagnon.
– Absolument, citoyen. Seulement, dans les salles de la banque d’échange se réunissent les échangeurs de marchandises plus précieuses.
– Les bijoux, par exemple ? les objets d’art ?
– Oui, citoyen, reprit-il, tels que bottes neuves, étoffes en pièces, cuivres de cuisine, pipes d’écume de mer et autres objets de luxe. Ignorez-vous que l’or et l’argent sont proscrits, et par conséquent toute bijouterie ? Ignorez-vous encore qu’on ne vit pas d’admiration, et qu’une coupe vide ciselée par Benvenuto Cellini ne vaut pas un verre de vin ?
– C’est juste ! répondis-je. Quelle prospérité ! et quel progrès a fait la raison publique ! »
Fort satisfait de la banque d’échange, je me hâtai de prendre la rue de la Richesse pour me rendre au Palais-National. Mon compagnon m’avait annoncé des merveilles ; ce furent des surprises que j’y trouvai. Pas une boutique n’était ouverte, mais en revanche, de distance en distance, à chaque dixième arcade dominant sur le jardin, s’élevait une tribune, une sorte de chaire ronde, et faisant face à un hémicycle formé de chaises. Ces trente ou quarante chaires étaient destinées à autant de professeurs émérites, qui, les jours de beau temps, faisaient des cours gratuits et en plein air.
« Pardieu ! dis-je à mon compagnon, jamais de la vie pareille idée ne serait éclose du cerveau d’un grand-maître de l’Université.
– Convenez, reprit-il, que si l’instruction manque au peuple, ce ne sera pas faute de l’avoir eue sous la main. En vous promenant au Palais-National d’un bout à l’autre du jardin, vous pouvez suivre à la fois un cours de physique, un cours de médecine, un cours d’agriculture, un cours d’histoire, un cours de théologie et bien d’autres.
– De théologie, citoyen ? m’écriai-je ; y pensez-vous ?
– Comment donc ! reprit-il, et les dogmes du socialisme ne constituent-ils pas une théologie et une cosmogonie ? et le dieu de l’Amour animique ? et le dieu Harmonien ? et le dieu Producteur ? pour quoi les comptez-vous ?
– Mais ce sont donc trois dieux ? répondis-je, me souvenant de mon catéchisme.
– Non, me dit-il aussi sérieusement que possible ; mais ce sont trois principes se touchant par chaque extrémité, et par conséquent formant le triangle. La triade ! triados, citoyen.
– Vous avez fait vos études, mon cher peintre décorateur, lui dis-je, et même vos études en socialisme. »
Il me lança un regard expressif et poussa un soupir. Redoutant quelque confidence, et n’ayant pas trop le temps d’écouter des récits intimes ce jour-là, je demandai à ce bon jeune homme si l’heure des cours publics dans le jardin national était arrivée.
« Citoyen, me dit-il, il y a un moyen infaillible de savoir le moment précis où ces cours commencent. Regardez cette foule de promeneurs ; dès que vous la verrez se précipiter vers les guichets de sortie et gagner les rues, vous pourrez vous dire : les trente ou quarante professeurs montent en chaire à l’instant même. »
Nous ne voulûmes pas être témoins de tant d’ingratitude et de futilité de la part des promeneurs, et nous sortîmes du jardin immédiatement. Traversant la Seine sur le pont des Attractions (ci-devant des Saints-Pères), nous arrivâmes au Luxembourg, transformé en ferme et jardin des Harmoniens. Il y avait foule à la promenade, mais une foule silencieuse, respirant le grand air à longs traits comme oppressée d’une idée accablante, d’une sinistre préoccupation. Cette multitude sans animation, sans gaieté, était d’un contraste saisissant avec les diverses tribus d’Harmoniens qui, chantant et travaillant à remuer de la terre et à forger des instruments aratoires, semblaient défier l’improbation publique. Des groupes d’harmonistes parcouraient les ateliers, provoquant par des hymnes à l’attrait du travail. Pourquoi tout ce jardin du Luxembourg remué de fond en comble ? On l’ignorait. Mais surtout, pourquoi cet énorme arsenal d’instruments aratoires, quand on ne possédait pas un champ au-delà des barrières de Paris ? Il y avait un nombre suffisant de charrues pour mettre en culture cent lieues carrées. Mon jeune compagnon me tira d’embarras.
« On aura assez de terrains plus tard, me dit-il ; on s’attend un de ces jours à voir arriver à Paris des députations de tous les départements qui viendront mettre à la disposition des Harmoniens socialistes tout le territoire français. Chaque département deviendra un vaste phalanstère. En attendant, on forge et on reforge de plus belle aux frais de la ville. C’est le travail attrayant !
– Si l’on commençait par tuer l’ours avant de vendre sa peau ! répondis-je ; du reste, l’espérance est une vertu, et ces honnêtes gens font bien de la pratiquer. »
Nous nous éloignâmes de ce séjour de l’harmonie où les chants, les fleurs et les travaux ressemblaient fort à une animation factice, à un labeur sans résultat, à une mission sans but et sans espoir.
« Voulez-vous visiter la grande commune ? me demanda l’ouvrier.
– Qu’y verrons-nous, mon ami ? lui dis-je.
– Des mariages, des banquets, des danses… grande joie, noces et festins toujours.
– Comment, l’Hôtel-de-Ville passe son temps à cela ? Et l’administration, et les bureaux ?…
– Là, comme ailleurs, il n’y a plus un seul commis, reprit le citoyen peintre décorateur. Nous vivons sans ministres, nous pouvons bien exister sans préfet. Un gouvernement provisoire, et qui élabore une constitution, a cela de merveilleux qu’il donne un congé illimité à tous les corps constitués, à toutes les administrations, à tout ce qui gêne et régente. Pendant ce temps-là, tout est illusion et espérance. C’est le beau temps de la grossesse. L’enfant sera beau, charmant et bon, spirituel et heureux comme ses père et mère ! et chacun s’attendrit et chante les louanges du futur nouveau-né. Voilà, citoyen, notre situation intérimaire, avec cette différence cependant que les admirateurs de l’enfant promis à nos destins sont en très petit nombre. Si jamais il sort une constitution du cénacle triadique, elle sera le signal de notre affranchissement. Le sublime nous a sauvés plus d’une fois ; le ridicule pourrait bien nous rendre le même service aujourd’hui. »
Tout en causant de la sorte, nous traversions le ci-devant faubourg Saint-Germain, ou plutôt le désert Saint-Germain, car, en vérité, la solitude habitait ce noble quartier. On se serait cru encore, en voyant tous ces grands hôtels fermés, aux florissantes journées de 93, alors que les plus illustres portes cochères étaient marquées d’une croix rouge. Laissant à gauche le palais de l’Assemblée nationale, magnifique cage sans oiseaux, nous passâmes le pont et mon guide me dit :
« Voilà la place de tous les Peuples. Un jour viendra où tous les peuples enverront leurs mandataires sur cette place pour fraterniser avec le socialisme. Regardez l’obélisque, on l’a doré de la base au sommet, et on l’a surmonté d’une sphère rayonnante. L’obélisque est décrété aujourd’hui centre de l’Univers. C’est de ce point que partiront toutes les voies qui doivent ceinturer le globe. Rome n’avait qu’une borne dorée, au milieu de son Forum, comme point central du monde. De la république socialiste à la république romaine il y a la différence d’un géant monolithe à un pilier. Quant à ces deux fontaines de bronze, apprenez, citoyen, que, d’ici à très peu de temps, l’abondance sera si grande, qu’elles lanceront du vin de Champagne par tous leurs jets, ce qui offrira deux avantages : un très bel effet de mousse d’abord, et puis l’agrément de puiser du vin d’Aï, tant qu’on en voudra boire, dans ces belles vasques et à la barbe de ces tritons. »
Comme le jeune ouvrier me débitait ces choses de l’air le plus sérieux du monde, je ne pus me défendre d’un franc éclat de rire.
« Mon ami, lui dis-je, vous m’avez accompagné avec une obligeance extrême. Me voici dans mon quartier et j’éprouve un regret, c’est de vous quitter. Pourquoi ne viendriez-vous pas ce soir avec moi au spectacle ? Nous irions au théâtre de la Nation pour y voir un ballet fameux, dit-on : Le Capital et le Travail.
– C’est un charmant ballet, reprit mon guide ; j’ai contribué à peindre les décorations du troisième acte. Pendant les premières scènes, le Capital, comme un brutal qu’il est, fait fonctionner le Travail ; mais, dans les scènes suivantes, le Travail le lui rend bien, et le Capital, à son tour fort malmené, est obligé de servir et de fonctionner sous une averse de coups de pieds et de coups de bâton. Pour mettre fin à cette querelle, le socialisme descend du ciel et vient harmoniser les deux adversaires. Or, à la dernière représentation, par une maladresse du machiniste, la descente du ciel du socialisme n’a pu avoir lieu. Qu’ont fait le Capital et le Travail qui s’ennuyaient d’attendre ? ils se sont pris mutuellement par le bras et sont allés boire ensemble, en se passant fort bien du socialisme. Les deux acteurs qui ont improvisé cette scène finale ont été demandés à grands cris par le public : la salle était ébranlée par un tonnerre d’applaudissements.
– Ceci me semble d’un bon présage, dis-je à l’ouvrier.
– Et à moi donc, » reprit-il en se frottant les mains.
Il n’y eut pas moyen de déterminer le jeune peintre décorateur à accepter une invitation à dîner et encore moins une partie du spectacle. Il me quitta, mais en me faisant espérer de revenir me voir. Je crus m’apercevoir que cet honnête garçon, absent depuis le matin de son logis, avait hâte d’aller retrouver sa mère et sa sœur, cette douce famille qu’il soutenait autrefois avec le prix de son travail, huit ou dix francs par jour.
*
18 mai 1852.
J’interrompis ma lettre avant-hier, cher et honorable ami, car, au moment où j’écrivais, un bruit formidable gronda dans la rue. C’était le mugissement de la foule. Je me hâtai de descendre, et j’appris que toute la ville était soulevée. Une proclamation insensée venait d’être affichée sur les murs de Paris. Le gouvernement socialiste adressait à la population un appel aux armes pour tenter une sortie, et contraindre la banlieue et les provinces à accepter le régime auquel la capitale s’était soumise.
L’appel aux armes fut très peu goûté. On devina la cause de cette ardeur guerrière qui flamboyait tout à coup. Les Caisses publiques étaient vides d’argent !… Il devenait de toute impossibilité, sans commerce, sans territoire, sans revenus, sans impôt, de continuer à nourrir la population pendant deux jours encore. Les dieux et demi-dieux avaient été trop prodigues de fêtes et de jouissances. Aussi les dieux furent-ils priés de se retirer ; ce qu’ils firent sans bruit, sans le moindre scandale, et comme il convient d’agir quand on est mortel ou immortel bien élevé.
Le peuple a été admirable d’intelligence et de modération, en cette occasion, comme toujours ; tandis que le socialisme s’esquivait de son mieux de tous les postes qu’il occupait dans la ville, lui, le digne et grand peuple, se rendait aux barrières, un drapeau et des rameaux verts à la main ; il allait conjurer ses amis extra muros de rentrer dans une ville qui venait de s’éveiller, pour ainsi dire, après un lourd sommeil, et qui venait de congédier bien des gens nuisibles à la paix du ménage. L’appel fut entendu avec enthousiasme. On s’embrassa fraternellement, et, le soir même, plus de quarante mille personnes, qui avaient quitté Paris pour la banlieue, rentraient gaiement dans leur foyer.
Le gouvernement régulier est rétabli, et toute la France saura, dans quelques jours, que Paris, guéri à tout jamais de la fièvre chaude du socialisme, jouira désormais de la plus florissante santé. Ville charmante toujours, et heureuse entre toutes les villes, pour peu qu’elle veuille respecter son propre bonheur !
Voilà donc, cher et honorable ami, la liquidation complète et la fuite de l’école socialiste.
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Quant à nous, parmi les détails donnés par la lettre en question, nous avons remarqué avec bonheur que le gouvernement régulier avait rendu à notre Français-Indien la somme qu’il avait échangée contre du papier-monnaie. C’était juste, puisque les bons de caisse et de circulation avaient été mis à néant.
En outre, nous terminerons par une réflexion contenue dans cette même lettre, à propos de l’échauffourée de 1852 : « Comédie jouée par la folie au bénéfice de la raison, de l’intelligence et de l’ordre. »
FIN
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(Jules de Saint-Félix, in Le Constitutionnel, journal politique, littéraire, universel, n° 112, dimanche 22 avril 1849 ; Alfred Kubin, « Back to the Womb » [Retour à l’utérus], c. 1904, et « Unser aller Lutter Erde » [Notre Mère à tous, la Terre], encres lithographiques et lavis sur papier cadastre, 1901)
« Au feu ! au feu ! Ta dra ta, ta dra ta… Amenez les pompes… Déroulez le boyau !… Par file à droite par la rue de Choignes, du côté de mon oncle Leboursouflé !… »
Voilà par quelle agréable cacophonie je fus réveillé l’autre nuit. Je mis le nez à la fenêtre, car vous pensez que, par ces nuits fraîches, il ne fait pas bon y aventurer plus. Et je crus voir ce spectacle que vous connaissez tous : une pompe, deux pompes lancées à fond de train et émaillées de casques de cuivre sous lesquels on devine des pompiers. Puis le dévidoir avec les boyaux des pompiers. .. vous savez, ces kilomètres de boyaux qui servent à aspirer l’eau à distance.
Mais quel ne fut pas mon étonnement en ne voyant ni chevaux à la voiture, ni pompiers, ni boyaux ! Ah çà ! me dis-je stupéfait, le retard de ces pompiers justifierait-il le refrain populaire de Bay-Rangé mis en musique par Vague-Nair :
Quand ces beaux pompiers vont à l’exercice,
Ils embrassent leurs femmes, leurs mères et leurs fils…
Et pour un pompier… savez-vous ? qui trop embrasse, mal éteint !
Je voulus en avoir le cœur net et je courus sur le lieu du sinistre. Les pompes y étaient déjà et fonctionnaient avec ardeur. Mais elles étaient seules. Pas de foule, pas de bruit, pas de pompiers. Un désert, quoi ! Un désert avec deux ennemis luttant silencieusement : le feu et les pompes. Encore dans un désert voit-on quelquefois un chameau ; mais là, pas un cha… pardon ! Nous étions deux : moi et le mécanicien des pompes à électricité. Car c’étaient des pompes mues par l’électricité.
Vivement intrigué, je m’approchai de l’unique bipède vers qui je pus me renseigner et je lui demandai ce que tout cela signifiait :
« Comment ! me dit-il, vous êtes aussi peu au courant des inventions modernes ? Sortez-vous de la Lune ou de Fouilly-les-Oies ? Ne savez-vous pas que les incendies se combattent au moyen de l’électricité ? »
Et comme, d’étonnement, j’ouvrais des yeux grands comme ceux de Cornélius Herz quand on lui apprit qu’il était malade :
« Eh oui ! reprit-il, l’avertissement, la mise en batterie, l’extinction, tout se règle automatiquement. Ainsi, tout à l’heure, un courant électrique m’a averti, au poste, qu’un incendie se déclarait. Ce courant est produit par des fils qui, passant dans toutes les charpentes de toutes les maisons, sont actionnés par une forte pile. Au moyen d’une combinaison ingénieuse que je ne vous révélerai pas (car l’inventeur, méprisant les anciens brevets, a juré d’en flanquer une… une pile électrique à celui qui la dévoilerait), au moyen de cette combinaison, dis-je, la flamme attaquant une boiserie met la pile en activité et nous sommes avertis, puisque tous ces fils sont réunis au bureau central. Quand je dis avertis, c’est une façon de parler, car l’électricité n’attend pas notre bon plaisir pour porter les secours. Le même courant me réveille, car je dors tout habillé sur ce petit lit que vous voyez à l’arrière de la pompe ; il met en action les piles de la pompe. Celle-ci, sortant du hangar, est lancée dans la direction du sinistre. Elle ne se trompe pas de route, car les fils suivant toujours les rues, elle est guidée par le courant de celui qui a donné le signal. Quand elle est arrivée sur les lieux, la force qui la poussait en avant se transforme en une autre qui refoule le liquide dans le corps de pompe et dans les tuyaux. Je suis là simplement pour alimenter les piles et pour réparer les petites avaries qui pourraient se produire.
– C’est fort bien disposé !… Mais vous ne pouvez tout de même pas vous passer de pompiers, car j’en vois sur les toits voisins. Vous ne pouvez faire seul le service de mécanicien…
– Électricien ! rectifia-t-il… inventeur du fil téléphonique à relier Chaumont avec les contrées les plus éloignées, avec Prez-sous-la Serpette, Colombay-les-quatre-cents-Cloches, Champlitte-au-Taureau, etc., inventeur de la bobine à faire pousser des cheveux sur celle de ceux qui n’en ont plus… inventeur de l’huile parafinée Decoude pour assouplir les belles-mères… membre actif de l’Académie des sciences de Brottes-la-Superbe, décoré de l’Ordre Moral, de plusieurs médailles étrangères et autres…
– Mes compliments ! cher Monsieur, m’exclamai-je ébaubi, en me faisant tout petit… Mais comment se fait-il que vous êtes…
– … Simple électricien de pompes à incendie ? n’est-ce pas ? car je devine votre pensée. Eh ! mais ne croyez-vous pas qu’il faille de l’habileté, du savoir, du talent, dirais-je si je ne craignais de paraître peu modeste … oui, du talent pour diriger une équipe de travailleurs comme ceux-ci ?…
– Quels travailleurs ?…
– Eh ! ces automates que vous voyez dirigeant le jet des lances, sapant les poutres, abattant les pans de murs…
– Ce ne sont donc pas des pompiers en chair et en os ?…
– Des pompiers !… fit-il, en me regardant d’un air qui me fit regretter ce que je venais d’avancer. Des pompiers !… Ce sont des extincto-électrico-réfracto-autoandréas en acier réfractaire dont les membres sont mus par l’électricité de la pompe. On peut les aventurer jusqu’au milieu des flammes. Il n’y a pas de danger qu’ils laissent des veuves. Un coup de marteau sur un tibia tordu par le feu, une vis à replacer entre les deux épaules, et voilà un extincto-électrico-réfracto-autoandréas raccommodé. Ils font d’ailleurs convenablement leur service et on n’a pas à les décorer pour faits d’éclat… »
En effet, je les voyais aller, venir au gré de l’électricien qui les réglait au moyen de manettes disposées sur un cadran.
« Mais, hasardai-je, d’où provient cette odeur exquise dont je me sens enveloppé depuis quelques instants ?
– C’est du liquide de la pompe.
– De l’eau parfumée ?…
– De l’eau !… Quel vieux jeu !… Quelquefois, cependant, on l’emploie quand l’incendie est immense ou que l’on est pris au dépourvu. Alors, dans ce cas, on fixe au volant de la pompe une large courroie sur laquelle sont disposées de petites hottes comme dans les dragues ; la courroie plonge dans la rivière ou dans le puits voisin et déverse son contenu dans le récipient. C’est ainsi qu’on a supprimé l’antique chaîne où des gens, appréhendés au collet et grelottants, devaient se passer, pendant de longues heures, des seaux grands comme des dés à coudre et dont, d’ailleurs, ils se renversaient consciencieusement la moitié sur les pieds. Aujourd’hui, on emploie un liquide analogue à celui des grenades Labbé. Toutefois, pour supprimer l’odeur âcre de fumée et de bois éteint, on y mêle de l’eau de Cologne ou de l’héliotrope. Mais (je peux bien vous confier cela, puisque vous vous intéressez à ces découvertes) il n’y a pas toujours des hommes aussi consciencieux et aussi probes que moi : quelques-uns de mes collègues gardent pour eux les parfums de prix que l’on distribue à cet effet, et les remplacent par une vulgaire lavasse. Ainsi, au dernier incendie où nous étions plusieurs, il m’est venu à la gorge une odeur de musc ambré ; ça m’est resté sur le cœur et je n’ai pas pu dîner…
– Pauvre homme ! ne pus-je m’empêcher de m’écrier.
– Excusez-moi un instant. Il faut que je mette en mouvement ce grappin de sauvetage, car je vois là-haut un vieillard qui s’est laissé bloquer au troisième… Je vois que vous me regardez curieusement. Eh bien, voyez cette longue tige articulée terminée par une griffe rembourrée : on la lance au 2e, au 3e, au 4e étage ; elle saisit l’infortuné et, se repliant, le dépose en lieu sûr. Par ce moyen, on supprime les sauvetages périlleux, on évite l’émotion aux spectateurs s’il y en a, on n’entend plus les femmes sensibles jeter des cris perçants en s’évanouissant de terreur, et l’on évite aux cuisinières sentimentales le souci d’avoir de la reconnaissance pour le pompier intrépide qui les a sauvées des mansardes.
– Et le mobilier ?… Ce sont encore ces grilles articulées qui le sauvent ?
– Oh là là !… la bonne plaisanterie ! Croyez-vous qu’on s’en occupe, puisque tout, dans un ménage, est assuré, depuis les meubles jusqu’à la couronne d’oranger de la femme, jusqu’au clysopompe. On laisse brûler et les assurances paient les dégâts.
– Ça doit bien grever leur capital ?
– Non ! Elles s’en tirent en louant à la réclame la lueur des incendies.
– !!!?
– Voici : l’incendie éclaire les nuages au-dessus de lui. La compagnie d’assurances fait payer le droit d’inscrire, par projection, des réclames commerciales sur ces nuages. Tenez, levez la tête et lisez : Société anonyme de nivellement de la butte de Langres, capital… Ah ! les chiffres sont mal formés, on ne peut lire le nombre. Et à côté : Grande chasse à courre dans le bois de Saint-Roch. Vous voyez, c’est pratique… Rien d’ailleurs n’est perdu : les cendres sont vendues pour fertiliser les endroits arides. C’est grâce à ce procédé que les mamelons caillouteux du Château-Paillot et du Val-Barizien sont devenus ces serres et jardins de plaisance où la fine fleur des petits pois de Maladière-la-Plaisante va cueillir des fleurs de magnolias en place du muguet d’autrefois.
– C’est vraiment admirable… Mais c’est un peu froid, cet incendie !… Il manque la foule.
– Ah ! oui, vous voudriez une masse hurlante, trépignante, où les jeunes gens trouvent prétexte à pincer la taille à leurs voisines ? Vous regrettez les soldats dont la baïonnette au bout du canon contribuait puissamment peut-être à éteindre les flammes. Vous regrettez l’espèce de secousse fébrile que, dit-on, ces genres de spectacles donnaient. Croyez-moi, c’était bon pour autrefois !…
– Autrefois ?…
– Oui, autrefois… au siècle dernier, vers 189…
– Vers 189… ! Mais en quelle année sommes-nous donc ?
– Ah çà ! rêvez-vous ?… ou vous moquez-vous de moi ?… Comme si vous ne saviez pas que nous sommes à la fin du vingt-et-unième siècle…
– Du vingt et… !! »
Je fis un tel bond d’ahurissement que… je piquai en bas de mon lit le plus beau plongeon que jamais nageur eût exécuté. Oui… j’avais rêvé en entendant le tocsin et les clairons des pompiers. C’est dommage, n’est-ce pas ?
Après tout, si quelqu’un de mes lecteurs veut exploiter ces idées novatrices qu’un autre que moi n’hésiterait pas à qualifier de géniales, il peut venir me trouver. Je suis visible à mon bureau tous les jours, de neuf heures du soir à quatre heures du matin, les jours de lune exceptés.
–––––
(Jean-Jules Paverne, « Variété fantaisiste, » in Le Petit Champenois et l’Union de la Haute-Marne, journal quotidien démocratique régional, n° 907, lundi 20 avril 1896)
II
Nous continuons à être fort indiscrets, et nous poursuivons la lecture de la lettre écrite par notre Français-Indien à son ami de Calcutta :
Je reprends mon récit, cher et honorable ami. Le lendemain, un soleil radieux se leva sur la république socialiste de Paris. J’étais à mon balcon de fort bonne heure, avide de contempler la ville modèle au soleil levant. Mes regards se portèrent d’abord sur le dôme de ce pavillon qui est le centre du ci-devant château de tant de royautés défuntes, et je ne fus pas peu surpris de voir flotter au fer de lance qui surplombe le cône une immense bannière quadricolore : le bleu touchant la hampe, le blanc suivant le bleu, le rouge juxtaposé au blanc, et la couleur or vierge à l’extrémité. Cet effet de couleur était beau ; l’or flottait sur l’azur du ciel comme un rayon ; mais le sommet de la hampe était surmonté d’un globe doré que je jugeai devoir être une sphère, à quelques lignes sombres qui le sillonnaient. Je me rappelai alors avoir lu en 1848, dans les journaux de France, qu’un chef d’école socialiste avait proposé à l’Assemblée nationale de remplacer le drapeau tricolore par la bannière quadricolore, ayant une sphère symbolique et rayonnante superposée. Paris avait donc adopté ce nouveau pavillon sous le régime du socialisme ; c’était logique.
« Citoyen, dit tout à coup une voix dans le salon, vous plairait-il de recevoir des travailleurs qui viennent vous offrir leurs produits ? »
Je n’avais rien demandé, mais on avait prévenu mes désirs. En effet, je vis entrer chez moi deux individus portant chacun un chiffre brodé au collet de leur redingote ; leur numéro d’ordre probablement. L’un de ces citoyens était un bottier, l’autre un tailleur.
« Citoyen, dit le premier, j’ai à votre disposition dix paires de bottes. Examinons votre pied.
– Citoyen, dit le second, j’ai réuni six toilettes complètes pour vous être offertes, sauf à prendre mes mesures. »
C’était le droit au travail ! Je compris et je me résignai à recevoir le lendemain leur visite annoncée. Resté seul, je m’occupai de ma toilette. Un homme survint au moment où je tenais le rasoir.
« Ne vous dérangez nullement, citoyen voyageur, me dit-il d’un air docte et magistral. Je suis légiste et initiateur. Que voulez-vous apprendre ?
– Des nouvelles, citoyen légiste, si vous en savez.
– Pour cela, vous avez les journaux, reprit-il. Voulez-vous être initié aux divers systèmes de production, de consommation et de circulation ? ou bien commencerons-nous par la démonstration de la triade de l’amour animique ? ou bien encore par l’exposition du tableau relatif aux passions pivotales, aux passions sous-foyères et aux passions radicales ? Choisissez.
– Mon choix est fait, pardieu ! lui répondis-je. Je demande mon déjeuner.
– Citoyen voyageur, reprit mon légiste initiateur, vous me devez vingt francs pour la séance. Le droit au travail… vous comprenez ?… Je reviendrai demain.
– Non pas, s’il vous plaît, mon cher ami, m’écriai-je, en me hâtant de lui remettre un billet de caisse ; ne revenez que lorsque je vous ferai appeler.
– Citoyen, je connais les devoirs de ma profession. Salut et fraternité.
– Fraternité et salut ! » répondis-je en fermant la porte.
Comme vous le pensez bien, je me hâtai de terminer ma toilette. Deux heures de plus au logis et ma matinée me coûtait au moins mille écus. À dix heures précises, prenant ma canne et mon chapeau, je descendais l’escalier avec un affreux pressentiment… l’idée du socius ; mais mon sort était inévitable ; le socius montait les degrés du premier étage. Nous nous abordâmes sans trop de cérémonie.
« Vous n’avez pas déjeuné ? lui dis-je.
– Je ne me serais pas permis de prendre ce repas sans vous, citoyen, répondit-il.
– Venez donc, repris-je, et sortons vite, sous peine d’être dévalisé complètement. »
Nous étions enfin dans la rue. Doublant l’angle Castiglione et Rivoli, nous nous acheminâmes vers cette noble place Vendôme, dont les palais circulaires et d’architecture uniforme rappellent si bien la splendide époque du tyran Louis XIV, et qu’un autre tyran, non moins illustre, choisit pour emplacement à la colonne triomphale que vous connaissez. Là, je m’arrêtai fort étonné. La colonne de bronze avait un fourreau de toile peinte, et la statue du grand homme était voilée, de la tête aux pieds, d’une draperie argentée. Me tournant alors vers le socius :
« Citoyen, me dit-il, quoi d’étonnant ? Que rappelait cette colonne ornée de bas-reliefs ? La guerre… c’est-à-dire la dévastation et l’homicide. Regardez les peintures sur toile qui la recouvrent. Voici des symboles de la fraternité universelle : les quatre parties du monde personnifiées par quatre figures pacifiques se tenant par la main. Tout le long de la spirale, des feuillages, l’olivier enlaçant au chêne, les pampres s’unissant au lierre.
– Et le grand homme, repris-je, pourquoi le voiler ?
– La statue d’un soldat empereur !… Cela jurerait parmi nous.
– Ma foi ! répondis-je par un affreux jeu de mots, la statue pourrait bien peut-être faire ce prodige ; elle jurerait énergiquement en voyant tout ce qui se passe autour d’elle. »
Mon compagnon sourit. C’était un homme conciliant et comprenant toutes les opinions.
« Regardez, me dit-il, la rue de la Paix porte toujours ce nom.
– Ce qui prouve que bien d’autres ont perdu le leur, répondis-je ; et cette belle place Vendôme ?
– On la nomme place du Bonheur.
– Comment, diable ! elle n’était pas, je crois, très à plaindre jadis.
– Ces malheureux millionnaires qui l’habitaient, répondit le socius, se ruinaient en fêtes et en contributions énormes. On leur a fourni l’heureuse occasion d’offrir leurs hôtels, immeubles onéreux, à la république sociale.
– Et la république a eu la bonté d’accepter ! qui se serait attendu à cela, citoyen socius ? Mais, repris-je, que fera-t-on de ces vastes bâtiments ?
– De grands centres de dépôt pour les marchandises de luxe que l’on fabriquera tôt ou tard.
– Pour les vendre à qui, citoyen ? ajoutai-je.
– À toutes les nations, dit-il d’un air prophétique, quand nous aurons le monde.
– Si nous allions déjeuner en attendant ?
– Je ne vois à cela aucun obstacle, » reprit-il.
Arrivé sur le boulevard, je cherchai un restaurant. Le cicerone, mon compagnon, vit mon embarras, et se hâta de me tirer de peine en me déclarant qu’il n’existait plus de restaurants dans la république. Je m’arrêtai net, fort ému, je l’avoue. Mais le socius ajouta que nous trouverions partout des tables patriotiques. Je repris mon chemin. Partout était vague ; je priai le compagnon de ma vie de veiller à nos intérêts communs et de gouverner droit vers un banquet quelconque, patriotique ou non.
Cependant, dès notre arrivée sur le boulevard, je m’étais aperçu d’un changement singulier dans l’aspect de ce beau quartier. Pas un magasin n’était ouvert. Le socius, interrogé, me répondit :
« C’est qu’il n’y a plus de magasins. Confisquer la richesse privée au profit de la fortune publique, c’est une idée suprême. »
La raison était péremptoire, mais j’en fus singulièrement attristé comme si j’avais perdu de l’argent à la fermeture de tant de riches boutiques.
« Plus de magasins sur les boulevards de Paris ? m’écriai-je.
– Ni nulle part, répliqua l’imperturbable ; mais des entrepôts, des bazars, des caravansérails, des expositions, des exhibitions, des halles, des marchés, enfin tout ce qui constitue le développement libre de la richesse publique.
– Arrivons-nous à une table patriotique ? lui dis-je. Le boulevard est triste et vide… à peu près comme mon estomac. »
Nous nous trouvions devant une grande porte dont le cintre était entouré de guirlandes de feuillages et surmontée d’une inscription n’ayant qu’un mot : Abondance ! Nous entrâmes dans le logis fortuné. Une salle immense s’offrit à nos yeux. C’était un vaste parallélogramme, coupé dans sa longueur par trois rangs de tables. Il y avait foule, et je dois dire que le plus grand ordre présidait au banquet. La compagnie était mêlée, bien entendu, mais elle ne me parut pas plus mauvaise pour cela. La plupart des convives portaient des numéros, les uns sur l’épaule, les autres sur le dos, d’autres pendus au cou. Là, en général, on s’appelait du nombre de son étiquette. Les couverts étaient d’une propreté satisfaisante. Le socius et moi allâmes nous placer à l’extrémité d’une table. – Je m’assis près de l’angle, ayant à ma gauche mon inséparable compagnon, et, à ma droite, c’est-à-dire me faisant face aux trois quarts, un jeune homme, vêtu d’une blouse bleue, sur la gorgerette de laquelle retombait un col de chemise d’une remarquable propreté. L’inconnu avait une physionomie charmante ; ses traits étaient fins et réguliers comme ceux des profils florentins ; son regard était ardent et doux. Soit qu’il eût déjà déjeuné, soit qu’il manquât d’appétit, ce jeune homme me parut rêveur, buvant à petits coups un vin clairet et pétillant. Quant au socius, il s’empara d’un formidable gigot de mouton et se mit à pourvoir mon assiette et la sienne d’une main leste et prodigue. Comme il s’occupait sérieusement de son déjeuner, et que d’ailleurs il causait volontiers avec son voisin de gauche, je liai conversation de mon côté avec le jeune convive à la blouse bleue.
« Vous êtes ouvrier, lui dis-je, et vous venez ici réparer vos forces ?
– Vous êtes étranger, répondit-il, et vous venez ici par curiosité ? »
Nous échangeâmes deux regards comme réponse affirmative.
« Avec qui êtes-vous, citoyen ? me demanda le convive à demi-voix.
– Mais avec un ami, citoyen. »
Il sourit assez malicieusement et vida d’un trait le reste de son verre, puis il ajouta :
« Ami d’emprunt, et d’emprunt forcé, n’est-ce pas ? Je parie que vous céderiez volontiers ce cher ami à qui voudrait s’en charger !
– Citoyen, lui dis-je à voix basse, vous me paraissez un digne et intelligent garçon. Je ne puis vous cacher que si je trouvais l’occasion de perdre mon compagnon, je n’en pleurerais pas.
– Attendez, reprit-il ; je connais cette espèce de pèlerins. »
Mon voisin se leva et, s’approchant des convives placés dans le voisinage du socius, il leur dit quelques mots à l’oreille. Un instant après, un employé du banquet mettait sur la table un flacon plein d’eau-de-vie probablement.
« Laissez faire mes camarades, reprit mon excellent voisin ; d’ici à un quart d’heure, votre mouche sera prise, ivre-morte ! »
Le moyen était simple, mais ingénieux ; il eut un résultat presque immédiat. Le socius, provoqué par le voisinage, porta et rendit tant de toasts civiques, patriotiques et bachiques, que son esprit et sa raison voyagèrent bientôt dans le pays des chimères. J’étais libre ; mon homme ne me connaissait plus.
« Eh bien ! reprit l’honnête ouvrier, a-t-il tardé longtemps à enfourcher le dada du père Silène ? C’est que je connais, voyez-vous, quelques-uns de ces grands démagogues : à jeun, ce sont de petits Socrates ; mettez-les en face d’un copieux déjeuner et de quelques flacons, et regardez-les rouler sous la table avec leur sagesse et leur austérité. Tenez, citoyen, j’ignore si je blesse vos opinions ou vos sympathies ; mais je vous déclare que je ne puis voir de sang-froid la grande comédie qui se joue à Paris depuis près de quinze jours ; j’ai été dupé et pipé… je ne pardonnerai cela de ma vie.
– À votre santé, voisin ! dis-je à ce digne garçon, en choquant mon verre contre le sien ; et continuez ; vous parlez à un homme fort désintéressé dans la question. J’ai mon domicile aux Indes-Orientales. Cependant, je dois ajouter que, bon Français et bon républicain comme vous paraissez l’être aussi, je ne suis engoué que modérément du nouveau régime qui s’est implanté dans ce pays-ci.
« Jour de Dieu ! reprit l’ouvrier, quand je pense que la République, voilà trois semaines encore, marchait admirablement depuis trois ans ; quand je songe à l’ordre rétabli, à la confiance revenue, aux affaires reprenant leur cours, aux travaux en pleine activité, aux journées de huit ou dix francs que je gagnais, moi, moi, peintre décorateur, ayant une mère et une sœur à soutenir ; quand ce souvenir du passé me revient, il me prend des crampes de colère telles que, si je ne me retenais…
– Calmez-vous, jeune homme, lui dis-je. Nous assistons à une comédie, vous l’ayez dit. Ne troublons pas le spectacle.
– Oui, reprit-il ; seulement, il est déjà un peu long… il serait temps de demander le rideau. Vive la République démocratique, triple tonnerre ! mais aussi vive l’Assemblée et le Président ! Croyez-vous, citoyen, que l’existence qu’on nous a faite soit tenable ? Qu’est-il arrivé depuis quinze jours ? trois pentarques, ou trois dieux, se sont partagé le pouvoir. L’un, principe de la Production, réside aux Tuileries ; le second, principe de l’Amour, trône au Palais-National ; le troisième, principe de l’Harmonie, s’est installé au Luxembourg. Ce triumvirat omnipotent règne et gouverne. Un mystère impénétrable couvre cette omniarchie. Là s’élabore la Constitution définitive qui doit être acceptée par Paris et par l’Univers. C’est à merveille ! mais, en attendant l’organisation du travail, par exemple, congé illimité aux travailleurs. La République nous paie et nous nourrit, dites-vous ? Oui, vraiment. Mais sur quels fonds ? Et si la Constitution harmonique et rayonnante tarde longtemps encore à sortir du cénacle, que ferons-nous ? Car enfin, l’argent s’épuise et le trésor n’est qu’une caisse qu’il faut remplir pour avoir la faculté de la vider. Et puis, citoyen, est-ce une vie acceptable que celle-ci : tu recevras 2 francs par jour en papier, et tu seras nourri aux frais de l’État, sans travailler. Quant à moi, la rougeur me monte au front, et tenez, en mangeant à cette table, il me semble que je vole ce déjeuner.
– Encore une question, dis-je à ce bon jeune homme. De quelle manière s’approvisionne Paris depuis quinze jours ?
– De grands pourvoyeurs de l’omniarchie achètent aux barrières, extra muros, toutes les denrées nécessaires à la consommation, mais en beau numéraire sonnant. La ville est considérée comme pestiférée, et, pour tout l’or du monde, on ne déciderait pas un paysan, un habitant de la banlieue même, à entrer dans Paris.
– C’est triste ! repris-je. Je crois savoir de bonne part que tout le pays armé observe et cerne la capitale, et qu’un jour peut-être on y arrivera par toutes les barrières pour en chasser la folie et tous les maux qu’elle enfante.
– Amen ! répondit le jeune ouvrier. En attendant, citoyen, hâtons-nous de sortir ; un spectacle nous attend sur le boulevard. Quant à votre socius, ne vous en occupez plus. »
En effet, après bien des élans bachiques, bien des toasts délirants, après avoir proclamé la Lune, le Soleil et Dieu lui-même les trois grands socialistes de l’univers, le brave homme s’était alourdi et assoupi. Il dormait profondément, le nez sur la nappe. Je suivis mon nouveau compagnon ; il avait raison, un spectacle assez étrange avait lieu sur le boulevard.
« Voici, me dit le jeune ouvrier, une théorie qui se rend au temple du Printemps, la ci-devant église de la Madeleine. On célèbre aujourd’hui les Florales ou fête des fleurs. »
En tête de la théorie marchait le groupe des musiciens. Après les harmonistes venaient les harmoniens et les harmoniennes. D’abord, un groupe de douze jeunes femmes, et, ma foi ! des plus belles ! toutes en robe blanche et couronnées de roses, d’iris, de bleuets entremêlés de feuilles de verveine, l’air triomphant, épaules nues et portant de gros bouquets à la main. Elles étaient suivies du groupe des époux ; êtres passifs, vêtus d’une sorte de dalmatique brune et couronnés de lierre (feuillage inaltérable), symbole de leur passibilité. Après ceux-ci marchaient les géniteurs ; grands harmoniens, vêtus de la dalmatique écarlate et couronnés de feuilles de chêne ; suivait le groupe des favoris, beaux et fiers, vêtus de la dalmatique bleu-de-ciel et couronnés de myrte. Enfin, les simples possesseurs fermaient le cortège, jeunes et blonds, en tunique verte et couronnés de jasmin.
La théorie passa lentement et dans le meilleur ordre, au grand étonnement de la foule qui admira peut-être, mais ne donna aucun signe d’approbation ni d’improbation. Le silence est quelquefois d’une éloquence très significative.
« Mon ami, dis-je à l’ouvrier quand le cortège fut loin, voulez-vous m’accompagner ? Je vais reprendre ma promenade dans la ville.
– Volontiers, répondit-il ; mais à une condition : c’est que vous ne vous permettrez aucune observation critique à haute voix. Dam ! il y a des yeux et des oreilles partout : vous comprenez. Je vous conduirai où vous voudrez, à la banque d’échange, à la grande commune, au jardin des Harmoniens, à la place de tous les peuples…
– Qu’est-ce donc que tout cela ? m’écriai-je. Où sommes-nous, mon ami ? au Japon ?…
– À Paris, citoyen ! » répondit-il, avec un sérieux des plus comiques.
Cette lettre, cher et honorable ami, est un journal qui partira pour les Indes dans quelques jours, si toutefois je puis parvenir à l’adresser à Marseille sans encombre. La douane, ou plutôt la barrière de la république socialiste, est ombrageuse. J’interromps aujourd’hui mon journal, sauf à le reprendre à loisir, comme un conte de fées, bien que j’écrive de l’histoire.
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Et nous aussi, nous dirons aujourd’hui avec notre Français-Indien de Pondichéry et avec la sultane Shéhérazade : « Voici le jour qui paraît, » s’il plaît au lecteur de nous lire encore, à la nuit prochaine, la suite de ce récit.
(À suivre)
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(Jules de Saint-Félix, in Le Constitutionnel, journal politique, littéraire, universel, n° 111, samedi 21 avril 1849 ; Alfred Kubin, « Back to the Womb » [Retour à l’utérus], c. 1904, et « Unser aller Lutter Erde » [Notre Mère à tous, la Terre], encres lithographiques et lavis sur papier cadastre, 1901)
À la porte de Saint-Cloud, la limousine s’arrêta pour le contrôle de l’essence. Mme Voghera profita de la halte pour ouvrir son sac de galuchat et en tirer son miroir, sa houppette et son bâton de rouge. Et, ce faisant, elle donna à son compagnon le coup d’œil d’avance ironique des femmes qui s’attendent à subir une raillerie masculine. Mais la raillerie ne vint pas. Donald Stuart, un coude sur l’appui de la portière, un poing sous le menton, gentiment, regardait ailleurs.
Donald Stuart emmenait à Versailles, par un beau soir d’été, Mme Voghera. Huit jours de villégiature à deux. On avait choisi le Trianon Palace. Ce n’étaient pas deux amoureux : deux camarades de route, sans davantage. Elle trente ans. Lui, quarante. Et, de part et d’autre, deux existences auxquelles le mouvement n’avait pas manqué. Par ailleurs, les meilleurs amis du monde et les plus honnêtes gens. Les femmes et les hommes dont la première jeunesse fut accidentée connaissent souvent une maturité charmante, pleine d’indulgences et de compréhensions. Donald Stuart et Pauline Voghera ne s’était jamais fait la cour, et, loin de s’en vouloir, s’en marquaient réciproquement la plus sincère gratitude. Les huit jours à passer tête-à-tête dans l’émouvant décor que créa le plus grand de tous les rois leur semblaient, à l’un comme à l’autre, une oasis de fraîche amitié parmi la terre torride des amours qu’ils avaient naguère traversées, qu’ils traverseraient encore. L’essence contrôlée, l’auto repartie, Mme Voghera prit la main de Donald Stuart et la serra. Lui, garda dans ses doigts la fluette menotte et la porta à ses lèvres. Tout cela sans nulle intention galante. Ils s’accordaient admirablement.
« Quelle chose délicieuse, murmura Mme Voghera, que la sécurité ! Trop souvent, les hommes qui se prétendent nos amis sont auprès de nous comme des chasseurs à l’affût et ne font que guetter en attendant leur heure.
– Oh ! dit Stuart, je ne suis pas tellement fou, et je tiens trop à vous. Ne craignez pas que je lâche la proie-amitié pour l’ombre-amour. »
L’auto escaladait la côte de Montretout. On marchait vite. C’était avant la grande guerre et il y avait peu d’automobiles en France et de bonnes routes.
Ville-d’Avray. La campagne. L’auto fonçait dans la nuit noire. Ses deux phares crevaient l’obscurité d’un double trait aveuglant. Tour à tour, taillis, futaies, vallons, coteaux, semblaient jaillir de l’ombre. Et Versailles, tout là-bas, se précipitait au-devant de la voiture comme une phalène vers la lampe qui l’aspire. Dix minutes encore et on serait à Versailles…
Tout à coup, au tournant d’un petit bois, une détonation ; et la voiture, après deux embardées, s’arrêta dans une secousse.
Stuart s’était mis à la portière.
« Un pneu ?
– Éclaté, confirma le chauffeur.
– Vous avez ce qu’il faut ?
– Oui, oui. Je vais changer la roue. Une affaire de cinq minutes. »
Stuart se retourna.
« Cinq minutes, chère ! Voulez-vous descendre ?
– Mais oui, » dit Mme Voghera.
Le bois était un joli bois. Chênes, frênes, hêtres, tilleuls ; toutes les admirables verdures de cette Île-de-France qui est, en vérité, au centre du pays français, comme une île plus française que la France même. Toutes les vieilles Gaules s’y sont unies et concentrées. C’est la mélancolie pesante du pays de Bretagne qui se mêle à la fervente douceur de la terre basque et des Pyrénées. C’est la grâce précise des pinèdes provençales, toutes bleues, et c’est le mystère des Vosges avec leurs sapins noirs et leurs brumes grises. Merveilleux alliage des plus merveilleux métaux.
Donald Stuart et Mme Voghera avaient mis pied à terre. Accroupi dans la poussière, un de ses phares à côté de lui, le chauffeur tournait la roue de son vérin. L’auto violemment éclairée, l’homme noir qui s’agitait dans cette brutale lumière blanche, – le spectacle ne manquait pas de pittoresque ; et Voghera, au bras de son cavalier, se remémora l’antre des cyclopes et le forgeron Vulcain. Après quoi, elle voulut aller plus loin, les yeux lui faisant mal. La route sous la lune était large et blanche ; à droite et à gauche, les arbres y découpaient une ombre brune, et, à quelque cent pas, sur la droite, la silhouette d’une maison campagnarde s’estompait au flanc d’une côte. Plus bas, à droite et à gauche, trois grands peupliers se perdaient dans les étoiles.
Donald Stuart, comme malgré soi, s’arrêta net.
« Ho ! murmura-t-il, c’est ici.
– Ici ? » répéta Mme Voghera.
Elle le regardait, curieuse, mais point hostile : ils n’étaient pas deux amoureux.
Elle répéta :
« Ici ? Vous reconnaissez ?… »
Il répondit :
« Oui… je reconnais l’endroit. Ces peupliers là-bas… et la maison…
– Eh bien ?
– Eh bien, c’est ici qu’il y a huit ou dix ans je me suis arrêté déjà de nuit, comme aujourd’hui. J’étais en auto ; l’auto eut une panne… comme aujourd’hui encore…
– Simple coïncidence ! Je ne vois d’ailleurs pas là-dedans de quoi vous étonner…
– Non, sans doute. Mais attendez la suite. Je n’étais pas seul dans l’auto…
– Vous aviez une amie avec vous ?
– Pas une amie. Un ami… un ami, dont vous m’avez entendu parler : le comte d’Offenbach. »
Mme Voghera s’intéressa tout d’un coup :
« Comment ? le comte d’Offenbach ! celui qui est mort ?… »
Stuart inclina la tête.
« Celui qui est mort, en effet, comme vous savez… comme tout le monde sait… qui est mort en auto, à côté de moi, sur la route de Paris à Versailles. Il est mort le jour dont je vous parle et précisément un quart d’heure après s’être arrêté ici, ici où nous sommes.
– En effet, dit-elle. C’est plus extraordinaire que je n’avais vu d’abord. »
Elle réfléchit :
« Est-ce que… précisément à propos de cette mort de M. d’Offenbach, on n’a pas raconté une histoire d’arbre ?
– Oui, dit Stuart. On a raconté cette histoire, et elle est vraie. »
Il regarda autour de lui, puis, s’avançant vers un grand acacia isolé :
« Sauf erreur, voici l’arbre en question. »
Mme Voghera, s’approchant à son tour, considéra l’arbre.
« Rappelez-moi l’histoire.
– Elle est simple : il faisait cette nuit-là aussi calme qu’aujourd’hui… pas un souffle dans l’air !… Offenbach et moi avions mis pied à terre, comme nous avons fait aujourd’hui, nous deux… et nous nous promenions par la route en attendant que le chauffeur eût réparé sa panne. Tout à coup, Offenbach m’appela. Il se tenait debout devant cet arbre… ici même où je suis… et il me montra l’arbre. Je vous répète que l’air autour de nous était immobile, immobile rigoureusement. Cependant, je vis, comme Offenbach avait vu, l’arbre, l’acacia que voici, trembler.
– Trembler ?
– Trembler très fort. À telle enseigne que j’allongeai la main pour saisir une branche et toucher ainsi ce qui me paraissait être véritablement un prodige. Je touchai l’arbre et l’arbre, sur-le-champ, cessa de trembler. Offenbach alors fit comme moi, allongea le bras, saisit la branche. Immédiatement, l’arbre trembla de nouveau et plus fort qu’auparavant. »
Ayant dit, Donald Stuart se tut.
« C’est tout ? demanda Mme Voghera.
– C’est tout, dit Stuart. Un quart d’heure après, Offenbach était mort.
– Voilà qui est bien étrange, » fit Mme Voghera, après avoir songé.
Elle vint auprès de l’arbre, tendit la main avec une sorte d’hésitation et prit entre ses doigts une feuille. L’arbre était immobile et il ne bougea pas.
« C’est ainsi, demanda Mme Voghera, que votre ami toucha l’acacia ? »
Elle avait lâché la feuille.
« C’est à peu près ainsi, répondit Stuart. Peut-être un peu moins timidement. Comme ceci. »
Et, avançant à son tour, il prit lui-même à pleines mains la plus basse branche.
Mais…
Mais, tout aussitôt, l’acacia, violemment, trembla. Et il trembla d’un tremblement profond dont toutes les branches et le tronc même semblaient agités à la fois. Une tempête n’eût pu le secouer de la sorte.
Épouvantée, Mme Voghera avait bondi en arrière.
« Eh bien ? » s’écria-t-elle.
Très pâle lui-même, Donald Stuart avait lâché la branche aussi, mais l’arbre continuait de trembler.
« Eh bien ! dit-il, après un temps et s’efforçant de parler d’une voix calme, – c’était un homme fort brave que Donald Stuart, – eh bien, oui, l’acacia dont je vous parle trembla comme il tremble en ce moment. »
Ses sourcils froncés bas, il considérait fixement les ramures grelottantes.
Après une minute, il reprit, cette fois tout à fait ferme :
« Madame, une grâce ! touchez l’arbre encore ?
– Je n’ose pas, » dit-elle.
Il insista :
« Je vous en prie ! »
Elle obéit, et l’arbre, instantanément, ne trembla plus.
Alors, de loin, la voix du chauffeur les appela :
« Mes sieur et dame, j’ai remis la roue. »
Il avait remis la roue et le phare aussi. Il démarra. Et l’auto, doucement, vint offrir son marchepied au couple immobile. Stuart, redevenu très paisible, offrit la main à Mme Voghera et l’obligea de remonter en voiture.
« Ce n’est pas une raison ! Quoi qu’il doive advenir, vaut-il pas mieux que nous arrivions à Versailles ?… »
Ils y furent sans autre incident. Mais comme, à la porte de l’hôtel, Donald Stuart descendait le premier pour offrir la main à sa compagne, le pied lui manqua ; il tomba, sa tête porta sur l’angle du trottoir et on le releva mort.
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(Claude Farrère, in L’Autre Côté, contes insolites, Paris : Ernest Flammarion, 1928) ; repris dans l’Almanach pour rire, huitième année, Paris : Les Publications Jean-Pascal, 1930 ; in Distraire, journal pour tous, deuxième année, n° 48, vendredi 3 octobre 1930 ; « Les Contes du Radical, » in Le Radical de Marseille, soixante-sixième année, n° 27160, dimanche 19 août 1934 ; « Les Contes du Radical, » in Le Radical du Vaucluse, grand quotidien d’informations, vingtième année, n° 230, dimanche 19 août 1934. Illustration de Franklin Booth, « The Road to Wellville, » 1925)
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(in Almanach pour rire, huitième année, Paris : Les Publications Jean-Pascal, 1930)
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(in Distraire, journal pour tous, deuxième année, n° 48, vendredi 3 octobre 1930)
I
Paris, 15 mai 1852.
Cher et honorable ami,
Vous devez avoir reçu, ou plutôt vous recevrez une lettre de moi datée de Marseille. Je vous l’ai expédiée par la malle de l’Inde, car l’Angleterre continue à diriger ses malles à travers le territoire français en évitant Paris.
Paris est vraiment aujourd’hui l’île-de-France, c’est-à-dire une île au milieu de la France. Gouvernement à part, civilisation à part, cette grande et belle cité s’est mise à part sur la carte générale. Comment s’est opérée cette révolution, ou plutôt cette transformation inouïe ? c’est ce que vous diront tous les journaux de l’Europe que vous recevez à Pondichéry, à Calcutta et à Bombay.
J’ai hâte de vous parler de Paris, tombé au pouvoir du socialisme. Le tableau vaut la peine d’être contemplé. Écoutez-moi.
À mon arrivée dans cette ville, où m’appelaient de graves affaires d’intérêt, mon premier soin fut de chercher à me loger commodément et selon mes goûts. Je passe sur les difficultés que j’éprouvai aux barrières pour obtenir que ma chaise de poste pût m’amener jusqu’à la ci-devant rue de Rivoli. Je tenais par souvenir et par sympathie à prendre terre à l’hôtel Meurice. L’hôtel existe encore, mais dans des conditions nouvelles. Ce fut avant-hier soir que je m’y logeai.
Dès mon arrivée, on me demanda mes papiers avec un empressement si vif, que j’en fus presque effrayé. On m’annonça, une heure après, la visite d’un délégué de la police de sûreté. La république sociale a donc une police à ses gages ? me direz-vous. Non, cher ami, elle en a trois ! Fort curieux de voir le magistrat de nouvelle espèce que l’on m’annonçait, je l’attendis de pied ferme dans un petit salon dont les fenêtres donnent sur le jardin des ci-devant Tuileries, respirant à longs traits à mon balcon cet air natal si longtemps désiré. Il était huit heures du soir ; un magnifique soleil couchant empourprait les feuillages des marronniers ci-devant royaux, et la brise m’apportait des arômes parfumés comme ci-devant. Le socialisme n’a pas encore pu transformer la nature ; cela pourra venir.
Un employé de la maison (il n’y a plus de domestique ni d’hôtel) ouvrit tout à coup la porte du salon et je vis entrer le délégué de la police de sûreté. C’était un homme de quarante ans environ ; barbe rousse et fourchue, taille ronde et courte, teint fleuri, large habit noir, gilet blanc et écharpe rouge, je vis cela du premier coup d’œil. Le magistrat tenait à la main une sorte de tricorne qui représentait un chapeau. Du reste, en entrant, il affecta une grande politesse dont il ne se départit pas un seul instant. Je demandai de la lumière. Le délégué et moi prîmes chacun un fauteuil et, assis l’un vis-à-vis de l’autre, près d’une table, nous engageâmes la conversation.
« Citoyen, me dit-il, vous arrivez des Indes-Orientales, de Pondichéry, où vous avez fondé un établissement depuis quatre ans ; vous avez traversé le golfe Mozambique, doublé le cap de Bonne-Espérance, relâché au Sénégal, touché à Madère, passé à Gibraltar, et vous êtes enfin entré en rade de Marseille. Vous n’êtes à Paris que depuis deux heures environ ; vos papiers sont parfaitement, en règle ; on vous les rendra à votre départ. Pendant votre séjour dans la république sociale, vous n’avez absolument besoin que de la carte que voici ; c’est une carte de première classe. Vous succédez au numéro trois mille huit cent, qui est parti ce matin même pour Londres. »
En effet, le délégué me remit une carte bleu-de-ciel sur laquelle était imprimé le numéro en question au centre d’un triangle ; elle avait en outre une signature indéchiffrable à son revers.
« Citoyen, répondis-je, au moyen de cette carte…
– Vous pouvez résider à Paris en toute sûreté en vous conformant aux lois sociales et au règlement égalitaire. Voici les dix-huit codes et un volume du règlement. Je vous engage à lire cela avant de mettre le pied dans la rue.
– Mais, citoyen commissaire… ce sont deux volumes in-octavo, de huit cents pages chacun.
– Raison de plus, citoyen, pour ne pas perdre un instant ; passons. Combien de temps comptez-vous séjourner sur le territoire de la république sociale ? Vous connaissez sans doute les limites de la république ?
– Mais je pense, répondis-je, que ces limites s’arrêtent encore aux barrières de la ville ?
– Oui, citoyen, en attendant qu’elles soient reculées jusqu’aux extrémités de l’Europe. Combien de temps comptez-vous séjourner ?
– Quatre mois, citoyen commissaire.
– Seconde question. Vous avez de l’argent ?… Quelle somme apportez-vous ?
– Citoyen, je n’ai point d’argent. J’apporte pour mon séjour ici quarante mille francs en or. »
Le délégué se leva magistralement et se dirigea vers la porte du salon. Là, il dit à haute voix à un employé de la maison :
« Invitez le citoyen délégué du trésor à entrer. »
Trois minutes après, un citoyen de haute stature, portant barbe noire, tricorne, habit noir et ceinture de soie rouge lamée d’argent, parut devant moi et déposa sur la table un portefeuille et un sac de cuir… vide.
« Citoyen, reprit le commissaire, mon confrère est muet, mais fort intelligent. Conformément aux lois, vous êtes invité à lui remettre vos quarante mille francs en or (l’argent et l’or étant proscrits de la république comme infâmes) ; et vous recevrez en échange, pour une somme égale, des bons de caisse, ou bons de circulation. Voyez le règlement, article 4845… »
J’hésitais, furieusement étonné et assez peu rassuré, lorsque le délégué du trésor, le grand confrère muet, vida son portefeuille sur la table, choisit quarante billets de banque très peu semblables aux ci-devant que je connaissais, les réunit dans sa main comme un jeu de cartes, et se mit à me saluer trois ou quatre fois de l’air le plus engageant.
« Citoyen, reprit le commissaire, c’est une condition absolue. Quiconque possède un écu ne peut séjourner douze heures au milieu de nous, à moins de se résigner à mourir de faim. Vous ne trouveriez pas un pain à acheter avec tout le métal odieux et corrupteur que vous possédez… Avec les bons de caisse, vous vous procurerez toutes le jouissances légales. D’ailleurs, mon mandat est formel… je dois vous offrir une carte de séjour ou un exeat. J’ajouterai, pour vous rassurer, que dans le cas où vous voudriez avancer le jour de votre départ, s’il vous restait encore du papier-monnaie en portefeuille, vous n’auriez qu’à présenter vos bons de caisse au trésor, on vous rendrait en échange, et en vous plaignant beaucoup, du numéraire.
– Citoyen, lui dis-je, je compte sur votre parole et je crois en votre honneur. Forcé de passer quelque temps à Paris, il faut que je me loge et que je mange ; je vais vous livrer ce que je possède en numéraire, en échange de papiers de la république sociale. »
Le grand confrère muet se mit à me saluer de nouveau, en me montrant toujours son superbe jeu de cartes. Il n’y avait plus moyen d’hésiter : une carte de séjour ou un passeport… c’était formel, à moins de coucher à la belle étoile et de se nourrir de l’air du temps. Je crus donc qu’il était dans mes intérêts de céder de bonne grâce, et j’allai chercher dans un secrétaire quarante rouleaux d’or, que je plaçai sur le tapis de la table. En moins d’un quart d’heure, ces bienheureux rouleaux furent tous brisés, comptés et engainés dans la longue bourse de cuir du cher confrère muet, qui, par égard pour moi, contint son indignation et son dégoût à la vue de l’infâme métal. Souriant au contraire, et de l’air le plus paterne, il me mit entre les mains un cahier d’images, valant chacune mille francs, en m’engageant du regard et du geste à bien ménager cette richesse. Puis il plaça prudemment le sac de cuir dans une de ses vastes poches, reprit son portefeuille et son pittoresque chapeau symbolique en forme de tricorne. Il nous quitta, après m’avoir encore salué avec une rare politesse.
« Voilà donc une opération terminée, et à l’amiable ! reprit le délégué de l’air le plus jovial. Vous devez vous trouver bien plus à l’aise, citoyen ?
– Eh mais ! lui dis-je, beaucoup plus léger surtout. Du reste, je n’ai aucune inquiétude, et je vous répète que je compte entièrement sur la loyauté du gouvernement. Maintenant, citoyen commissaire, ai-je d’autres formalités à remplir ? Je vous demanderais la permission de me mettre à table.
– Comment donc, citoyen ? reprit-il ; à votre aise. J’ai eu soin de prévenir votre socius de se tenir toujours à votre disposition.
– Que dites-vous là ? demandai-je, assez intrigué.
– Sans doute, répliqua l’honnête commissaire. Aux termes du règlement, tout individu étranger ou citoyen à Paris, jouissant d’une certaine aisance et n’ayant aucun numéro à sa charge, doit avoir un socius, c’est-à-dire un sociétaire qui partage son existence ; sans cela, où serait la fraternité sociale ?
– Écoutez-moi, repris-je avec un commencement d’impatience, ne pourrait-on racheter cette corvée par un don patriotique ? J’offre dix mille francs en papier-monnaie ; mon intention, d’ailleurs, en arrivant à Paris, était de porter ma souscription pour les pauvres.
– Les pauvres ! s’exclama le commissaire, mais il n’y en a plus, citoyen ; tout le monde l’est. Quant au rachat du socius, c’est de toute impossibilité. La loi est précise ; le règlement est formel.
– Bon ! Et la liberté ? répliquai-je. Diable, j’ai de la peine à comprendre comment un individu attaché à ma personne n’est pas un surveillant ou tout au moins un grand embarras.
– Que vous êtes simple et que vous avez peu étudié la science du socialisme ! me dit le délégué. Du reste, je ne veux pas empiéter sur les attributions d’un confrère, et, si vous le désirez, citoyen, demain on vous enverra un légiste qui vous démontrera et expliquera les questions les plus ardues d’une science qui est encore à l’état de mystère pour le reste du monde.
– Merci, lui dis-je. Mais ce socius enfin, que voulez-vous que je fasse de lui ?
– Mon dieu ! citoyen, il vous sera fort utile. D’abord, comme renseignement, vous pouvez toujours vous adresser à lui. Ce sera un excellent cicerone dans cette ville transformée, et que vous ne reconnaîtrez plus. Ensuite, je dois vous déclarer qu’il est de bonne compagnie et d’humeur facile et agréable. Il prendra vos habitudes et vos goûts. À la promenade, à table, aux spectacles, dans vos courses pour affaires, il sera toujours à vos ordres. Le soir, en vous quittant, il prendra votre heure pour le lendemain matin, et vous pourrez juger de son exactitude.
– Oh ! pardieu ! je n’en doute pas, m’écriai-je. Un drôle qui vient partager mon existence ! Et de quel droit, s’il vous plaît, citoyen commissaire ? Je vous ai donné de l’or pour du papier, et vous me rendrez de l’or ou de l’argent pour du papier : c’est fort bien ! Je me conformerai en tout et pour tout aux lois et aux règlements ; c’est à merveille ! J’aurai pour vos institutions et pour votre gouvernement tout le respect possible ; d’accord. Je le dois. Mais je ne vous cache point que je trouve dans l’institution du socius un abus révoltant. Le socius me paraît compromettre terriblement la liberté individuelle, je le répète.
– Là ! là ! ne nous fâchons pas, dit le doux commissaire ; soyons bon compagnon, aimons nos frères, et acceptons de bonne grâce la compagnie que nous donne la loi socialiste, admirable dans son principe et dans ses conséquences. »
Là-dessus le délégué reprit son chapeau et m’annonça qu’il était obligé de me quitter, devant écrire son rapport à qui de droit sur ce qui venait de se passer, ajoutant, toutefois, qu’il n’avait qu’un éloge mérité à faire du citoyen nouveau dont la république venait de s’enrichir.
Nous nous serrâmes la main et nous nous séparâmes, lui souriant, et moi assez soucieux au sujet de l’avenir de quatre mois qui m’attendait dans la ville la plus civilisée de l’univers, où, par parenthèse, je perdais mon nom, mon individualité, pour me transformer en numéro d’ordre, selon ma carte de séjour, et où je devenais forcément le compagnon d’un confrère en socialisme, que je ne connaissais ni d’Ève ni d’Adam, et qui devait me suivre partout comme mon ombre.
J’en étais là de mes réflexions lorsque l’employé, ci-devant domestique, vint m’annoncer, non pas que mon souper était servi (encore moins que Monsieur était servi), mais que mon souper m’était offert !
« Et mon commensal, mon socius ? dis-je à l’employé.
– Le citoyen socius attend le citoyen dans la salle à manger, répondit ce garçon, en contenant un fou rire.
– Diantre! repris-je ; il sait son règlement ! C’est égal, je suis assez curieux de voir mon ombre socialiste. »
Je me dirigeai résolument vers la salle à manger. Deux couverts étaient mis à une table ronde. Un homme, d’une tenue très sévère, attendait debout et la main posée sur le dossier d’une chaise ; il pouvait avoir trente-cinq ans ; il était grand et fort maigre, barbu et coloré ; l’air digne, mais avec une teinte de modestie. Son regard expressif, sa physionomie cordiale, prévenaient en sa faveur. Je le détestais déjà franchement, mais je ne pus me défendre de répondre aux politesses qu’il me faisait, tout en éprouvant une colère concentrée de ne pouvoir me fâcher contre lui en l’abordant. Au fait, le supplice devenait plus insupportable ; avec un malotru, un grossier personnage, ma position eût été plus facile. Je l’aurais gourmé et tout eût été fini peut-être.
Nous nous saluâmes sans nous dire un mot, et nous nous assîmes en même temps en face l’un de l’autre. L’employé nous servait, ou plutôt nous offrait. Je remarquai que mon homme n’acceptait jamais que je ne fusse pourvu. Dix minutes passèrent ainsi. Jamais souper ne s’était annoncé à mes yeux d’une façon si déplorable. Enfin, voulant briser la glace par une boutade :
« Citoyen, dis-je tout à coup, me ferez-vous le plaisir de me dire pour quel délit la loi vous a condamné à devenir le compagnon forcé d’un étranger comme moi ?
– Vous vous trompez, citoyen, répondit mon homme avec un flegme incomparable ; la loi, bien loin de me punir, me récompense : elle me donne le droit de m’associer à l’existence d’un homme distingué. »
Je m’inclinai, désespéré du compliment. Le socius, sans se déferrer, mangeait et buvait noblement, comme s’il eût été l’amphitryon du souper.
« Voilà une singulière loi ! repris-je. Ce n’est pas que j’aie le moindre sujet de me plaindre de vous, citoyen. Vous me paraissez, au contraire, un assez bon compagnon ; mais convenez qu’une fraternité qui s’impose a quelque chose de tyrannique.
– Je n’ai pas fait la loi, répondit mon homme imperturbablement.
– Non, dis-je alors, mais je la subis. Or çà, dites-moi, citoyen, Paris est donc bien changé ? j’arrive des Indes-Orientales, et j’avoue que la foudre, tombant à mes pieds, ne m’aurait pas plus étonné que la nouvelle du régime socialiste triomphant à Paris.
– Cette ville intelligente est aujourd’hui magnifiquement heureuse, reprit mon gaillard, dont l’appétit se développait. Plus de pauvres, citoyen.
– Pardieu ! on a pris le bon moyen, repris-je. Et le commerce ?
– Plus de commerce, citoyen.
– Ah bah ! vraiment ?… Mais alors, en quoi consiste la source des richesses de la cité ?
– Plus de richesses, citoyen.
– Diable ! alors, tout le monde est propriétaire ou rentier ?
– Plus de rentiers ni de propriétaires, citoyen, continuait mon homme en mangeant toujours.
– C’est charmant ! m’écriai-je. La vie est commune, à ce qu’il paraît ; mais alors, les plaisirs et les travaux doivent être communs.
– Plus de travaux, plus de plaisirs, citoyen.
– Savez-vous que vous êtes une énigme à deviner, citoyen socius ?
– Veuillez m’appeler par le numéro que l’on m’a donné, me répondit-il. Je suis le numéro cinq cent quatorze, comme vous êtes le numéro trois mille huit cent. Aujourd’hui, Paris est peuplé de numéros. C’est de l’ordre.
– C’est joli ! m’écriai-je, et fort amusant ! L’homme moral et physique s’efface pour faire place au numéro ! Diable ! c’est neuf. Platon n’eût jamais inventé cela.
– Qu’est-ce que Platon et que signifie sa république ? reprit le socius. Vous verrez Paris demain.
– Je suis désolé de ne pouvoir le voir dès aujourd’hui, répondis-je ; il doit être amusant.
– S’amuser est puéril, dit mon homme qui buvait et mangeait très sérieusement ; on s’amusait sous les régimes du bon plaisir et des constitutions ; aujourd’hui, on fait mieux.
– Voyons, citoyen, je suis curieux ; j’arrive de Pondichéry, de Chandernagor, de Bombay, de Calcutta…
– Pays stupides, dit le socius, où l’or n’est pas encore une chimère, où le sensualisme est encore la divinité dominante et abrutissante. »
Je regardai mon homme ; il buvait sec et mangeait consciencieusement.
« Or çà, lui dis-je, pour briser la conversation, puisque vous devez me suivre comme mon ombre, je compte sur vous pour m’expliquer, après me l’avoir montrée, cette grande féerie socialiste appelée Paris. Nous aurons une voiture à nos ordres.
– Il n’y a plus de voitures, et on ne se met aux ordres de personne, ajouta l’intrépide socius.
– Pas possible ! m’écriai-je ; tout le monde va à pied ou à cheval ?…
– On marche, ou bien on monte dans l’omnifère de la république si nos forces trahissent notre énergie.
– Je vois que Paris est en progrès, lui dis-je. Quant aux arts, aux sciences, aux lettres… je pense que tout cela est florissant ?
– Vous en jugerez, citoyen. Les arts et les lettres ayant corrompu les générations, nos devancières, les sciences les ayant égarées beaucoup plus qu’éclairées, il fallait régénérer les sciences, les lettres et les arts.
– Et c’est ce qu’on a fait probablement avec succès ? lui dis-je. Quant aux institutions fondamentales de l’ordre social…
– Elles reposent sur le triangle : production, amour, harmonie.
– Et la religion dominante est sans doute…
– Harmonie, amour et production, répéta le socius qui, bien restauré, se leva de table quand je me levai.
– Adieu, citoyen, lui dis-je ; l’heure avance ; je vous rends votre liberté. Si demain vous revenez, vous serez le bien reçu, conformément à la loi. Je vous préviens que mon intention est de voir l’ensemble de Paris d’abord, ce qui exigera bien des courses. À dix heures du matin, si vous voulez, et bonne nuit. »
Le socius me quitta, en ne me promettant que trop d’être exact. Je regagnai mon appartement, fort étourdi de tout ce que j’apprenais et fort inquiet de ce que je pressentais. Je remets donc à un autre jour la suite de cette lettre ou de ce récit qui vous arrivera comme une nouvelle de l’autre monde, et dont vous douterez beaucoup, par conséquent.
–––––
Nous imiterons l’habitant de Pondichéry, transporté au milieu de Paris socialiste par une malice du sort qu’il déplorait déjà peut-être, lui, Français de naissance, et surtout Français de cœur, d’esprit et de caractère. Nous remettrons à un autre jour le bonheur de contempler la ville la plus spirituelle de l’univers, gouvernée, moralisée et embellie par les dieux, demi-dieux et aspirants dieux que l’époque actuelle méconnaît encore, mais que l’avenir attend, comme disent les habiles de l’école avec cette modestie qui les distingue de leurs orgueilleux adversaires anti-socialistes.
(À suivre)
–––––
(Jules de Saint-Félix, in Le Constitutionnel, journal politique, littéraire, universel, n° 110, vendredi 20 avril 1849 ; Alfred Kubin, « Back to the Womb » [Retour à l’utérus], c. 1904, et « Unser aller Lutter Erde » [Notre Mère à tous, la Terre], encres lithographiques et lavis sur papier cadastre, 1901)
Il a été question ces jours-ci d’un roman dans lequel Edison mettrait en scène les transformations que les découvertes électriques feraient subir à humanité et à la civilisation d’ici deux ou trois cents ans. Je me suis souvent amusé à me représenter aussi l’homme du trentième siècle, et voici comment je me le figure :
Une tête énorme, monstrueuse, sans sourcils, sans barbe et sans cheveux, posée sur un minuscule thorax, auquel pendent deux moignons atrophiés qui représentent ce qui fut nos jambes. Les bras aussi sont atrophiés et étrangement raccourcis. Les mains ont diminué de volume, et cependant les doigts sont devenus plus nombreux et plus petits. Un homme du trentième siècle qui se respecte ne saurait avoir moins de dix doigts à chaque main. Au bout des doigts, il n’y a plus d’ongles et, dans la bouche, on chercherait en vain les dents. La gencive est rose et lisse comme celle d’un petit enfant.
Cet être bizarre est notre descendant, tel que les lois de l’évolution doivent le former, si ces lois sont vraiment telles que Darwin les a formulées, et si la science donne en découvertes ce qu’elle paraît promettre. Il est assis ou plutôt couché dans un immense fauteuil, devant une sorte de grand clavier constellé de commutateurs électriques, En ce moment, cet homme étudie. Il a tourné un bouton de cuivre et, aussitôt, glissant le long d’une minuscule raie d’acier, un petit charriot a apporté un rouleau phonographique, qui s’est aussitôt mis à articuler des paroles que je reconnais.
Ce sont des vers de Racine, et le phonographe les articule avec toutes les intonations de la Comédie-Française. Tout à coup, à un passage, l’énorme tête s’est soulevée, ses joues glabres ont tressailli, deux de ses doigts ont atteint deux boutons de cuivre. Au bout d’un instant, j’entends les mêmes vers déclamés d’une façon différente, et en même temps je vois, oui, je vois la scène de la Comédie, les acteurs qui marchent, gesticulent et déclament.
Tout à coup, une sonnerie : « Allô ! Allô ! » C’est un ami qui veut converser par téléphone. Cet ami est à New York, et nous sommes à Paris. L’homme du trentième siècle répond. Rien dans tout cela que nous ne connaissions bien ; mais ce qui m’étonne, c’est que, en même temps que la sonnerie s’est fait entendre, l’ami de New York a apparu. Il est au lit, un peu souffrant, et l’on jurerait que sa chambre à coucher se trouve maintenant ici, à côté de ce fauteuil.
L’heure du déjeuner arrive. Sur un appel électrique, de minuscules flacons viennent se placer à la portée de la main. Ils contiennent les principes essentiels et assimilables des aliments. Ils sont à moitié liquides, et notre homme les a ingurgités en quelques instants. Il s’est pesé ce matin, il a vu que son poids normal a diminué de quelques grammes ; il prend la moitié d’un flacon de purée de plus qu’à son ordinaire.
Ce soir, il dînera en musique et en compagnie, c’est-à-dire qu’il se mettra en communication avec un orchestre et quelques amis, et qu’il dînera en écoutant la musique et en regardant ses amis avaler chez eux leurs petites fioles de purée.
L’idée lui vient de voir les paysages alpestres ; aussitôt les vallées suisses défilent sous ses yeux ; il veut leur comparer les paysages pyrénéens ; aussitôt Laruns, Argelès, Gavarnie se montrent à son regard.
Mais sa pendule s’est dérangée. Il appelle son horloger. Bientôt la pendule apparaît, glissant sur des rails invisibles dans l’épaisseur des murs, appelée par l’horloger. Là, elle se placera d’elle-même sur l’établi. Une machine spéciale la démontera, la nettoiera, l’ajustera, la réparera, sans autre peine pour l’horloger que de commander l’opération en tournant quelques boutons. Il y a même beaucoup de particuliers qui ont, installées chez eux, toutes les machines d’horlogerie, et qui font eux-mêmes leurs réparations. Ils n’ont eu qu’à ajouter quelques boutons à leur grand clavier. Il y a aussi des horlogers qui réparent les horloges à distance, grâce à un mécanisme spécial.
Et de même l’outillage mécanique est partout si perfectionné que les ouvriers n’ont qu’à tourner des boutons pour faire tous leurs ouvrages. Les machines elles-mêmes sont faites à la machine. L’effort humain est réduit à son minimum. Les rues des villes sont désertes : les distances étant supprimées, personne ne bouge plus de chez soi.
La campagne aussi est déserte. Des charrues guidées par des mains invisibles labourent seules ; les faucheuses, les faneuses, les moissonneuses, les batteuses accomplissent seules leur automatique travail, et c’est quelque chose de fantastique et d’étrange que de voir ces grandes machines s’en aller à travers les champs déserts. Seuls les oiseaux chantent encore ; les moutons paissent et les bœufs ruminent ; les chevaux, inutiles, ont disparu.
Tous les hommes sont devenus égaux par le peu d’effort qu’ils ont à faire. N’ayant plus besoin de sortir de chez eux, peu à peu ils ont désappris la marche et leurs jambes sont atrophiées. Le système pileux, devenu de plus en plus inutile, a complètement disparu. Les aliments servis tout broyés ont rendu aussi les dents inutiles : ce qui, peu à peu, les a fait tomber. Les bras se sont atrophiés ; les mains, ayant à tourner un nombre très grand de boutons, ont grandi au contraire : les doigts se sont dédoublés ; ce sont maintenant de grandes palettes à dix branches, qui pendent à l’épaule au bout d’un moignon.
L’œil s’est développé ; l’oreille s’est allongée ; le cerveau a grossi démesurément, de là l’énormité de la tête qui semble maintenant avoir absorbé le reste du corps. Le peu d’exercice de l’abdomen par l’usage des aliments sans déchet explique le ratatinement du buste, car c’est une loi de Darwin que, si la fonction crée l’organe, l’organe à son tour s’atrophie par le manque de fonctionnement.
Tel est l’homme que nous prépare la science au trentième siècle. Les naturalistes le dénommeront cerebralis homo, et le regarderont comme un type très supérieur aux survivants semblables à l’humanité d’aujourd’hui. Ceux-là seront les minus habentes, et la famille humaine des sauvages, à côté des monstres cérébraux qui seuls mériteront le titre de civilisés .
Ce qui me console un peu de ces perspectives, c’est que le cerebralis homo, vivant dans la solitude, ne songera pas à se marier, et que nos merveilleux et monstrueux descendants sont à peu près condamnés à ne vivre que l’espace d’une génération. À moins que, par leurs fioles de purée quintessentielle, ils ne parviennent à s’empêcher de mourir.
–––––
(« J. L., » in Messager du Midi, journal républicain indépendant, quarante-quatrième année, n° 254, mardi 15 septembre 1892. Sur le même thème, voir l’article « Les Hommes de l’an 5000 »)
I
« Jamais ! Jamais ! Jamais !
– Mais, mon père ?
– Il n’y a pas de « mais, mon père, » Mademoiselle. Je préfère encore vous voir rester fille toute votre vie à me sentir déshonoré !
– Pourtant…
– N’insistez pas : c’est dit !
– Pauvre Robert !
– Robert n’est qu’un barbare indigne de toute union civilisée ! un Vandale ! un Goth ! un sacrilège ! »
Des étincelles semblaient jaillir des lunettes bleues du professeur Herrmann Attanias, membre libre de l’Académie des sciences de Berlin, docteur de l’Université d’Iéna, membre correspondant de toutes les Académies, de toutes les sociétés savantes et de tous les pays, latiniste des plus forts et archéologue passionné. – Les pans de sa redingote brune, en dépit des livres et des brochures qui bourraient les poches profondes, avaient de soudains envolements, des palpitations d’ailes qui donnaient au vénérable savant l’apparence de quelque oiseau gigantesque et inconnu, préposé à la conservation des ruines du Mont Palatin.
Blanche et rose, sous un large chapeau de paille cachant mal les épaisses nattes d’un blond doré et les mille frisons voltigeant capricieusement sur le front et sur la nuque, Rosa Attanias baissa la tête d’un air boudeur, prête à pleurer, tandis que Robert Nertann, un grand garçon robuste, à la barbe brune et soyeuse, à la physionomie ouverte, souriait doucement en arrachant du bout de sa canne la mousse incrustée entre les briques disjointes d’un pan de mur séculaire.
« Enfin, monsieur Robert, mépriseriez-vous Tacite, par hasard, l’immortel auteur des annales et des histoires !
– Mon oncle…
– Tout ceci ne vous inspire-t-il donc ni enthousiasme, ni respect ? continuait l’irritable vieillard.
– Je vous assure, reprit le jeune homme.
– Comment ? Je vous fais admirer cette arcade monumentale, avec son inscription grandiose Clivius Victoriæ, » et il scandait amoureusement les syllabes latines.
– Rue de la Victoire ! traduisit railleusement Robert à mi-voix.
– Oui ! fit Herrmann, qui n’avait entendu que le mot « Victoire, » et, au lieu d’admirer, tandis que je m’exténue à vous faire les plus belles citations, à vous parler de ce scélérat de Caïus Caligula, de ce gredin qui a construit cette merveille, vous n’avez d’yeux et d’oreilles que pour cette petite folle de Rosa !
– N’est-elle pas ma fiancée, bientôt ma femme ?
– Jamais : vous n’en êtes pas digne.
– Mais je l’aime, mon oncle, je l’adore !
– Réservez de semblables expressions pour de plus nobles causes.
– Oh ! c’est trop fort aussi ! interrompit la jeune fille.
– Mademoiselle ?
– Eh bien ! oui, mon père, je ne crains pas de l’avouer, je tiens plus à un mari amoureux de moi, qu’à un mari qui ne rêve que de l’antiquité. C’est bon pour vous, mon père, qui êtes un savant, mais Robert…
– Je ne veux pas d’un ignorant pour gendre, tenez-vous-le pour dit ! »
Une larme mignonne vint troubler le bleu de pervenche des yeux de l’enfant ; cela ne dura qu’un instant, car son fiancé, peu effrayé par la maussade apostrophe de l’archéologue, lui serra tendrement la main.
« Courage, Rosa ; laissez faire et ne le contrariez pas davantage : je vous aime et n’aime que vous. »
Déjà Herrmann Attanias oubliait cette querelle et ses griefs. Ayant soigneusement reboutonné les parements de sa redingote, défaits par ses gestes intempérants, il allait devant lui, l’œil fixé sur les inscriptions tracées partout sous les auspices du surintendant Pietro Rosa.
Sa fille et son neveu le suivaient, à quelque distance, ne pensant plus de nouveau qu’au bonheur de se trouver ensemble et fort indifférents à l’ivresse archaïque qui faisait bouillonner le sang dans les veines du vieux savant.
Celui-ci tantôt cheminait doucement, savourant son plaisir, tantôt arpentait à grands pas ce sol foulé par les Empereurs romains et les hommes les plus fameux de l’antiquité. – Des exclamations laudatives s’échappaient de ses lèvres, mêlées à ces inoubliables noms, Romulus, César, Auguste, Tibère, Caligula, Domitien ! Par moments, il parlait à haute voix, semblant réciter des fragments d’histoire, cédant au tumulte des pensées qui heurtaient les parois de son cerveau avec un murmure confus et obsédant.
« Je vous aime, Robert, murmurait timidement Rosa, appuyée au bras de son fiancé.
– Ma femme, ma chère petite femme ! répondait le jeune homme, heureux de lui donner par avance un nom si doux et ne songeant qu’au bonheur présent.
– C’est sur cette terrasse, dominant le palais de Tibère, que dînait Vitellius, regardant l’incendie du Capitole ! Mais Vespasien arrive, et le lâche gourmand, après avoir fui par les derrières du palais jusqu’à l’Aventin, revient se faire prendre aux abords du Palatin. »
Les bras croisés sur sa poitrine remuée d’une émotion tragique, Attanias lance d’une voix vibrante ces paroles, en contemplant du haut des ruines le Forum, qui étale en contrebas ses tronçons de portiques, ses dalles géantes, ses restes de temples et d’édifices célèbres.
Puis, son doigt maigre se projette au loin, indiquant l’emplacement des Rostres, où il croit voir encore Cicéron, et il finit par retracer dans les airs, du Palatin au Capitole, une ligne imaginaire, qui représente le pont insensé jeté d’une montagne à l’autre, au-dessus de la basilique Julia, par Caligula.
« Rosa, ma chère Rosa, quel dommage que votre excellent père soit si fanatique de toutes ces vieilles pierres ; elles finiront par lui troubler le cerveau. Voyez, déjà il manifeste une réelle animosité contre ceux qui ne pensent pas comme lui.
– Pardonnez-lui, Robert ; c’est mon père. »
La redingote brune plane plus haut encore, jetant une ombre sur les briques impériales, et les grands bras du membre libre de l’Académie de Berlin ont des mouvements de télégraphe au sommet du Palatin, dans une autre direction, du côté de l’Aventin.
« De ce point, Septime Sévère, couché sur des coussins de pourpre, dominait de son balcon le Cirque Maxime ! »
Depuis le matin, ils allaient ainsi, tandis que le professeur, le guide de Visconti et Lanciani à la main, consultant le plan dessiné par Zangolini, marchait devant eux, cherchant à retrouver, soit à l’aide des documents régulièrement entassés dans son immense cerveau comme sur les rayons d’une bibliothèque, soit à l’aide des inscriptions peintes de distance en distance sur les ruines, à retrouver les origines de Rome, la presque fabuleuse histoire de ses commencements et la monstrueuse histoire de ses Césars.
Il avait tenu à toucher de la main chaque bloc de pierre, s’émerveillant de leur travail et vantant l’art étrusque. – Refaisant plusieurs fois le même chemin, il se figura tracer à son tour la fameuse Rome carrée (Roma quadrata), que traça la charrue de Romulus entre le lever et le coucher du soleil.
Robert, durant les premières heures, s’enthousiasma de confiance, admettant comme authentique chaque inscription, qu’elle fût tirée de Virgile, d’Ovide ou de Varron. – Rosa, plus rebelle à l’antiquité, ou plus accoutumée au travers paternel, approuvait toujours, mais avec une prévenance trop aveugle, ce qui lui attira quelques algarades dans deux ou trois occasions où elle se trompa grossièrement.
Mais, justement à l’instant où Herrmann Attanias, enflammé de l’esprit antique comme une Sibylle en présence de cette enfilade d’arcades, de voûtes et de piliers ayant résisté à tant de cataclysmes, avait cru devoir déclamer le splendide début des Histoires de Tacite, et en latin encore :
« Opus aggredior… »
il remarqua qu’au lieu de l’écouter religieusement, Robert, les yeux plongés dans les prunelles bleues de Rosa, négligeait et son oncle, et le Palais des Césars, et Tacite, pour cette amoureuse et moderne contemplation. – D’où sa fulminante apostrophe.
Le reste de la journée fut plus adouci : une double fatigue, physique et morale, commençait à calmer l’effervescence du savant. Le matin, Herrmann Attanias avait absolument refusé de déjeuner avec autre chose qu’une tasse de thé et un œuf, pour mieux goûter les splendeurs spirituelles de la Rome antique : l’estomac vide produisait son effet. – Il avançait, presque insensible au monde extérieur, grisé par les évocations qui montaient pour lui d’entre chacune de ces reliques historiques, et se détachant de plus en plus de l’existence moderne. – Ses lèvres balbutiaient machinalement des phrases latines, des lambeaux de Cicéron, des fragments de Juvénal et de Suétone, tandis que Rosa et Robert s’absorbaient tout entiers dans leur amour, ne parlant que de fleurs, de printemps et d’avenir.
Si le vieillard essayait de déchiffrer ce livre du passé, étalant ses majestueux débris sur l’une des collines romaines, s’il recherchait avec l’inquiète gravité du savant la chambre qui avait abrité Locuste essayant ses poisons devant Néron, s’il interrogeait ces murs tragiques afin d’en tirer le souvenir du repas effrayant, où les convives modelaient leur visage sur celui de l’Empereur, en présence de Britannicus expirant, par contre Robert lisait avec sa fiancée l’éternel et toujours nouveau livre de l’amour, avec les élans contenus d’une tendresse infinie, avec la conviction la plus profonde et la foi la plus complète.
Rougissante, la jeune fille le regardait dans les yeux, pour y chercher la vérité, pour se mieux pénétrer de ce que lui disait celui qui devait être son mari.
– Qu’importaient à ces amoureux, bien portants et avides de bonheur, les pâleurs, les rages de Tibère et de sa mère Livie, écoutant la foule acclamer Agrippine rapportant d’Antioche les cendres de son époux Germanicus, et la pièce incertaine où ils pouvaient se tenir à ce moment-là ! C’était bon pour l’archéologue Attanias, oublieux de sa jeunesse et de ses amours, et ne rêvant qu’au passé !
Aussi, lorsqu’après une entière journée de pérégrinations et de stations prolongées sur la colline palatine, Herrmann Attanias eut déclaré qu’il ne quitterait pas le palais des Césars avant d’avoir une dernière fois visité la galerie où fut égorgé Caligula, – les deux jeunes gens refusèrent de l’accompagner.
La seule pensée de retourner sous ces voûtes, au moment où le soir arrivait, les glaçait, et si le savant s’obstinait dans son étrange caprice, ils préféraient l’attendre paisiblement assis dans le petit musée, attenant aux ruines, et où l’on a réuni les débris les plus curieux et les plus précieux. Herrmann ne s’y opposa pas.
Ils le virent s’éloigner, rêveur, ayant plus l’apparence d’une ombre que d’un être vivant.
Le soleil allait se coucher, inondant d’une pourpre sanglante l’immensité de la campagne, noircissant les bouquets de bois qui indiquaient l’emplacement des villas et jetant sa lueur d’incendie sur le haut des piliers et des colonnes ; la partie du Palatin où s’engageait Herrmann Attanias se trouvait déjà dans l’ombre, la lumière du jour fuyant du côté du Forum et du Vélabre.
Sans hésiter cependant, le professeur se plongea sous les ténébreuses arcades qui se prolongent vers le Cirque Maxime et que l’on désigne sous le nom de Cryptoportique ou Ambulacrum.
Un saisissement involontaire le prit, au moment où il se sentit seul au milieu de l’obscurité ; mais, l’amour de la science l’emportant, il fit courageusement un pas en avant, prononçant à haute voix pour se donner du cœur le nom de celui dont il se proposait d’écrire l’histoire :
« Caïus Caligula ! »
Une main pesa sur son épaule et une voix sourde lui dit en langue latine :
« Suis-moi ! Nous t’attendions ! »
II
Depuis son enfance, depuis l’époque où, sur les bancs du collège, il étudiait les auteurs anciens, Herrmann Attanias, de Nuremberg, rêvait au moment où il pourrait aller chercher à l’endroit même où ils s’étaient passés la trace des grands faits qu’il apprenait dans les histoires grecque et romaine.
Ses parents étant pauvres, il fut forcé de travailler pour vivre et la profession choisie par lui n’est pas de celles qui enrichissent, ni rapidement, ni même longuement. Professeur il était, très jeune à la vérité, professeur il resta, plus longtemps qu’il ne l’eût voulu.
Durant la longue période d’années qui s’écoulèrent ensuite, il se maria, épousant naturellement une jeune fille pauvre qu’il aimait ; il lui sacrifia même pendant quelque temps ses bouquins, puis peu à peu revint à ses habitudes, à mesure que son unique enfant, une fille nommée Rosa, grandissait.
De toute sa famille, en dehors de sa femme, il ne lui resta bientôt qu’un neveu, le propre fils d’une sœur morte jeune, Robert Nertann. Dès l’enfance les deux cousins furent fiancés, élevés dans l’idée qu’ils s’épouseraient, tant et si bien que, arrivés à l’âge de se marier, ils s’aimaient. – Ceci du reste contradictoirement avec l’usage qui veut que jamais deux êtres ne soient plus indifférents l’un à l’autre ou d’humeur plus incompatible, que ceux ainsi destinés, dès le berceau, à s’épouser, sans que les parents aient pensé à les consulter.
Rosa et Robert s’aimaient donc, que ce fût par extraordinaire ou autrement.
Robert possédait une assez jolie fortune, laissée par son père, un riche négociant de Nuremberg, exportateur de jouets d’enfants pour le monde entier, et n’avait d’autre désir que de la partager avec sa chère cousine.
Mais, en dépit des conventions prises de longue date, le professeur ne voyait pas ce mariage sans un certain déplaisir, à cause du métier de son neveu, qui continuait sans vergogne aucune le commerce paternel, expédiant caisses de jouets sur caisses de jouets et contribuant à perpétuer la renommée de l’excellente ville de Nuremberg chez les enfants de tous les pays.
Il eût désiré un lettré, un professeur, un savant en us comme lui, de manière à associer son gendre à ses recherches, à s’aider de lui pour mettre au jour la grande Histoire Romaine, d’après les documents pris sur place, qu’il avait l’intention de faire, le jour où il pourrait mettre à exécution son fameux voyage en Italie.
Sa femme seule maintenait que, la parole donnée étant sacrée, rien au monde ne pourrait empêcher Rosa d’être la femme de Robert, pas même l’entêtement scientifique d’Herrmann Attanias, tout académicien libre et docteur qu’il fût.
– Sur ces entrefaites, une bonne fortune fit qu’un ancien élève d’Herrmann, venant à mourir sans enfants, se souvint de son professeur pour le gratifier par testament d’un legs important. Le premier mot du savant en recevant l’argent fut :
« Demain, je pars pour l’Italie ! »
Sa femme lui démontra qu’il ne pouvait à son âge entreprendre seul un pareil voyage et qu’il serait tout naturel d’emmener avec lui les deux cousins : le voyage de noces se ferait ainsi par avance.
Après quelques grimaces, quelques simulacres de résistance, Herrmann accéda au désir de Mme Attanias qui, du reste, ne devait pas quitter le logis, autant par une horreur irraisonnée de tout déplacement, que peut-être pour vivre deux bons mois sans son mari.
Par une belle matinée de septembre, Herrmann, Robert et Rosa quittèrent les toits pointus, les soixante-quatorze vieilles tours et les jolies maisons de Nuremberg pour aller admirer l’Italie. Les enfants étaient ravis, babillant comme des oiseaux, tandis que, plongé dans ses livres, ses guides et ses cartes, le savant dégustait en imagination les merveilles qu’il allait voir et se préparait à entasser des montagnes de notes pour commencer son grand travail historique.
Négligeant Venise, Milan et Florence, il se dirigeait avant tout sur Rome, allant au cœur même du pays, en plein centre antique. Tant qu’il n’aurait pas respiré l’air du Forum et adressé ses invocations aux grands temples de l’ancienne capitale du monde, il ne pourrait rien admirer, rien voir.
Le lendemain même du jour où ils étaient descendus à l’hôtel de La Minerve, après une insignifiante promenade à travers la ville moderne, un coup d’œil presque méprisant à Saint-Pierre, Herrmann Attanias débouchait respectueusement sur le Forum, s’extasiait de confiance devant la Roche Tarpéienne qu’il croyait plus majestueuse et visitait le Tullianum, avec la pensée cachée d’y trouver quelques renseignements sur Vercingétorix et la manière dont il y avait été étranglé.
Deux journées ne lui suffirent pas à étudier caillou par caillou ce qu’on a retrouvé du Forum ; il lassa les guides eux-mêmes, ces bavards ciceronis, dont la langue est si déliée et la main si vite tendue au pourboire.
Il réservait le jour suivant pour le palais des Césars, et, durant toute la nuit qui précéda ce grand projet, il veilla, relisant ses auteurs, relevant chaque indication sur son plan. Il fit tant et si bien que, ainsi qu’on a pu le voir, il y arriva à moitié transformé, ne sachant plus trop s’il était encore Herrmann Attanias, de Nuremberg, ou quelque noble romain du temps des Césars.
III
Dans la pénombre grisâtre, traversée de distance en distance par une étroite bande de soleil qui plongeait presque verticalement un rayon discret par les ouvertures rondes trouées dans la voûte, s’agitaient des figures confuses, les unes dissimulées derrière les arceaux, d’autres groupées près du mur ou accoudées aux piliers peints d’ocre et de minium.
Herrmann Attanias, l’esprit confondu par ce qu’il voyait, se laissait conduire sans même essayer de lutter ; du reste, la main appuyée à son épaule était si lourde, si impérative, qu’il se sentait incapable de résister à cette poussée à travers un monde inconnu.
Sous la pleine lumière d’une baie orbiculaire, ouverte comme un œil d’oiseau de nuit au centre même de la galerie, une troupe d’enfants se tenait immobile, avec leurs longs vêtements de soie ou de laine travaillée ; sur une table, entre plusieurs masques énormes, au rictus comique ou à l’expression tragique, quelques rouleaux à moitié défaits attirèrent les regards du savant et il put lire les noms de Plaute et de Térence.
Un professeur, peut-être le pantomime Mnester, le bâton d’ivoire à la main, la toge blanche drapée à larges plis sur l’épaule gauche et formant la poche sur la poitrine, prononçait d’une voix chantante des paroles que répétait un tout jeune homme aux courts cheveux bouclés, aux lèvres rouges et aux yeux brillants. Attanias reconnut ces enfants de noble famille que César faisait venir d’Asie pour paraître sur le théâtre. En ce moment, ils étudiaient leurs rôles sous la direction du professeur attaché au palais impérial.
Ce spectacle l’absorbait tellement qu’il ne prêta aucune attention à l’arrivée inattendue d’un homme, d’aspect brutal et grossier, qui vint à sa rencontre, le cep de vigne à la main, l’œil menaçant.
« Es-tu des nôtres ? interrogea ce farouche centurion, en brandissant le pesant insigne de son commandement.
– On peut compter sur lui, riposta celui qui avait conduit le savant.
– Le mot d’ordre ?
– Frappe !
– Le mot de ralliement ?
– Redouble !
– C’est bien ! Le rendez-vous est ici : attendez avec nous. »
Par quel inexplicable prodige, par quel phénomène inouï, lui, Herrmann Attanias, se trouvait-il en ce moment revêtu d’une toge de deuil, de couleur sombre, la tête nue, le stylet de bronze à la main, attendant avec une troupe décidée de centurions, d’officiers du prétoire et d’affranchis puissants, dans le passage conduisant de l’intérieur du palais dans la direction du cirque Maxime, c’est ce que toute l’intelligence du savant ne parvenait pas à lui expliquer.
« Il a trop mangé hier soir au théâtre ; il dort encore et ne viendra pas, murmura une voix grave.
– Silence ! Voici la septième heure du jour et j’entends le bruit de plusieurs pas : c’est lui ! »
Et Cassius Chœrea, tribun d’une cohorte prétorienne, ôta sa main de l’épaule d’Attanias pour s’assurer que la poignée de son épée serait facile à saisir pour l’instant voulu.
Un éclair de haine brilla dans les yeux du vieillard, et le soleil parut lancer un sanglant rayon sur les bandes de pourpre de son angusticlave, dont les manches courtes laissaient à nu des bras herculéens, aux muscles d’acier.
Cependant, il ne s’était pas trompé. À l’extrémité de la galerie, aboutissant au théâtre où l’empereur avait passé la nuit après avoir assisté aux jeux Palatins, un léger brouhaha s’élevait, quelques saluts même parvenaient jusqu’à l’endroit où l’enfant continuait de déclamer, attentif aux leçons du professeur.
Un frémissement léger courut dans la demi-obscurité ; dans les rangs des centurions roula un imperceptible cliquetis d’épées, bientôt éteint sous l’objurgation énergique du tribun Cornélius Sabinus, dont on entrevit une seconde l’anneau d’or, l’angusticlave et le casque doré, quand il avança la tête et le corps pour échanger un dernier regard avec Chœrea.
La semelle de liège d’un cothurne froissait déjà les mosaïques du sol, dominant tous les autres sons, et s’accompagnait du fugitif susurrement des étoffes traînant à terre.
Sur le fond plus obscur se détacha bientôt une figure qui accapara entièrement la curiosité d’Attanias, lui faisant oublier à la fois l’endroit où il se trouvait, son rôle et ceux qui l’entouraient. On venait de crier :
« Salut au divin Caïus César Caligula ! »
Les favoris prosternés répétaient :
« Longue vie au divin empereur ! »
De haute taille, le teint pâle, le cou et les jambes extrêmement grêles, les yeux caves et enfoncés, le front large et menaçant, la tête déjà dégarnie de cheveux et chauve à son sommet, bien qu’il n’eût pas trente ans, Caligula marchait d’un pas traînant, lassé des excès de la veille et jetant autour de lui de farouches et ironiques regards.
Des bracelets précieux cliquetaient à ses poignets et à ses jambes velus et, sur sa tunique de lin pourpre, flottait un manteau bariolé de couleurs voyantes et couvert de pierreries dont les plis tombaient derrière lui, balayant les dalles.
« Quel jour sommes-nous ? demanda-t-il à un affranchi qui l’accompagnait.
– Le neuvième avant les Calendes de février, l’année 794 de la fondation de Rome, fit l’autre.
– Ton dernier jour ! » articula à voix basse le tribun placé derrière Attanias.
Mais Caligula, apercevant les enfants, se dirigea immédiatement vers eux, entraîné par sa passion pour tout ce qui se rattachait au théâtre. Après un examen de quelques minutes, il les exhorta à bien faire.
Il allait se retourner pour donner, selon son habitude, le mot d’ordre à Cassius Chœrea qui s’approchait, lorsque celui- ci, tirant d’un geste brusque son épée, cria d’une voix tonnante : « Agis ! » formule consacrée du sacrificateur à l’autel au moment de frapper la victime, et en abattit de toutes ses forces le tranchant, par derrière, sur le cou de l’empereur.
Sous la violence du choc, Caligula tomba à genoux, criant qu’il n’était pas mort, et tous les conjurés se ruèrent sur lui, l’assaillant de leurs épées et de leurs poignards, et répétant leur mot de ralliement :
« Redouble ! »
Percé de trente blessures, le misérable luttait encore ; Cornélius Sabinus l’étendit enfin raide mort d’un dernier coup en plein cœur.
Dans le palais, le tumulte était au comble ; les Germains de la garde et les porteurs de l’empereur, armés de bâtons, arrivaient par toutes les issues et tombaient sur les meurtriers ; plusieurs, et avec eux quelques sénateurs innocents, furent, en cette occasion, immolés aux mânes de Caligula.
Guidé par Cassius Chœrea, Herrmann Attanias s’enfuit droit devant lui, levant son poignard dégouttant de sang et criant :
« J’ai tué Caligula ! Le monstre n’est plus ! »
IV
« Vous ne voyez rien, Robert ?
– Rien encore, ma chère Rosa.
– Pourvu qu’il ne soit pas tombé dans un de ces affreux trous qui s’ouvrent à chaque pas sous nos pieds !
– Ne vous inquiétez donc pas ! Il se sera senti fatigué et il nous attend, assis sur quelque débris de chapiteau, endormi peut-être, car il doit être exténué. »
La nuit était complète ; mais la lune, qui se levait lentement, baignait des larges nappes de sa lumière bleuâtre et froide les ruines dont l’aspect devenait plus saisissant encore à cette heure, avec l’alternance tranchée des éclaircies et des ombres.
Après avoir patiemment attendu dans le musée le retour de son père, Rosa, voyant la nuit arriver, avait commencé à s’inquiéter.
Que pouvait faire le vieillard tout seul au milieu de ces ruines ? Peut-être était-il tombé de lassitude et d’épuisement ? Peut-être un accident ? Enfin, ses angoisses devinrent telles qu’elle décida Robert à se mettre avec elle à la recherche de son père. La tâche était peu aisée. Car si le savant connaissait à fond la topographie du Palais des Césars, nos amoureux n’avaient pas eu la même préoccupation, ne songeant qu’à eux.
Un gardien, muni d’une lanterne, s’offrit pour les accompagner et ils commencèrent leurs recherches, un peu au hasard, à travers les jardins du Palatin, les anciens jardins Farnèse.
Comment se diriger ? Herrmann Attanias avait-il voulu revoir avant de partir les restes de cette maison de Domitien que Stace célèbre dans ses vers, le temple de Jupiter vainqueur, au-dessus du cirque Maxime vers le sud, ou celui de Jupiter Stator au nord, – ou bien s’était-il égaré à travers la partie du Palais attribuée à Tibère ?
L’incertitude était grande, lorsque Robert, qui avait du reste de bonnes raisons pour s’en souvenir, rappela que son oncle avait surtout paru préoccupé de Caligula. Ils dirigèrent en conséquence leurs explorations dans ce sens, vers la voie de la Victoire, dans la partie qui regarde à l’ouest le Forum.
Rien ne venait les guider. Pas un bruit ne troublait ce lugubre et solennel silence des ruines, si ce n’est l’imperceptible gravier détaché du sommet des murs et glissant jusqu’à eux, le frôlement de quelque couleuvre ou la fuite d’un lézard chassé de sa retraite par le bruit des pas et l’éclat inaccoutumé de la lanterne.
Rosa avait des terreurs enfantines au milieu de ces profonds souterrains et se serrait au bras de son fiancé, tandis que celui-ci tentait de la rassurer, en se forçant à rire. Impassible, leur guide marchait devant, balançant sa lanterne dont la lueur tremblante faisait danser des ombres fantastiques sur les parois et sur les voûtes.
« Il ne peut être resté dans ces caves, dit Rosa, de plus en plus effrayée et frissonnant légèrement. Nous le retrouverons plutôt dans les jardins. »
Ils remontèrent et, sous la clarté de la lune, la jeune fille reprit un peu plus d’assurance. Enfin, ils descendaient les marches qui conduisent à la maison où l’on a découvert de si merveilleuses fresques, la maison paternelle de Tibère, lorsqu’une ombre démesurée passa en courant devant eux et disparut, se plongeant dans les ténèbres avec une sorte de cri étouffé.
« Mon oncle ? cria Robert.
– Mon père ? » ajouta Rosa.
Tous deux l’avaient reconnu en même temps.
« Ah çà ? Que fait-il là ? »
Ils se mirent à sa poursuite, tout surpris et purent encore entendre résonner les dalles en pente du Prothyrum sous les pas précipités du professeur.
Sous leurs yeux, il traversa d’un bond l’Atrium, qui devait autrefois être recouvert d’un toit en forme de carapace de tortue, mais que la lune inondait actuellement de lumière, et se réfugia dans l’une des trois salles donnant sur cette cour.
Au moment où Rosa, Robert et le guide pénétraient derrière lui dans le Tablinum, où se trouvent les deux belles fresques racontant les fables de Polyphème et de Io, et dont les couleurs luttent de fraîcheur, tout en l’emportant par l’ancienneté, avec celles de Pompéï, il leur échappa encore par une petite porte trouée dans la maçonnerie réticulaire et fut enfin trouvé tapi dans un angle obscur du Zararium.
Robert, plus prompt que la jeune fille, l’ayant pris par le bras, il cria dans son plus correct latin :
« Faites de moi ce que vous voudrez : Caligula a vécu !
– Ah ! çà, mon oncle, vous rêvez ? » reprit le jeune homme.
À la lueur de la lanterne, ils purent voir son visage décomposé, ses yeux hagards et ses lèvres frémissantes. Le professeur tendit vers eux ses mains.
« Regardez ; je ne puis nier, je suis encore couvert de son sang. J’ai frappé sans crainte comme Chœrea et comme Sabinus, mais je ne le regrette pas.
– Mon père ! fit Rosa, très émue.
– Je suis un meurtrier, un assassin ! »
La jeune fille l’enlaça de ses bras caressants.
« Père, c’est moi, ta fille. »
Une révolution s’opérait lentement dans l’esprit du savant ; à deux ou trois reprises, il passa la main sur ses yeux, essayant de rétablir l’ordre dans ses idées.
« Ah ! çà, mais où suis-je donc ?
– Chez Tibère, ou chez Germanicus, les opinions sont contestées, dit en riant Robert Nertann.
– Chut ! reprit Rosa. Père, tu es avec nous, avec tes enfants.
– N’approche pas ! mes mains sont rouges.
– Oui, rouges de briques et de débris d’amphore que tu as maniés toute la journée.
– Vrai ? s’écria Herrmann étonné.
– Regarde. »
La lanterne ayant été approchée, le professeur put en effet constater que ses mains n’avaient nullement participé à un meurtre.
« Mais, alors…
– Mon oncle, affirma Robert, ces ruines vous ont ensorcelé.
– Je commence à le croire, répéta-t-il, tout honteux ; j’ai eu le cauchemar. »
Et il regardait autour de lui, heureux de se retrouver entre les deux jeunes gens, souriant même au guide italien qui le contemplait, ébahi.
« Tu vois, père, que les anciens ont bien leurs défauts, puisqu’ils donnent d’aussi affreuses hallucinations.
– Ah ! tenez, épousez-vous ! mariez-vous, enfants, car j’ai besoin de croire à la jeunesse, au temps actuel. Les anciens me font horreur !
– Jusqu’à la prochaine fois ! » termina philosophiquement Robert, en passant son bras sous celui de son oncle pour l’emmener.
*
Deux mois plus tard, Robert Nertann épousait sa cousine Rosa et Herrmann Attanias écrivait la première ligne de sa grande Histoire Romaine.
–––––
(Gustave Toudouze, in La Revue littéraire et artistique, quatrième année, n° 3, 1er février 1881. Lazzaro Baldi, « Assassinio di Caligola, della moglie e della figlia » [Assassinat de Caligula, de sa femme et de sa fille,] huile sur toile, sd ; Lawrence Alma-Tadema, « A Roman Emperor 41 AD, » huile sur toile, 1871)
Le soleil s’en allait parmi la brume grise en une triste fin d’après-midi d’automne. Tout semblait disposé par l’hiver prochain à mourir et les cœurs lassés se laissaient envahir par l’idée qu’on serait bien, abdiquant cette vie, dans un autre monde.
Mirage ! Elle et Lui, enlacés contre le vent glacial, luttaient, transis comme les feuilles de chêne qui tiendraient attachées aux branches tout l’hiver.
Cette promenade était la dernière qu’ils faisaient ensemble ; les convenances les obligeaient à la séparation. Avant de se quitter pour s’oublier, ils avaient voulu suivre encore parmi les feuilles tombées le même sentier qu’en avril brodaient les pervenches.
Silencieusement, ils arrivèrent à une source qui alimentait à quelques pas un minuscule étang perdu sous la ramée ; préservé presque partout des contacts humains ou animaux par une haute berge, son eau était limpide et profonde. Tous deux s’assirent là, aises de sentir un peu moins la froidure dans ce repli de terrain.
Et ils contemplèrent longuement l’onde en son retrait, se riant, immobile, du vent qui au-dessus ployait les grands arbres.
Le soir tomba plus vite sous la futaie ; ils ne s’en aperçurent qu’à l’apparition, tout près d’eux, d’un chat sauvage pour qui la journée commençait.
Alors, ils se levèrent pour s’en retourner, se tenant par la main ; mais l’extase au bord de l’eau perfide avait raidi leurs corps. Ils trébuchèrent ensemble ; et dans la nuit soudain épaissie, ne sachant s’orienter et ne trouvant plus en leurs cœurs désespérés la force de se retenir, ils glissèrent dans l’étang, faisant fuir le chat sauvage par leur chute et leurs cris.
L’eau clapota quelques secondes. Puis la lune, énorme sceau rouge, se leva dans les branches et vint se poser sur la lagune calmée.
Ce fut la première nuit d’un gel très fort qui dura tout l’hiver.
*
À la ville, on s’éveilla tard le lendemain. La matinée fut employée par beaucoup de gens à discuter si, le brouillard régnant, le froid était plus vif ou si, au contraire, il l’était moins. Plusieurs commères, à disputer demi-vêtues sur le pas de leur porte s’il ferait soleil dans la matinée, prirent froid ; seul l’événement qui suivit et fit autrement tourner les choses les sauva d’une pleurésie mortelle.
Le cantonnier vaquait à la toilette urbaine au moyen d’une machine très perfectionnée dont la forme rappelait ces engins munis de quinze ou vingt pattes qui servent à retourner le foin par les prés. Cet ustensile ramassait les bouts de cigares, happait les papiers sales, capturait les feuilles mortes, balayait les microbes, avalait les crottins, nettoyait avec de la benzine les ordures des automobiles ; en été, il répandait de l’eau fraîche et parfumée, en hiver de chaudes vapeurs à l’eucalyptus. D’autre part, un ingénieux système lui faisait automatiquement trier et classer les débris divers qu’il recueillait en des compartiments séparés. Le principe que « dans la nature rien ne se perd » avait été étendu à la voirie : son travail fini, la machine vidait ses diverses cases ; les bouts de cigares revenaient aux fumeurs, les papiers aux chiffonniers, les crottins aux jardiniers, les feuilles mortes aux poètes. Mais le cantonnier qui n’avait plus maintenant qu’à surveiller des rouages regrettait le temps du balai, si simple à poser contre un mur pour aller prendre un verre ; les découvertes modernes ne lui disaient rien qui vaille et, en son for intérieur, il s’en méfiait.
Vers onze heures, brume et nuages se dissipèrent et le soleil parut ; chacun s’écria qu’il avait prévu la chose.
Soudain, à midi, le soleil s’obscurcit, en même temps qu’une odeur inconnue, forte et piquante, se répandait dans l’air : tous en étaient incommodés ; ne sachant à quoi l’attribuer, chacun regardait son voisin.
À ces sensations visuelles et olfactives, d’auditives vinrent s’adjoindre sous la forme d’un ronflement continu et dont on ignorait pas moins la cause que la source.
Ces trois impressions d’obscurité, d’âcreté et de bruit devinrent de plus en plus intenses ; la peur, qu’engendre plus que tout la crainte d’un péril inconnu ou incertain, eut vite fait de remplir tous les cœurs et de dégénérer en panique.
L’instinct de fuir, tendance atavique si vaine aujourd’hui avec ces dangers modernes que sont les obus et les gaz, poussa chacun à se cacher. Les rues se vidèrent ; la machine à ramasser les feuilles mortes, privée de son cantonnier qui s’était caché derrière une rangée de bouteilles multicolores dans un bar voisin, resta au milieu de la chaussée, les pattes en l’air. Des gens se réfugièrent dans leur cave, d’autres se jugèrent plus en sûreté au grenier ; les irrésolus restèrent à l’entresol afin de pouvoir gagner plus facilement le pavé en cas d’incendie ou les combles si survenait une inondation.
Mais les trois phénomènes augmentèrent encore : on n’y vit presque plus ; l’odeur piquante rendit difficile la respiration, et un bruit de tonnerre martela les cerveaux. Sans doute, des cris de terreur furent poussés, des prières dites par les femmes et des jurements par les hommes ; des efforts démesurés pour respirer convulsèrent des faces jetant de tous côtés des regards anxieux : car bientôt la Mort, s’insinuant partout sous forme de vapeurs épandues, étreignit le dernier des hommes.
*
Lointain était le temps où l’on avait fait mouvoir pour la première fois des avions sans pilote ; ils étaient devenus à peu près autonomes.
Munis de longues lances de métal creux, ils savaient puiser eux-mêmes dans la terre l’essence nécessaire, de la même façon que les moustiques pompent le sang des hommes ; d’autres, mus uniquement par l’électricité, n’avaient pas même besoin de toucher terre pour reprendre des forces et pouvaient indéfiniment évoluer par la seule puissance du fluide atmosphérique qu’ils captaient au fur et à mesure. Les hommes étaient arrivés à douer les avions d’une sorte d’intelligence ou plutôt d’instinct. Les avions ressentaient la joie et la peur ; ils comprenaient un ordre et l’exécutaient, car si les hommes s’étaient donné la peine de les construire tels, c’était pour s’en faire servir.
Plus besoin d’une armée d’aviateurs : un seul cerveau dirigeait à présent une légion d’avions et les dressait uniquement en vue de combattre. Chaque jour, les machines volantes s’exerçaient à lancer des gaz asphyxiants.
Or, le commandant des avions de l’endroit se trouvait justement être l’amoureux qu’avait englouti avec une femme la lagune, à l’orée de la nuit.
Il y avait dans le fait qu’un homme si puissant eût disparu dans une aventure d’amour et d’eau fraîche le sujet d’un long poème classique en vers blancs et plats ; ce danger, quelque grave qu’il eût pu être, les hommes l’eussent certainement préféré au sort qui leur échut. Car les avions, dès qu’ils crurent leur maître perdu, sans se soucier de rimer sur lui même une épitaphe, se révoltèrent ; les sentiments de cruauté qu’on leur avait inculqués se développant en eux dans un sens inattendu, ils résolurent de détruire la race humaine sans y apporter la distinction qu’on leur avait apprise entre amis et ennemis, et sans se souvenir que ce qui est héroïque par-delà les Pyrénées est souvent imputé à crime en deçà.
Tel appétit de destruction se communiqua immédiatement du foyer primitif de révolte à tous les autres camps d’avions qui eurent tôt fait de se libérer de leurs chefs et de décider par toute la Terre l’anéantissement de l’espèce humaine.
La manœuvre apprise comme une leçon et cent fois répétée fut exécutée, et non plus pour rire cette fois. Les avions coururent aux dépôts de bombes asphyxiantes, s’en chargèrent à pleins bords et volèrent les déverser sur les villes, retournant s’en munir dès qu’ils avaient épuisé leur cargaison ; leur nombre était si grand que parfois ils avaient fait la nuit sur la Terre, comme leurs moteurs avaient épouvanté les hommes par leur bruit avant que les gaz les vinssent occire. Saint Pierre et le Diable faillirent tomber de surmenage ce jour-là tant ils eurent d’âmes à recevoir.
Comme des taches d’huile, les gaz épandus sur les villes gagnèrent peu à peu les campagnes et bientôt il n’y eut pas un lieu qui n’en fût infecté. Tous les hommes périrent dans ce déluge gazeux. Mais les animaux ne s’en ressentirent pas, sauf les singes qui, se réclamant de vagues liens de parenté avec le genre humain, furent enveloppés dans sa perte : juste châtiment d’une funeste ambition.
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Quand les avions, ivres d’une joie cruelle, se crurent bien sûrs d’avoir anéanti la race abhorrée, leur orgueil ne connut plus de bornes. La Terre était à eux ; certains proposèrent de conquérir la Lune de la même façon, en y massacrant les hommes dont certains astrologues se sont obstinés à la peupler malgré tous les conseils des hygiénistes.
Longtemps les avions parcoururent en tous sens la Terre avec le bonheur du parvenu qui explore sa nouvelle maison ; chaque cadavre aperçu, en affirmant leur conquête, les agitait d’un frémissement joyeux, de l’hélice au gouvernail, et, les ailes vibrantes, ils cabriolaient dans l’espace.
« Tant va la cruche à l’eau… » Vint un temps où ce proverbe s’appliqua aux avions ; tant durèrent leurs randonnées victorieuses que certains furent victimes d’accidents ; leurs organes s’usèrent ou se brisèrent ; immobilisés à terre, ils périssaient comme les hommes ; et le temps, la pluie, les bêtes sauvages et les insectes en avaient raison.
Tous allaient-ils disparaître ainsi ? Ceux qui survivaient, chaque jour moins nombreux, voyaient avec rage leur troupe décroître : qu’allait-il rester de la victoire des avions sur les hommes, si la mort attendait tous les vainqueurs, les uns après les autres ? Car les hommes, en conférant aux avions nombre de leurs qualités, n’y avaient pu inclure une immortalité qu’ils ne possédaient pas eux-mêmes.
Furieusement, à l’image des hommes, les avions firent des efforts prodigieux pour avoir une postérité qui recueillerait leur victoire surhumaine et en maintiendrait le souvenir glorieux : en vain. Les excès auxquels ils se livrèrent dans ce but hâtèrent même la fin de plusieurs d’entre eux, sans autre résultat. Un jour vint où, de tous, il ne resta plus qu’un couple.
Avec une effroyable ardeur décuplée par la terreur d’une fin prochaine, ils se ruaient à l’assaut l’un de l’autre. Ils se pourchassaient sur le sol en roulant ; la nuit d’une caverne voila parfois leurs infructueux et grotesques efforts.
Une dernière fois, ils s’élancèrent dans l’azur, vers le soleil, croyant peut-être trouver près de lui un peu de cette chaleur dont la recherche les torturait. Volant ensemble, ils montèrent tant qu’ils purent, tant qu’ils eurent de la force, avec l’espoir d’imiter l’abeille et le bourdon aux noces éthérées ; et dans l’ardente lumière, fougueusement, ils s’étreignirent…
Le choc arrêta leur vol : impuissants et liés, ils tombèrent à pic, couvrant un champ de leurs débris. Une vache voisine tourna lentement la tête pour regarder, puis se remit à tondre l’herbe tendre.
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Car la révolte des avions avait duré tout un hiver. Le printemps revenu avait fondu les dernières glaces et tout reverdissait.
La lagune où avait glissé le couple fut plus lente à dégeler ; mais lorsque le ruisselet qui l’alimentait revint vers elle avec son eau tiédie et sa chanson, force fut bien à la lagune de faire comme lui pour l’accueillir.
Le chat sauvage, sorti de son repaire, accourait tout joyeux boire comme autrefois ; il n’en eut pas le temps ; l’eau s’agitait de façon si insolite qu’il jugea bon de gagner le sommet d’un arbre voisin.
De là, il vit lentement sortir de l’eau jusqu’à la ceinture une naïade, puis tout auprès d’elle un satyre. Du moins en jugea-t-il ainsi. Cette double apparition ne l’étonna point, car ce n’était pas la première fois que, familier des bois et des eaux, il en voyait paraître les hôtes naturels.
Cependant, la naïade et le satyre sortirent tout à fait de l’eau ; l’étonnement du chat sauvage fut alors sans bornes : il avait devant lui un homme et une femme. En vain se frottait-il les yeux avec ses pattes pour s’éclaircir la vue, croyant à une hallucination, le spectacle restait le même ; son admiration fut telle qu’il se sentit envahir par un désir fou de caresses et qu’oubliant tout le mal qu’il voulait aux hommes, il descendit se frôler contre la femme qui l’accueillit pour le cajoler.
L’eau où avait glissé le couple ayant aussitôt gelé sur lui, comme on l’a vu, l’avait préservé des vapeurs mortelles et conservé tout l’hiver en léthargie, selon de récentes recettes biologiques, jusqu’à ce que l’avril vint le délivrer.
Leurs habits étant demeurés adhérents à la glace dont ils s’étaient dégagés, la femme se fit une ceinture de feuilles de lierre, heureuse de lancer ainsi la mode de printemps, pendant que l’homme se demandait où il pourrait trouver un réchauffant cocktail.
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Ainsi fut merveilleusement conservée la race humaine, car le couple réussit vite où les avions avaient échoué.
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(Paul Michel, La Révolte des singes, contes, frontispice gravé par Daragnès, ornements par P. Burnot, Saint-Félicien-en-Vivarais : Au Pigeonnier, 1923. Tirage limité à 330 exemplaires : 10 ex. sur papier de Monval numérotés de 1 à 10 ; 20 ex. sur vergé d’Arches numérotés de 11 à 30 ; 300 ex. sur vélin Lafuma pur fil)